Hans-Ulrich Treichel, Anatolin, Paris, Gallimard, 2008, 126 pages
Malgré le doute et la mélancolie* qui habitent Treichel, son imaginaire de la femme* demeure associé à la vie, même si cette vie est sans cesse menacée par l'annonce de la mort ou de la mort elle-même. Le narrateur du présent récit n'est nul autre que Treichel lui-même qui présente sa mère comme celle qui, en vertu du mince espoir dans la vie n'a jamais abandonné entièrement les recherches de son premier enfant, Günter disparu soudainement, alors qu'en 1945 avec son mari, elle fuyait les Russes. La quête de ce fils perdu ou de ce frère disparu domine ce roman palpitant, à la fois triste et humoristique. Dès la deuxième page, après la description du compartiment du train qui conduisait l'auteur vers le village natal de sa mère en Pologne, on est saisi de l'obsession familiale de ce fils ou frère disparu. Obsession qui durera jusqu'à la toute fin du livre dans l'«enfant trouvé» qui, selon les tests d'ADN n'est pas le «bon» ou le «vrai».
Un hymne à la vie malgré tout
Ce lien entre la mère de Treichel et la vie est délicatement figuré par le souvenir que l'écrivain a retenu de sa visite au village natal de son père en Ukraine, très affecté par la guerre et pourtant plein de vie et de vivants:
«Je m'étais imaginé Bryschtsche comme un trou paumé et désert. Mais Bryschtsche n'était pas désert. Hommes et bêtes peuplaient les jardins et les rues du village, les oies et les canards picoraient sur le bord de la route avec leur progéniture piaillante, et j'eus même le plaisir de voir quelques dindonneaux. Les premiers dindonneaux de ma vie. Nous croisâmes aussi un troupeau de vaches qu'un paysan et sa jeune femme ramenaient des pâturages dans leur étable. La paysanne portait des bottes en caoutchouc et un jean rouge vif assez moulant. Elle me plaisait bien. Je ne me serais pas attendu à voir une paysanne pareille à Bryschtsche. Les maisons en partie revêtues de bois et peintes en bleu ou en jaune me plaisaient aussi avec leurs jardins à la végétation luxuriante et sauvage. Je fus particulièrement touché par la vision d'une fillette d'une dizaine d'années se tenant sous un cerisier et, le plus tranquillement du monde, donnant à manger à une vache les cerises qu'elle venait de cueillir. J'aurais bien aimé pouvoir me souvenir, pendant ma vie adulte, que j'avais donné des cerises à manger à une vache dans le jardin de mes parents.» (p. 22-23)
Suite à ce fait anecdotique, Treichel est heureux de disposer «enfin d'un souvenir» du village natal de son père, souvenir qui l'«appartient en propre. Un souvenir dont faisait partie l'enfant avec la vache et les cerises.» (p. 23) Il trouvera au Konin, village natal de sa mère, une brochure qui contient la photo de sa mère alors qu'elle avait onze ans, l'âge de la fillette. Découverte d'un lieu de mémoire* d'un passé qui, jusqu'à présent, avait été caché et nié, qui n'avait ni apparence ni existence pour lui:
«... le temps d'y découvrir quelque chose de complètement nouveau pour moi: une photo de classe de ma mère. Sur la photo, elle avait le même âge que la fillette avec la vache et les cerises. [...] J'avais maintenant la preuve que ma mère, du moins, avait été un jour une fillette de onze ans. [...] Je regardai à nouveau cette preuve, calmement, et vis une fillette avec des nattes, une raie au milieu, un regard sérieux, des lèvres pleines et arquées. [...] À en juger par la photo, ma mère avait été une fillette particulièrement jolie. Je n'ai pas peur de le dire: belle. Même si ça ressemble à de la glorification maternelle. À vrai dire, j'ai du mal à reconnaître ma mère sous les traits de cette jolie fillette de onze ans. Et quant à imaginer que j'avais un jour poussé dans le ventre de cette fillette, est-ce seulement possible? Cette pensée me semble interdite, et presque impudique et incestueuse. [...] Suis-je un pécheur parce que j'ai été engendré et mis au monde? Mis au monde par une jeune femme qui avait été un jour une jolie fillette avec des nattes?» (p. 26-28)
L'écrivain, harcelé par le doute, jette une ombre sur l'image idyllique de sa mère, cette fillette aux nattes offrant des cerises aux vaches. Cependant, il nous a livré, dans la personne de sa mère, cette fillette de onze ans, un témoignage de vie où il chante la jeunesse et l'innocence, la paix et la joie, malgré une certaine retenue et autant de discrétion, car cette vie est, pour lui, associée à la douleur traumatique d'un passé toujours présent.
