Maurice Barrès,
À LA MÉMOIRE DE JULES TELLIER QUI EUT LA TRADITION DE LA LANGUE FRANÇAISE
Sur la mort de l'ami à qui ce livre est dédié
Image: photo de Maurice Barrès
En juin 1889 est mort un jeune homme de vingt-six ans, M. Jules Tellier, surpris par une maladie, au cours d'un voyage d'agrément. Sa vie trop brève et les circonstances ne lui permirent pas de toucher le public, mais cet inconnu savait l'art d'écrire, possédait la tradition des grandes beautés françaises et respectait les maîtres. Il entrait dans leur sentier. On dut, hélas... dès ses premiers pas y construire son tombeau.
Jules Tellier est né au Havre, le 13 février 1863. Il y eut pour professeur de rhétorique M Jules Lemaître. En 1882, lui-même entra dans l'Université. Dès l'année suivante, il publia un recueil de vers que j'ignore aujourd'hui encore et qu'évidemment il désavouait. Il passa par Cherbourg, Langres, Constantine et il professait au collège de Moissac quand je fondai avec lui, par l"entremise de notre ami commun Charles Le Goffic, une revue littéraire, Les Chroniques où il donna des sonnets et ses meilleures proses. L'année suivante, je le vis pour la première fois. Ayant obtenu congé, il entra dans un journal quotidien de Paris, Le Parti National, tandis que j'écrivais au Voltaire, et nous liâmes partie, nous plaisant à discuter d'un journal à l'autre. En 1888, il donna, rue de Médicis, chez Dupret (qui publiait Huit jours chez M. Renan), un volume sur les poètes contemporains, Nos Poètes. C'est une besogne de librairie, avec des complaisances imposées, mais tout de même un livre charmant.
Si l'on veut connaître la figure de ce Tellier-là qui, vers 1886, vivait avec nous tous, c'est-à-dire avec Stansilas de Guaïta,, avec Charles Le Goffic, Charles Maurras, Jean Moréas, Paul Guigou, Raymond de La Tailhède et Maurice Bouchor, il faut se reporter aux pages où, près de mourir, Paul Guigou lui rendit un hommage funèbre. Ces amitiés de poètes, interrompues par le destin, ou quelque chose de sacré. On les regarde qui se saluent comme des égaux et l'on croit assister au dialogue des ombres dans les Champs-Elysées.
« Je me rappelle très bien ma première rencontre avec Tellier, dit Paul Guigou ... Un assez grand et maigre garçon, l'air absorbé et distrait, entièrement perdu, la première fois que je le vis, dans des vers qu'il déclamait lentement, d'une voix basse et un peu sourde. En attendant que sa psalmodie prît fin, ce qui n'arrivait pas tout de suite, j'eus le loisir de l'examiner. Des vêtements et un corps, parce qu'il en faut, sans caractère ni signification, mais la tête tout à fait attachante, une tête aux arêtes anguleuses, un front obstiné, la face plutôt longue, de type un peu ovale, le nez fin, les yeux un peu ardents et sombres, profondément enfoncés sous l'arcade bien construite. Tout dans ce masque empreint d'énergie et de volonté décelait des habitudes de pensée, la concentration et la longue tension de l'esprit ... Nulle défiance dans sa physionomie, mais quelque chose de tourmenté, et parfois, répandue sur le visage, une expression morne, je ne sais quoi de las et de frappé qui saisissait. Par intervalles, le fond chagrin de cette figure s'éclaircissait, laissant place à des gaietés. Tellier avait des manières siennes de s'égayer, une façon tranquille de plaisanter et de montrer son érudition, des excentricités et des cocasseries littéraires. La bouche alors souriait d'un sourire très bon que scandaient de lents hochements de tête ... Ceux qui avalent été insensibles à sa séduction immédiate ne pouvaient guère résister au charme de sa conversation. De vastes lectures, une mémoire prodigieuse, un art inné de la causerie le servaient dans son enchantement, cependant qu'une facilité peu commune d'enchaîner et de déduire les idées le faisait redoutable dans la discussion, capable d'improviser des argumentations très serrées et de les suivre dans tous leurs détours ... Mais ce qu'il aimait par-dessus tout, c'était parler par larges effusions et citer des vers intarissablement. Il en savait par cœur une prodigieuse quantité, ayant fouillé à leur recherche plusieurs littératures. Car il était altéré de l'ivresse divine, jusgu'à l'oubli de lui-même et de toutes choses; il avait faim et soif de poésie. Jules Tellier est mort, a dit M. Anatole France, n'ayant voulu connaître de cette vieille planète, où il devait durer si peu de jours, que les chansons qui passent comme des souffles embaumés sur les fronts brûlants des hommes. Les poètes grecs, les poètes latins, depuis Ennius jusqu'à Claudien et jusqu'à Rutilius Numatianus, tous les poètes français, trouvères, humanistes, classiques, romantiques, parnassiens, symbolistes, emplissaient son âme de concerts. Il est mort, et un monde d'harmonies est mort avec lui ».
