L'Illusion féconde

Jacques Dufresne

L’illusion féconde : dernier livre de Gustave Thibon paru de son vivant, Fayard, Paris 1995.

Envoi

L'illusion féconde. Titre paradoxal sous la plume d'un homme qui n'a jamais cessé de dénoncer la stérilité de l'illusion.

Mais qu'est-ce qu'une illusion? Existe-t-il en ce monde un seul bien, depuis les objets matériels jusqu'aux choses de l'âme et de l'esprit, que notre désir et notre attente ne colorent pas des prestiges de l'imaginaire?

" L'illusion, disait Claudel, est le pressentiment de ce qui est à travers ce qui n'est pas. " Et là réside sa fécondité, à condition de traverser ce qui n'est pas pour rejoindre ce qui est. Les inévitables désillusions de la vie terrestre agissent comme une meule qui, suivant la trempe de l'âme, émousse ce pressentiment jusqu'au néant ou l'aiguise jusqu'à l'éternel. D'où le devoir de purifier l'espérance jusqu'à l'attente de ce Bien suprême en qui notre âme prostituée aux idoles retrouve son innocence première et, selon le mot du poète, " descend, réveillée, l'autre côté du rêve ".
G.T)

Extraits du livre; p.124, 125, 130, 131, Fayard , Paris 1995.

  Double effet de l’absence des morts. Suivant que le côté positif ou le côté négatif l’emporte dans le souvenir de nos relations avec eux, nous les identifions spontanément à ce qu’ils avaient de meilleur ou de pire. Préfiguration en ce monde des élus et des damnés. De même pour les personnages historiques autour desquels on tisse des légendes dorées ou des légendes noires.

  Jean de la Croix : « Tenir toutes les créatures dans un égal amour et un égal oubli. » — À l’imitation de Dieu, Personne absolue, et par là même impersonnel pour nos yeux infirmes. Là encore, application du postulat d’Hermès, car rien ne ressemble plus à l’indifférence qu’un amour non électif...

  André Dhoste : « On ne voit bien que lorsqu’on est ébloui. » En revanche, Valéry : « Voir clair, c’est voir noir. » — Deux attitudes qui se complètent en s’opposant : on est déçu par ce qu’on voit, on est ébloui par ce qu’on devine. Déçu par la réalité empirique, ébloui par la transparence du mystère. — La créature peut se comparer à une vitre : le clairvoyant en voit les limites et les défauts, l’ébloui contemple la lumière qui la traverse...

  Désinvolture : privilège de l’homme de qualité. Sa cari- cature chez l’être inférieur : le sans-gêne. — À l’autre pôle, la discrétion, la pudeur ont pour ersatz l’inhibition...

  Dompter — ou apprivoiser — tous les hasards pour en faire les ouvriers d’une destinée...

  Un amour au-delà de l’existence ? Ici-bas, tout ce qui est dément l’amour et l’amour dément tout ce qui est. — Lâcheté d’espérer devant l’évidence de ce néant ? Mettre tout son courage à persévérer dans cette lâcheté. Mourir sans renier l’illusion, semence de vie qui ne germera que dans la tombe...

  Suprême sagesse : unir la clairvoyance à l’éblouissement. Clairvoyance devant ce qui est à la mesure de notre regard, éblouissement devant l’invisible. Mais presque toujours la clairvoyance a pour rançon l’oubli du mystère et l’éblouissement procède de l’illusion : sagesse aptère ou vol imaginaire... 

  La semence et le terrain. — Au départ, c’est le terrain qui transforme la semence, secundum modum recipientis (alliages trop humains de la grâce divine) ; au terme, c’est la semence qui assimile et transforme le terrain : sainteté...

  Vrai détachement : non pas lutter pour se détacher des choses, mais consentir, de tout ce qui nous reste d’âme, à ce que les choses se détachent de nous...

  Peur de l’avenir, ce moissonneur aveugle d’éternités en herbe...

 Confessions publiques. — Il est des êtres qui peuvent, sans souffrance et sans vergogne, dénuder leur âme devant la foule. Il en est d’autres pour qui se mettre à nu, c’est se mettre à vif : la dénudation leur fait l’effet d’un écorchement...

  Analogies entre la passion amoureuse et le fanatisme religieux : dans les deux cas, un Dieu unique, mais l’amant veut ce Dieu pour lui seul et le fanatique le veut pour tout le monde. Là, jalousie féroce ; ici, intolérance sans frein. Et même volonté de puissance chez l’un et chez l’autre : l’amoureux veut régner sur un seul être et le fana- tique veut régner sur l’univers entier, par Dieu interposé...

  L’illusion, mère de tout projet et de toute entreprise. Rien ne commencerait jamais si l’on savait comment tout finit.

  Ces instants de plénitude absolue qui, à force d’être vécus comme immérités, paraissent coupables...

  Vrai surréalisme ou seconde maturité. — Il faut commencer par se réveiller du rêve en tant qu’illusion pour se réveiller ensuite de la réalité en tant qu’exil...

  « La vérité est une agonie qui n’en finit pas. La vérité est du côté de la mort » (Céline). — « Le mensonge est
 nécessaire à la vie : nous allons prier le mensonge comme notre dernier dieu » (Nietzsche). — Mais l’illusion est-elle mensonge ou pressentiment d’une vérité que voile et contredit la réalité de ce monde ? Choix transcendantal entre le vrai entrevu en rêve et le réel dont l’obscène évi- dence aveugle les yeux éveillés. Etymologie du mot « réel » : res, chose. La chose, congel de l’Être que n’irrigue plus le courant de l’amour et du mystère. Et la mort comme dégel...

  Titre d’un livre de Kundera : L’insoutenable légèreté de l’être. Écrasement, non plus sous la pesanteur du mal, mais par l’inconsistance de toute chose — bien ou mal. Retour, par en bas, à l’apesanteur...

  À une belle femme. — Tremblez devant votre miroir : cette beauté dont il vous renvoie l’image n’est pas votre bien (au sens de propriété) : c’est un don immérité de la beauté éternelle et, pour votre âme, un modèle dont elle doit imiter la grâce et l’harmonie. Et si, orgueilleuse de ce don, vous vous en servez comme d’un instrument de conquête, vous serez indigne de l’avoir reçu, et cette beauté dont vous faites aujourd’hui votre complice sera demain votre juge...

  La vida es sueno. — Les êtres les plus éveillés en ce monde d’apparences sont peut-être ceux qui dorment du pire sommeil par rapport aux vraies réalités. Et les « rêveurs » d’ici-bas les plus voisins du grand réveil de l’éternité...

 




Articles récents