Convivialité avec les animaux
Si l'amour des humains demeure souvent problématique chez l'écrivain, tourmenté par un passé qu'il ignore et qu'il répudie, la proximité des animaux*, surtout des chiens - et des vaches comme nous avons vu - est une source de vie, de sociabilité et de convivialité avec les bêtes. Il va jusqu'à attribuer son «imprégnation canine» au moment «où, venant d'être expulsé du ventre de [s]a mère», il ouvrit «les yeux pour la première fois» et regarda le chien couché sous la table de la cuisine. Étroitement associés à sa naissance, il a toujours considéré les chiens et les animaux comme ses «plus proches parents» (p. 28) Le zoo est pour lui comme un lieu de séjour où il se comporte comme s'il cohabitait avec les animaux:
«Je possède depuis quelques années un abonnement annuel au zoo de Berlin. J'y jouis d'une espèce de droit de séjour illimité. Chaque fois que je me trouve à Charlottenburg, je vais au zoo. Non pas pour regarder les animaux. Je n'en ai pas besoin. Il me suffit d'être à proximité d'eux. [...] Quand je me promène dans le zoo, je fais comme si je n'étais pas au zoo. Et je ne perçois les éléphants, les singes et les rhinocéros que du coin de l'oeil. Je vois les animaux juste en passant. Même les très grands. Même les girafes. De même que les animaux du zoo, à l'inverse, ne me voient qu'en passant. Les animaux du zoo et moi sommes si familiarisés que nous n'avons pas besoin de nous regarder spécialement. Le flair nous suffit pour savoir à quoi nous en tenir.» (p. 28-29)
Et pourtant en dépit de ce modèle de la femme - maternelle - comme source de vie qui jaillit de la nature et rejaillit sur ses enfants, ou de cette convivialité du fils avec les chiens, les vaches et les autres animaux, le récit se déroule à l'ombre de l'enfant perdu qui, malgré son absence physique ou plutôt à cause de cette absence, sans cesse ressentie, demeure le personnage principal de ce livre qui a pour titre Anatolin, nom polonais du village natal de la mère.
Le trauma de la perte
Anatolin est un roman de la perte et, plus encore, de la peur de la perte. Il narre la perte du pays, du premier-né, de la «mémoire biographique» (p. 30- 41 et p. 54-55). il expose les mécanisme d'un «dérèglement» (p. 30) ou «dérangement» (p.60) «biographique», au sein de toute une famille d'émigrés «polonais-ukrainiens » dans une petite ville en Allemagne. Il analyse, en particulier le trauma «autobiographique», chez le narrateur-écrivain, car c'est celui-ci qui se raconte sans se connaître et se heurte au mur du mystère et de l'oubli.
Ce n'est pas sans raison que Treichel utilise le terme savant de «traumatisme transgénérationel», de «reniement biographique transgénérationel» ou de «morbus biographicus» (morbidité biographique) pour désigner le profond malaise qui affecte chaque membre de la famille à sa façon, mais surtout pour dévoiler l'épreuve vécue par l'écrivain. «Vacuité autobiographique» (p. 69) lance celui qui ose dire qu'il n'y a «rien d'autobiographique» (72-73) dans ses livres. Treichel, se croyant dépossédé de tout jusqu'à de son identité même, déconstruit la réalité du frère disparu, de son enfance noyée dans l'oubli ou le déni. Dépossédé de l'existence de ses grands-parents qu'il n'a ni vus ni connus, il est privé aussi de tout arbre généalogique!