Je m'attarde et j'oublie que c'est à moi de parler; je suis immobilisé, glacé par cette voix morte de mon ami Guigou qui redonne la vie à notre compagnon. Seul je demeure, mais, à me retourner vers nos trois jeunesses, fais-je un suffisant emploi de mon répit?
En 1889, Jules Tellier partit en voyage avec le jeune Raymond de La Tailhède. Au cours de mars et d'avril, il publia dans le Parti National ses notes « De Toulouse à Girone ». Il toucha les frontières d'Espagne et il termina son bref « itinéraire » par ces lignes étranges : « Ceux d'entre nous qui ont le sens de la fuite des choses et l'obsession de la mort certaine, le nouveau les attire peu. Mais ce qu'ils ont aperçu une fois, ils ne peuvent se faire à l'idée de ne le retrouver jamais. Ils ont moins la passion de voir que de revoir. Ainsi de moi. Il y a beaucoup de lieux où j'ai laissé un peu de mon âme. Je sais qu'une parcelle m'en échappe encore, et qu'elle va être désormais dans la vieille cité composite et bizarre, aux sévères escaliers gothiques et aux maisons tendres, couleur d'amourette et d'opérette, et qui ressemble, si l'on osait dire, à un poème de Hugo, mis en musique par Offenbach. Ce sera l'un de mes regrets, si je ne la revois pas avant de mourir ». Au mois de mai de cette même année .. il composa quelques-unes de ses proses les plus satisfaisantes, que nous eûmes après sa mort sur des brouillons incomplets ... Le 10 mai, il écrivait la page fameuse : « Nous sommes partis d'Alger à midi, et d'abord nous avons traversé des espaces moirés d'un violet laiteux et comme polaire; puis les flots où nous glissâmes furent d'un violet sombre et plus tard d'un bleu gris ... » Il revenait en effet d'Algérie. À Toulouse, la fièvre typhoïde l'atteignit. On le transporta à l'hôpital. Son compagnon était lui-même malade. Après douze jours, Tellier mourut, le 29 mai 1889.
Mais au cri de mon nom sur tes lèvres puissantes,
Quel effroi prophétique a rempli de terreur
Ton esprit agité par des choses vivantes,
Et combien de regrets s'arrêtent dans ton coeur!
Pleure, toi qui connais la tristesse infinie!
Dans la gloire du rêve jamais disparu
Je suis venu vers toi comme tu l'as voulu
Je me suis étendu sur ton lit d'agonie.
Et je comprends, auprès de toi, sur tes linceuls,
Qu'autour de nous la vie humaine se recule,
Et que tous deux, mort et vivant, nous somme seuls
Dans ce dernier isolement du crépuscule...
J'extrais ces grandes strophes, obscures et pleines, de « Solitude », une des trois pièces qui composent le Tombeau de Jules Tellier, par Raymond de La Tailhède. Il faudrait les citer sans aucune coupure. Tellier disait justement de ce jeune poète (en 1888) que ses vers sont d'une sensualité troublante et d'une mystérieuse beauté. « Ils me font songer, ajoutait-il, tout ensemble à Leconte de Lisle (pour l'attitude olympienne), à Banville (pour la joie lyrique), à Verlaine (pour les perversités) ». Qu'est devenu le magnifique adolescent ainsi loué.
Les soins fraternels de MM. Charles Le Goffic, Paul Guigou, Charles Maurras et de l'héritier que l'agonisant s'est choisi, M. Raymond de La Tailhède, ont assemblé les pages éparses où il a témoigné son génie. Choses nobles et tristes, ces Reliques de Jules Tellier. Elles évoquent de la beauté, mais elles ne donnent pas tous les traits ni toutes les puissances de l'image qui se maintient encore à mon côté.
