Le mot «altruisme» appairait pour la première fois en 1854 dans le Catéchisme positiviste d'Auguste Comte et signifie une disposition désintéressée à aimer autrui et à se dévouer pour autrui. Dans certains cas, l’altruisme est une source d’inspiration pour la mort volontaire. C’est ainsi que l’explique Durkheim*: «Puisque nous avons appelé égoïsme l’état où se trouve le moi quand il vit de sa vie personnelle et n’obéit qu’à lui-même, le mot altruisme exprime assez bien l’état contraire, celui où le moi ne s’appartient pas, où il se confond avec autre chose que lui-même, où le pôle de sa conduite est situé en dehors de lui, à savoir dans un des groupes dont il fait partie» (Le suicide, p. 238). Dans sa typologie*, il range comme altruistes les suicides obligatoires chez les peuples dits primitifs, par exemple, le suicide des personnes arrivées au seuil de la vieillesse ou atteintes de maladie, le suicide des veuves à la mort de leur mari, le suicide des serviteurs à la mort de leurs chefs. Outre ces suicides institutionnels, il existe aussi des suicides altruistes facultatifs par simple bravade, pour échapper à une flétrissure, pour conquérir plus d’estime, par sacrifice*: «Il arrive même que l’individu se sacrifie uniquement pour la joie du sacrifice, parce que le renoncement, en soi et sans raison particulière, est considéré comme louable» (p. 241). Mais l’altruisme peut prendre des formes plus aiguës. «L’impersonnalité» est alors portée à son maximum, car on voit «l’individu se dépouiller de son être personnel pour s’abîmer dans cette autre chose qu’il regarde comme sa véritable essence. Peu importe le nom dont il la nomme, c’est en elle et en elle seulement qu’il croit exister, et c’est pour être qu’il tend si énergiquement à se confondre avec elle. C’est donc qu’il se considère comme n’ayant pas d’existence propre» (p. 243). De ce type de suicide altruiste, le suicide mystique est, selon Durkheim, le parfait modèle.
Dans ce contexte, il est important de relever le concept d’altruisme anarchique, avancé par Natalie Depraz dans sa critique de l’éthique sacrificielle de E. Levinas qui retourne l’altruisme contre lui-même et devient sa négation par excès, par exacerbation. D’après Depraz, «[l]e face-à-face avec le visage d’autrui est une expérience abyssale, anarchique au sens où elle est sans commencement, immémoriale parce que je suis toujours déjà exposé à l’autre, que je rencontre effectivement ou non comme visage, à sa violence comme à sa compassion: détrôné, je suis depuis toujours l’otage de l’autre. […] Transcendance première, absolue séparation par rapport à moi, autrui présente dans son visage l’infinité irréductible de son être: non pas fusion sympathique, mais débordement infini de l’autre dans l’épiphanie de son visage» («Autrui», dans M. Canto-Sperber (dir.), Dictionnaire d’éthique et de philosophie morale, p. 125). Le visage de l’autre, qui impose sa proximité, expose à une vulnérabilité insoutenable tout sujet moral le moindrement sensible à l’appel d’autrui. L’omniprésence du regard impératif de l’autre, perçu à la fois comme bénéficiaire et juge de ma bonté, trouve ainsi un terrain très propice aux idéations suicidaires. Le sujet n’existe plus, il est happé par le regard de l’autre et plonge tout son souci de vivre et d’agir dans la personnalité de l’autre. Certaines âmes dites missionnaires ont intégré ce type de mécanisme psychologique, périlleux et parfois destructeur. Trop d’altruisme tue et ses victimes sont sans doute plus nombreuses que l’on ne croit, car des études statistiques* de ces cas ne sont guère disponibles.
«Le XX° siècle nous l'a rappelé avec toute la violence possible: l'altérité ne saurait être une donnée immédiate de notre conscience éthico-politique. À l'heure de l'interculturalité, [...], il est grand temps de construire une nouvelle façon de penser l'altérité. Deux équipes interdisciplinaires de chercheurs, l'une française et l'autre polonaise, ont essayé de traiter de cette délicate question, chacun selon sa discipline.» Elles ont publié un livre sous la direction de Joanna Nowicki et Czeslaw Porebski, L'Invention de l'Autre, Paris, Sandre, 2008. Cherchant à fonder le concept d'altérité, Barbara Skarga écrit: «Comme l'a dit, il y a longtemps, Leibniz, le moi est une monade qui s'ouvre et se referme. La monade a un caractère dialectique, elle nie son enfermement et l'abandonne pour diriger son regard vers les autres, mais, une fois parmi les autres, elle nie le sens de son être dans le monde qui lui est étranger et désire revenir à elle-même. Tant le premier que le second pas peuvent être difficiles. L'un comme l'autre exigent des décisions souvent malaisées. Mais il est possible aussi que ces pas soient indépendants des décisions individuelles, puisque ce sont les circonstances, les événements, l'histoire qui, parfois, condamnent la monade à l'isolement ou à l'être entre les autres» («Fondements», op. cit., p. 16)