Non seulement se reconnaît-il en tant que témoin de la disparition de tout, mais il se perçoit habité par la peur de la disparition de tout. Il a peur de perdre les grâces d'un père colérique qui lui-même a peur des «mauvais chiffres» dans les affaires, et par le fait même, a peur de perdre de l'argent et de provoquer ainsi la perte financière de son négoce. disparition de tout ou de rien, ce qui revient au même, dans le grand trou d'une mémoire vidée de toute substance. Il tente de donner à ce marasme psychologique une explications historique:
«Tout avait disparu. Moulu par le temps. Rongé par la vie. Passé sous les roues du traumatisme familial. Dévoré par le vent, la neige et la pluie, comme la ferme volhynienne que mon père avait dû quitter. Pour être installé ensuite dans une ferme polonaise de Warthegau que ses propriétaires durent à leur tour abandonner du jour au lendemain sous menace de mort.» (p. 69)
«Mon enfance n'était pas belle», écrit-il. C'est la raison pour laquelle je l'ai oubliée. Le jardin d'enfants, par exemple. Je me suis laissé dire que j'étais allé au jardin d'enfants pendant plusieurs années. Mais je ne m'en souviens pas. La seule chose dont je me souvienne, c'est le sac contenant mon sandwich pour le déjeuner. [...] J'avais tellement envie de manger ce sandwich. Mais je n'avais pas le droit. J'étais à peine sorti de la maison que j'avais envie de manger le sandwich.» (p. 66)
Est-ce le désir de vivre dont il est obsédé, est-ce le goût de dévorer l'enfant qu'il était qui le tenaille ou est-ce la honte* d'être cet enfant obèse qu'il s'imaginait être et dont les autres paraissaient se moquer? Se rappelle-t-il de cette faim du sandwich comme de son désir sexuel naissant? Toujours est-il qu'il poursuit la quête de son enfance: «Mon désir infantile du sandwich qui était dans le sac en cuir n'était encore rien par rapport à mon désir pubertaire des filles. Même si enfant je ne l'ai évidemment pas ressenti comme ça. Enfant, je ressentais mes désirs aussi fortement que mes désirs de pubère ou d'adolescent. Adolescent! L'adolescent est sans doute la pire chose qui puisse nous arriver. Je ne voudrais plus jamais être adolescent. Je ne voudrais plus jamais non plus être enfant: être enfermé dans un parc, vivre à la même hauteur que le teckel, ne pas savoir faire du tricycle, être avide de sandwichs [...], souffrir de surpoids, surtout dans les piscines découvertes, et s'entendre toujours crier«Va te faire opérer!» Qui plus est en dialecte.» (p. 68)
La mort du père
Ce qui saisit le plus le lecteur de ce livre, c'est le deuil* du père vécu comme une honte*. Treichel estime que la civilisation de la culpabilité* est d'origine occidentale. La civilisation de la honte, au contraire, serait «primitive», «extra-occidentale et éventuellement japonaise*». Au lieu de la conscience, du regret et du châtiment, elle privilégie comme contrôle social, la bienséance et les bonnes manières. Par conséquent, pensons-nous, le questionnement moral serait dans une culture de la honte de l'ordre du «comment?», tout comme dans le stoïcisme*, plutôt que du «quoi?» et du «pourquoi?», si nous avons bien compris le fils-narrateur qui écrit:
«Mon père maîtrisait et imposait les deux civilisations. Pas de punition sans honte. Et pas de honte sans punition. Cependant ce n'était pas moi qui lui avais infligé la plus grande honte, mais lui qui me l'avait infligée en mourant et en m'obligeant à me tenir devant sa tombe avec un brassard noir, mes souliers vernis du dimanche, et le sentiment d'être mis à nu. Même si je ne sais toujours pas pourquoi ni comment la mort de mon père pouvait me mettre à nu.» (p. 79)