Il a sombré, ne laissant dans l'histoire littéraire, pour indiquer la place qu'il méritait, que cinq ou six cents lignes! Quelques gouttes d'huile ballottées sur la mer. Les meilleurs, ayant lu les Reliques, célébreront Jules Tellier dans leur mémoire et diront : « Ce jeune homme avait pris une conscience nette des ardeurs que nous ressentons et il les a congelées dans des paroles harmonieuses ». Bel éloge! et pourtant j'estime qu'il eût mieux valu mettre dans le cercueil de notre ami toute sa destinée et l'enterrer avec son corps son âme.
J'aurais voulu soustraire la mémoire de Jules Tellier au commentaire des personnes de la plus basse qualité qui, chaque jour, traitent de sceptique et de dilettante des esprits comme celui~là, qui fut dédaigneux et passionné. La mise en vente de son œuvre me répugne. Je voudrais assurer à ce mort le plein bénéfice de la mort.
En effet, d'après mes longs entretiens avec Tellier, et surtout, parce que nous nous accordions à peu près sur toutes choses, je crois pouvoir penser qu'il tenait le succès posthume pour une circonstance dénuée d'intérêt. C'est déjà une étrange manie, chez un vivant de se raconter au public. Notre excuse nous vient d'un besoin irrésistible d'observer et de formuler nos sentiments; il s'y joint quelque vanité d'occuper les hommes et de nous faire admirer. Mais ces raisons ne survivent pas à l'agonie. Comment justifier un littérateur d'outre-tombe? Puisqu'à Jules Tellier la vie échappa, il fallait lui laisser la juste compensation d'échapper lui-même à la vie. Les plus mortes morts sont toujours les meilleures.
Je fus seul dans mon opinion. Du moins, le livre évitera le vulgaire : on l'a réservé pour des souscripteurs, et par ce détour, Raymond de La Tailhède maintient à sa publication le caractère réservé que je souhaitais.
Ainsi survivent les proses glacées où notre compagnon, qui aima fiévreusement l'amitié, la beauté et le désespoir, a amalgamé dans une matière admirable ses trois complaisances. Comme s'il avait prévu que ces morceaux ne paraîtraient jamais qu'avec le liseré d'un faire-part, il leur a donné à tous la majesté de la mort. Le Discours à la Bien-aimée, qui commence par ces mots : « Je suis né, ô bien-aimée, un vendredi, treizième jour d'un mois d'hiver, dans un pays brumeux, sur les bords d'une mer septentrionale », la divine paraphrase du poète Rutilius Numatianus intitulée : Rerum pulcherrima Roma, puis le nocturne qui débute : « Nous quittâmes la Gaule sur un vaisseau qui partait de Massilia, un soir d'automne, à la tombée de la nuit » ; et cet autre : « Vous avez abusé du chant divin et vous en avez fait je ne sais quoi de mécanique et de machinal où vous vous complaisez et dont vous mourrez », tous ces discours ardents ont le timbre des chants que l'Église psalmodie sur les cercueils. Il s'en exhale un parfum semblable à l'odeur que laissent dans les temples les fleurs et la cire des enterrements.
Dans cette prose d'un sombre éclat, je distingue l'image confuse, mais certaine, de Tellier. Ces phrases, faisant miroir à la façon des bois durs et des métaux polis, nous reflètent l'essentiel de sa physionomie et le dessin de son attitude, comme s'il se courbait encore sur elles pour les travailler.
Mais elles gardent mieux que le regard enfoncé et droit, que le rare sourire et que le front entêté de notre ami; par la magie de son art et l'intensité de sa passion, il y a solidifié les traits principaux de l'univers trouble et profond qu'il portait en lui comme un chant difficile et continuel. Plusieurs qui croyaient le connaître et qui ne fréquentaient que sa partie périssable, apprendront de cette œuvre, aussi courte qu'une inscription funéraire, à respecter l'adolescent qu'ils enterrèrent sans convenance.
Jules Tellier avait l'extérieur le plus grisâtre qu'on pût imaginer, un long corps, une figure terne avec des arêtes vives, mais dans les yeux une ardeur si douloureuse que nulle âme de qualité ne l'approcha sans se sentir pénétrée de cette même fièvre qui effrayait en lui. Je n'entendis jamais une voix plus sourde, et la puissante monotonie avec laquelle il déroulait, dans une langue d'une merveilleuse solidité, ses explications de logicien du sentiment, faisait un inoubliable contraste de frénésie et de glace. Il ressentait violemment les insuffisances de la vie, mais il les acceptait. Nul moins que lui ne fut un révolté. Nous rendions en commun un culte à Sénèque qui fut peut-être le thème le plus fréquent de nos entretiens. La constitution délicate, l'inquiétude et l'indulgence de ce grand calomnié nous enchantaient. Bien supérieur aux Stoïciens dont il se réclamait, Sénèque accepta la vie de son siècle sans rien en bouder; seulement toutes ses relations avec les choses et avec les hommes étaient commandées par le sentiment intense qu'il faudra mourir et que nous vivons au milieu de choses qui doivent périr. L'ascétisme très réel de Sénèque n'est pas de se priver, mais de mésestimer ce dont il use. Par là, mieux qu'aucun, il enseigne la résignation, mais chez lui jamais elle ne prend de basses attitudes. Il fut le maître de Jules Tellier.
