Alejandra Pizarnik. née de parents juifs polonais à Buenos Aires, Argentine, le 29 avril 1936 s'est suicidée en hôpital psychiatrique à 36 ans à Buenos Aires, le 25 septembre 1972. « Elle vient s’installer à Paris dans les années 60 et elle traduit Henri Michaux, Hölderlin, Antonin Artaud entre autres, avant de revenir à Buenos Aires. Son mal de vivre inexorable, la solitude et ses angoisses s’expriment dans une poésie intime, simple et directe ( France Culture, 19 septembre 2012) ».
« Depuis les années 50 jusqu’à son suicide, en 1972, Alejandra Pizarnik n’a eu de cesse de se forger une voix propre. Conjointement à ses écrits en prose et à ses poèmes, le journal intime qu’elle tient de 1954 à 1972 participe de cette quête. Une voix creuse, se creuse, avant de disparaître : « Ne pas oublier de se suicider. Ou trouver au moins une manière de se défaire du je, une manière de ne pas souffrir. De ne pas sentir. De ne pas sentir surtout » note-t-elle le 30 novembre 1962.
Le journal d’Alejandra Pizarnik se présente comme une chronique des jours hybrides, qui offre à son auteur une sorte de laboratoire poétique, un lieu où s’exprime une multiplicité de « je », à travers un jeu spéculaire. Au fil des remarques d’A. Pizarnik sur sa création, sur ses lectures, de ses observations au prisme des journaux d’autres écrivains (Woolf, Mansfield, Kafka, Pavese, Green, etc.), une réflexion métalittéraire s’élabore, lui permettant un examen de ses propres mécanismes et procédés d’écriture.
Le journal est aussi pour Alejandra Pizarnik une manière de pallier sa solitude et ses angoisses : il a indéniablement une fonction thérapeutique. « Écrire c’est donner un sens à la souffrance » note-t-elle en 1971. Alejandra Pizarnik utilise ainsi ses cahiers comme procédé analytique, refuge contre la stérilité poétique, laboratoire des perceptions, catalyseur des désirs ou exutoire à ses obsessions. Les Journaux sont toutefois moins une confession ou un récit de soi qu’un ancrage mémoriel, une matière d’essayer de se rattacher au réel par des détails infimes et de se rappeler qui l’on est (Les éditions José Corti).
Affligée d'un bégaiement qui la cloue souvent dans un silence endolori, Alejandra Pizarnik se réfugie dans une écriture étouffée, piétinante, concentrique, pour se dépecer intérieurement, et accéder à sa vérité suprême : l'attente, « inénarrable, oxydée. Et quand je serai morte depuis déjà longtemps, je sais que mes os se dresseront encore, en attente : mes os seront comme des chiens fidèles, infiniment tristes, cime de l'abandon ». (Le 05/06/2010 - Mise à jour le 02/06/2010 à 17h30, Marine Landrot - Telerama n° 3151)
Dans son corps, sa gorge et son sexe, Alejandra, souffre d'amour. La douleur ou la passion de l'amour la dévore jusqu'à en mourir
Extrait de son Journal
Je ne sais pas si j'aime ou si je hais. En vérité, ni l'un ni l'autre. Aimer. Haïr. Des mots que j'ai appris à l'occasion de je ne sais quelle lointaine et fausse expérience dans l'enfance. Si tu finis par découvrir que tu ne"fais" ni l'un ni l'autre, tu tomberas dans la désillusion car, privée de ces deux préjugés si importants, ta vie te paraîtra plus pauvre encore, plus étroite et bien peu intéressante. Si tu sais que tu n'es pas une merveilleuse héroïne suicidaire au bord d'une furieuse folie poétique, tu es donc parfaitement capable de te suicider, non pas pour ce que tu es, mais pour ce que tu n'es pas. Savoir que tu n'es pas la réincarnation de la Religieuse Portugaise, d'Héloïse ou de Catherine de Günderode, peut te conduire à une mort magnifique, que ces femmes n'avaient même pas imaginée, car leur douleur avait des racines, un corps, et était authentique, aussi vraie que la main de ce lointain amoureux qu'elles avaient un jour effleurée. Mais toi, tu aimes et puis tu calcules en te demandant qui aimer. Tu hais et tu ne te rappelles pas le nom de l'être haï. Est-ce le dernier? Est-ce celui d'il y a cinq ans? Qui parmi eux se réveille à tes côtés et te demande de l'eau du fond de ta gorge en flammes? Lequel est-ce? Comment est-il? Tant d'années passées à regretter ceux qui se sont succédé : des générations d'absents défilent dans ma mémoire. Ma douleur croît et me dévore. Impossibles une telle absence, une telle peur.