Le fils n'a trouvé aucune explication à ce deuil vécu comme une honte, ni psychologique, ni éthologique, ni anthropologique. Pourtant c'est ainsi qu'il l'avait éprouvé: son apprentissage de la mortalité passait par un sentiment de honte. À l'instar d'Adam et d'Ève, il se trouvait mis à nu, fragile et vulnérable, exposé au scandale de la «male-mort» dont les vivants sont tous également victimes*:
«J'avais globalement éprouvé la mort de mon père comme un événement honteux. J'avais honte parce que mon père était mort. La mort de mon père me mettait à nu. De même que j'avais honte parce que ma mère était en deuil et portait des vêtements noirs. Le deuil de ma mère aussi me mettait à nu. [...] J'avais honte des parents et des voisins qui faisaient des visites de condoléances, et j'avais honte aussi du pasteur qui s'installait à la table de la cuisine et discutait avec ma mère des détails de l'enterrement et de son discours funèbre. Pendant l'enterrement, c'est de moi que j'avais le plus honte. Quand je me suis trouvé devant la tombe de mon père, que j'ai jeté une poignée de terre sur le cercueil et que j'ai cru entendre un bruit sourd au moment où la terre est tombée sur le cercueil, j'aurais pu disparaître de honte. La terre, le cercueil, le cimetière, les gens qui nous adressent leurs condoléances, à moi et à ma famille - j'en étais littéralement transi de honte. Comme si le fait que mon père fût mort et maintenant enterré était une obscénité et que le garçon de onze ans que j'étais avait été pris en flagrant délit de la commettre.»
Le tombeau des grands-parents
«La disparition de tout et de rien» est très étroitement associée au grand mal que constitue toute la guerre* ainsi qu' à la destruction matérielle et au démembrement social qui en sont les fruits. L'origine du dysfonctionnement autobiographique, familial et transgénérationel qui traverse tout le roman, Treichel le découvrira, au moins en partie, lors de son pèlerinage au pays de ses grands-parents paternels, plus précisément dans un bosquet qui cachait un cimetière allemand :
«Et s'ils sont morts à Bryschtsche, ils sont sûrement enterrés au cimetière. Je suis allé dans ce cimetière avec Jurij. Le cimetière allemand se trouvait au bout de la rue du village, dans un bosquet, nous avait-on dit. Jurij et moi sommes allés jusqu'au bosquet, mais il n'y avait pas de cimetière. Deux adolescents du village, dont l'un poussait un vélo, nous avaient suivis jusqu'au cimetière, à une certaine distance. Ils savaient sans doute que nous ne trouverions pas le cimetière sans eux. Alors que nous étions perplexes devant le bosquet, Jurij les a appelés et leur a demandé où était le cimetière. Ils nous ont précédés pour entrer dans le bosquet, où ne menait aucun sentier et qui était complètement recouvert de végétation. Nous nous sommes frayé un chemin à travers le sous-bois, tout en nous défendant contre les mouches charbonneuses et les cousins affamés. Nous avons quand même continué et sommes arrivés devant une tombe effondrée dune croix à moitié debout. Les garçons ont dit à Jurij que c'était le cimetière allemand. [...] J'aurais pu chercher la tombe de mes grands-parents. La pierre tombale devant laquelle je me trouvais était la seule dont on pouvait encore déchiffrer le nom. [...] Le vide n'était pas comblé. Pas de banc de gazon devant la tombe de mes grands-parents. Ni du côté maternel ni du côté paternel. Pas de noms, pas de photos, pas de documents, pas de souvenirs et pas même une tombe. [...] ... dans mon cas, le fil généalogique était déjà cassé après la génération de mes parents.» (p. 92-93)
Treichel a voulu se rapprocher de son origine. Avec raison, il se demande : «Ne devais-je pas plutôt faire miens ces vers de Quatre quatuors de T. S. Eliot:
Ce que nous nommons le commencement est souvent la fin.
Faire une fin c'est commencer.
La fin est là où nous partons. (1)»
(1) Traduction de Pierre Leyris, Paris, Le Seuil, 1969, cité par Treicher, op. cit., p. 100.