Si les affres de l'agonie ne furent pas trop douloureuses à mon ami, - et je ne pourrai avant que les années aient empli d'ombre son souvenir supporter là-dessus plus de lumière qu'il n'en est dans les vers obscurs et pathétiques de la Tailhède - je suis assuré qu'il a passé sans amertume et plutôt avec un sentiment de délivrance. Son visage avait une extrême douceur dans cet affreux hôpital de province où il fut porté sur la civière des malades abandonnés. Pauvre visage de vingt-six ans qui, dès les premières atteintes, se détourna vers la mort.
Quand les médecins ne s'inquiétaient pas, il l'avait déjà entendue, comme on devine dans l'escalier le pas d'une personne qui possède notre cœur. Et moi aussi, je savais, d'une certitude absolue, qu'il mourrait jeune et d'une embuscade imprévue. Jamais je ne vis une figure plus marquée pour toutes les injustices. Ce pressentiment, M. Jules Lemaitre, qui aimait et comprenait son ancien élève, me l'avait communiqué. Tellier avait coutume de parler d'une joie lumineuse et pure qu'il entrevoyait sans pouvoir en jouir, d'une joie qui, disait-il, naissait sans cause et s'exaltait sans but, véritablement surnaturelle. Il exposait que cette joie se meut suivant le rythme des plus beaux vers et que les grands lyriques irréfléchis seuls en donnent quelque idée. Il la vantait de ce qu'elle nous fait échapper à l'ordinaire de nos soucis et même au remâchement de nos rêves. Il croyait que, par un privilège fort rare, certains êtres en sont pénétrés avec cette plénitude ineffable que nous ressentons quand nous contemplons, par quelque matinée, la jeunesse du printemps, ou bien un coucher du soleil sur la mer. Il insistait surtout pour me faire entendre que cette joie emprunte l'essentiel de tous les bonheurs, et rejette ce qui est en eux de particulier et de périssable. Et vérité, n'était-ce pas la joie de la délivrance qu'il célébrait?
Visisiblement son être, à la veille de se transformer dans la mort, commençait à se délivrer de sa part d'humanité. Quand la vie en nous baisse le ton, nous croyons sentir un être nouveau qui naîtra de notre cadavre et qui déjà s'agite. Ce n'est point notre médiocre existence qui aurait pu donner à Tellier les éléments de la joie dont il nous faisait des images nettes et lumineuses. Universitaire courbé sur de petits collégiens de province, puis jeune homme orgueilleux et timide qui fait à Paris ses premières et lentes démarches vers la notoriété, il avait le droit de penser qu'après tout cela les difficultés intérieures et extérieures, scrupules d'art et blessures de débutant, disparaîtraient; mais qu'importait au Tellier de la vingtième année les satisfactions probables du Tellier quinquagénaire? C'est d'un homme trop irréfléchi de se consoler avec des espoirs. Celui-ci d'ailleurs, comme tant de voluptueux, de la réalité n'utilisait que les tristesses.
Est-ce la désolation de ses derniers jours qui jette un flot de sépia sur toute l'image que je conserve de Tellier? J'ai de ce cher mort un souvenir insupportable. Et c'est en même temps un souvenir d'une netteté si pressante que mes nerfs sont ébranlés de la certitude absurde qu'il va revenir et m'apparaître dans la chambre peu éclairée où, sur ce papier, je rajeunis notre deuil. Je sens trop qu'avec ce grand poète est morte une partie de moi-même; des cellules de mon cerveau désormais demeureront paresseuses parce qu'elles ne travaillaient que pour le plaisir de s'accorder avec lui.
