La masse encéphalique des vers tristes est restée sur la voie. À son côté, une main rognée. C'était la quatrième fois qu’il essayait : elle fut la définitive. La première fois il avait neuf ans, peut-être épuisé de mythifier son père - un savonnier qui avait disparu un jour de son Budapest natal pour franchir le Danube, traverser la mer et ne jamais revenir (Áron Jozsef m’engendra./ Savonnier sur l’océan...) - et de regretter sa mère - une lavandière humble de santé fragile (C’était ma mère, mince et bientôt morte,/ car les laveuses meurent jeunes...) qui dans beaucoup d'occasions - trop pour un enfant qui espérait tout de la vie - l'a mis à la merci de familles aisées qui ont garanti sans aucun doute son éducation, mais en même temps qui furent incapables de combler sa grande soif d'affection.
La troisième fois, déjà adulte et trompé dans ses amours, allant et en venant aux bras erronés, non ajustés aux siens, il eut l’infortune que son train ne passât pas : un autre suicidaire l'avait arrêté, quelques kilomètres en amont, obtenant ce qu'il poursuivait : la mort se rend toujours disponible pour ceux qui la cherchent. Joszef Attila n'a pas eu de chance même dans sa mortelle détermination. Il est né avec une vocation de mort, et celui-là qui est touché par ce signe identitaire fatal, ne s'en remet pas. Voilà pourquoi il ne comprenait rien et les paranoïas habitaient son cerveau frustré. Ou peut-être, et encore plus probable, il comprenait tout et il avait tout vu : c'est la vrai raison - la raison poétique, si j'ose m'exprimer ainsi - pour laquelle il voulait mettre un point final à une vie toujours de travers, dérangée, bouleversée. Il écrivit des vers brillants pendant sa première jeunesse - qui,dans son cas, fut aussi la dernière - :
Car la tristesse, qui ne se dissout que lentement,
s’est mêlée en moi au froid de la nuit de novembre.
Un pressentiment et une obscurité qui envahissaient le langage et la vie:
Le cerf que j’étais autrefois
sera loup avec réticence.
Ou bien:
Seulement celui-là qui parmi
les ombres leva sa lyre
peut, l’ayant su pressentir,
rendre l’hommage infini.
Malgré tout, je préfère la dimension du visionnaire qu’il fut, en donnant l'une des images les plus audacieuses, justes et prémonitoires de l'Europe :
Oh, Europe, que de frontières!
Et à chaque frontière des assassins!
Dans les assassins c’est la peur,
et dans la peur c’est la mort.
Et des gestes infinis qui sûrement le persécutaient - gestes minuscules comme des insectes, tics nerveux de celui qui se sent à l’intérieur d’une tenue qui n’est pas la sienne, grimaces de chagrins à la limite du supportable - il y en a justement un qui l'honore à nos yeux et qui l'humilie pour toujours : il écrit un poème pour Thomas Mann - le géant allemand visitait Budapest. Mais le créateur prodigieux et hautain de La montagne magique, entre beaucoup d'autres merveilles littéraires, ne pouvait pas faire attention, du haut de sa grandeur grâce à laquelle il lui était possible de proclamer sans rougir que la langue allemande était lui, il ne pouvait pas, je répète, s’apercevoir de la présence de cet être torturé, ombre à la frange de soi même. On ajouterait cyniquement que Mann, d’esprit vif et très critique à l'égard des atrocités collectives, semblait un peu maladroit pour reconnaître de prime abord les tragédies individuelles.
Attila Joszef gagnait du temps et accumulait des arguments : la vie n'avait jamais été de son côté. Persévérer dans le métier inutile de l'existence n'avait pour lui plus aucun sens. Sa tristesse ne s'était point dissoute, ni même lentement. C'est pourquoi, pendant ses vacances dans une station thermale lacustre chez l'une de ses soeurs, et après avoir joué vivement avec ses neveux, il marchât avec résolution vers la gare du chemin de fer. Et là, - prévisible scène d'un ( après-midi ) de novembre ou de décembre - en silence, il remet sa vie et l'avenir de ses poèmes. On dit que ce fut le 3 décembre 1937. Il avait seulement 32 ans.
© Natalia Fernández Díaz,
collaboratrice à l'Encyclopédie sur la mort
Université libre de Barcelone