Mais je me souviens de toi. Là, je me souviens de toi. Enlacé à ma mémoire. En train de me regarder derrière mon regard. Je n'ose pas t'aimer. Peur de t'agacer. C'est pour ça que je ne me suicide pas. Peur de ta colère. Tu me dis que tu n'existes pas, que tu es mon vieil amour rêvé qui s'est réincarné en toi. A d'autres les problèmes métaphysiques. Je veux t'étreindre sauvagement. T'embrasser jusqu'à ce que tu t'éloignes de ma peur, comme l'oiseau s'éloigne du fil de la nuit. Mais comment te le dire? Mon silence est mon masque. Ma douleur est celle d'un enfant dans la nuit. Je chante et j'ai peur. Je t'aime et tu me fais peur, et je ne te le dirai jamais avec ma voix véritable, cette voix lente, grave et triste. C'est pour ça que je t'écris dans une langue que tu ne connais pas. Tu ne me liras jamais et tu ne sauras rien de mon amour.
Me voici de nouveau avec toi, dans une chambre irrespirable, tu es arrivé, tu es venu, tu t'es emparé de mes rêves les plus lointains et tu les réalises par ta présence mensongère. Si tu venais pour de vrai, je ne saurais pas quoi te dire. Je suis heureuse comme ça. Je t'invoque, tu viens, tu arrives et tu souris avec tes yeux sages à l'intérieur de moi.(...)
Car tout à coup le silence est arrivé en moi et même si je suis folle, comme peut l'être une funambule ivre sur un fil, cet instant est silencieux, rien ne se passe, mais quelque chose me serre la gorge et le sexe, mon Eros, mon Thanatos, ma seule raison d'être, mort et amour unis dans une infinité de renaissances; à présent, je souffre, je souffre certainement beaucoup, mais c'est le silence violent de cet instant, la sensation de mort imminente, de futures douleurs indescriptibles (dans la gorge, dans le sexe).
Alejandra Pizarnik, Journaux 1959 - 1971
Ed. José Corti ( Ibériques)
Traduction Anne Picard et présentation Silvia Baron Supervielle
(p. 121 à 123)
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Ce soir, dans ce monde
à Martha Isabel Moïa
ce soir dans ce monde
les mots du rêve de l’enfance de la mort
il n’est jamais « ça », ce que l’on veut dire
la langue natale châtre
la langue est un organe de connaissance
de l’échec de tout poème
castré par sa propre langue
qui est l’organe de la ré-création
de la re-connaissance
mais non celui de la résurrection
de quelque chose en guise de négation
de mon horizon de maldoror avec son chien
et rien n’est promesse
entre le dicible
qui équivaut à mentir
(tout ce que l’on peut dire est mensonge)
le reste est silence
sauf que le silence n’existe pas
non
les mots
ne font pas l’amour
ils font l’absence
si je dis « eau », boirais-je?
si je dis « pain », mangerais-je?
ce soir dans ce monde
extraordinaire silence, que celui de cette nuit!
ce qui se passe avec l’âme est-ce qu’on ne la voit pas
ce qui se passe avec l’esprit est-ce qu’on ne le voit pas
d’où vient-elle cette conspiration d’invisibilités?
aucun mot n’est visible
ombres
enceintes visqueuses où se cache
la pierre de la folie
couloirs sombres
je les ai parcourus tous
ô reste un peu plus parmi nous!
ma personne est blessée
ma première personne du singulier
j’écris comme qui… avec un couteau empoigné dans le noir
j’écris comme je suis en train de dire
la sincérité absolue continuerait étant
l’impossible
ô reste un peu plus parmi nous!
les ébrèchements des mots
en délogeant le palais du langage
la connaissance entre les jambes
qu’as-tu fais du don du sexe?
ô mes morts!
je les ai mangés, j’ai avalé de travers
j’en peux plus, de n’en pouvoir plus
des mots muselés
tout glisse
vers la sombre liquéfaction
et le chien de maldoror
ce soir dans ce monde
où tout est possible
hormis le poème
je parle
en sachant qu’il ne s’agit pas de ça
toujours, il ne s’agit pas de ça
ô aide-moi à écrire le poème le plus oubliable!
celui qui ne soit pas bon, même pas
à être inutile
aide-moi à écrire des mots
ce soir dans ce monde
(Alejandra Pizarnik de Árbol de Fuego, Caracas, diciembre 1971.
Poème traduit par © Carlos Alvarado, 2008).