Ce n'est pas celui qui mourut à vingt-six ans que je plains, mais ceux dont son esprit faisait le complément. Le plus attrayant des jardins m'ennuie, s'il a perdu son âme. Certaines cultures intensives du moi deviennent douloureuses, passée la première fougue, si nous ne pouvons pas en discuter les résultats avec quelque maniaque de notre race. 0 vastes solitudes de la supériorité! Quand tel ami, d'une santé trop chancelante, me manquera comme a fait Tellier, je laisserai peut-être en friche certaines régions de ma sensibilité. Il advient parfois qu'un jardinier délaisse ses plus belles tulipes, du jour que meurt un amateur avec qui c'était son bonheur d'exaspérer son ardeur.
DISCOURS
Prononcé par Maurice Barrès au Havre, square Saint-Roch, le 27 octobre 1895 pour l'inauguration d'un buste de Jules Tellier
Messieurs,
Précisons le sentiment qui nous assemble aujourd'hui pour rendre hommage à la mémoire de Jules Tellier:
Il peut arriver qu'une seule mort amoindrisse toute une génération. Chateaubriand suicidé dans le bois de Combourg, Stendhal gelé dans la retraite de Russie ou Lamartine noyé avec Elvire sur le lac du Bourget, les formes qu'ils créèrent, c'est-à-dire la prose romantique, la poésie lyrique et le roman d'analyse, eussent apparu quand même en ce qu'elles ont de général, car la littérature antérieure les commandait, mais nous serons privés d'oeuvres qui nous soumettent encore aux agitations et aux modes de l'Empire et de la Restauration. Je ne préciserai point les qualités que Jules Tellier eût mises dans la littérature de la troisième République, je ne puis calculer exactement l'effort dont il appuierait à cette heure les tentatives de ses compagnons,. mais ce monument est commémoratif de l'injuste diminution que nous avons subie : il plaidera pour nous auprès de la postérité. Si l'Histoire littéraire constate que, dans noire temps, l'art d'écrire et de penser fut compromis par des illettrés qui étaient en même temps des esprits domestiqués!, elle ajoutera qu'une trahison du sort nous avait privés d'un Jules Tellier, en qui l'on reconnaissait un « mainteneur » du grand goût classique.
Ce jeune homme, qui grandit obscur dans notre ville, puis fut notre collaborateur à Paris, portait en lui les principes d'une œuvre éclatante, et, s'il ne lui fut point donné d'accomplir tout son parcours, ni même de laisser calculer son plus haut point, cependant, par nos soins communs, son nom demeurera coloré d'une aube de gloire.
Dans le même esprit qui nous assemble, une génération antérieure s'est préoccupée de placer, dans les bagages qu'elle adressait à la postérité, l'œuvre d'un Maurice de Guérin, mort, lui aussi, trop jeune et de qui l'admirable Centaure est précisément ce que je sais de plus convenable à rapprocher des proses de Jules Tellier.
La tristesse et l'harmonie de leurs génies, aussi bien que les destinées, les associent dans notre imagination, quand nous protestons contre le gaspillage de la nature.
Messieurs, nous avons bien agi en marquant sur une de vos places publiques le passage de votre compatriote. Ce buste ajoutera indéfiniment à votre capital intellectuel,. ce n'est pas en vain qu'à vos fils il proposera le noble visage d'un poète.
Le sculpteur Bourdelle n'avait rencontré Jules Tellier que trois fois. Cette parfaite ressemblance, il l'a modelée d'après ses souvenirs, confirmés par de pieuses indications. On doit admirer combien il s'en fallut de peu que la figure de notre ami, surpris par la mort, ne disparût totalement. Songeant à ses Reliques et à ce buste, nous pouvons dire que, ses traits aussi bien que son œuvre, nous les avons disputés à la tombe.
Aussi,sans contester la tristesse de Tellier ou plutôt la noble gravité qui fut son expression familière et qu'indique le bronze, je crois que nous devons, à la suite de cette journée, emporter de ce prince de la jeunesse une image plus rassérénée.
Il faut que les vivants s'appliquent à n'entendre des morts que des paroles d'encouragement et de confiance. Jules Tellier laisse quelques pages admirables, sa ville natale lui rend un hommage public, voici groupés en couronne les amis qu'il avait choisis et qui le reconnaissent avec une tendre affection. Bannissons désormais notre deuil, parce qu'ici est honoré notre précurseur dans la gloire ouverte et promise à notre groupe littéraire.
Source
Maurice Barrès, Du Sang, de la volupté et de la mort, Lyon, Palimpseste, « Fin de siècle », 2011.
IMAGES
1. Maurice Barrès
2. Jules Tellier