Benjamin Walter

15 juillet 1892-26 septembre 1940


Walter Benjamin, un penseur mal entendu

Philosophe, critique d’art, journaliste ou encore traducteur, témoin vivant d’une époque en plein chaos dont la pensée se fait l’écho, Walter Benjamin est avant tout un homme parmi d’autres pour qui la liberté est un maître mot. Sa seule patrie deviendra une Europe en plein déchirement.

Qu’est-ce qui a poussé Walter Benjamin à se donner la mort par empoisonnement à la morphine, le soir du 26 septembre 1940, dans le petit village pyrénéen de Port-Bou ? Pourquoi cet homme qui avait autant aimé les mots que les femmes a préféré renoncer à la vie ? Originaire d’une famille juive allemande, il poursuit à Berlin et à Munich des études de philosophie, jusqu’à son doctorat sur le romantisme allemand. Sa thèse est mal accueillie et ne lui permet pas d’obtenir un poste d’enseignant à l’université.

En 1914, alors que la première guerre mondiale éclate, il est marqué par le suicide de plusieurs de ses amis. Il fait la connaissance de Gershom Scholem, qui deviendra le spécialiste mondial de la mystique juive. De leur dialogue, Walter Benjamin tire une réflexion théologique qu’il applique au langage. Parallèlement, il s’intéresse à la pensée marxiste, encouragé par sa rencontre avec la révolutionnaire ukrainienne Asja Lacis. Toutefois, il ne s’engagera jamais pour aucun parti. Ce grand voyageur collectionne les jouets, s’adonne au jeu et apprécie le hachisch. Admirateur de Kafka et de Klee, il ne cesse de parcourir l’Europe de l’entre deux guerres : Paris, Ibiza, Danemark, Italie … sans jamais arrêter d’écrire, et cherchant en vain à être reconnu, à être entendu. Marié à Dora Pollack dont il a un fils, Stefan Rafael, mais tourmenté par de nombreuses histoires d’amour infructueuses, il finit par divorcer. L’amour aussi est souvent pour lui source de malentendu. Malgré ses amitiés avec Bertold Brecht, Ernst Bloch ou encore Hannah Arendt, Walter Benjamin a du mal à trouver le bonheur : « l’espoir, c’est fait pour les désespérés » écrira-t-il. Exilé et pauvre, drogué et mal aimé, il songe plusieurs fois à se suicider.

Alors que Hitler accède au pouvoir, ses amis se réfugient à l’étranger. Chassé d’Allemagne, il reste à Paris, « patrie pour les sans patrie », « capitale du XIXe siècle », ville de Baudelaire ou de Proust, auteurs qu’il traduit et commente assidûment. Mais la France est occupée. Ses amis philosophes Adorno et Horkheimer lui procurent un visa américain, mais il est trop tard. Il ne lui reste plus que la frontière espagnole pour fuir. Il est arrêté. Ce «romantique moderne» est alors usé par la vie. Celui que sa mère appelait «Monsieur Maladroit » n’a plus la force de supporter cette nouvelle épreuve.
Il préfère mourir que d’être livré à la Gestapo.

La vie de Walter Benjamin est une série de malentendus. C’est surtout sa personne que l'on n’a pas su entendre. Et il faudra encore de nombreuses années après sa disparition pour qu’on reconnaisse le génie et la modernité de l’œuvre de cet homme aux talents multiples.

1. La puissance du langage
A côté d’une approche sociologique, il développe une philosophie du langage qui insiste sur ses fonctions « mystiques ». Le critique ou le traducteur a pour vocation de « libérer le pur langage captif dans l’œuvre ». Le mot est capable de conduire au divin, quand il est exprimé dans sa nature la plus pure. Ainsi, la parole du poète ou encore celle de l’écrivain nomme les choses en leur vérité. Sa théorie s’inspire du romantisme allemand de Goethe, de Hölderlin et de la tradition juive : « Le langage est tout simplement l’essence spirituelle de l’homme » (« sur le langage » in Œuvre I, p. 148).

2. L’« aura » propre à l’art
Walter Benjamin explique qu’avec le développement des nouvelles formes d’art comme la photographie ou le cinéma, l’art peut être reproduit à l’infini et perd ainsi son caractère sacré, son « aura ». En revanche, l’art devient plus accessible et s’ouvre à tous. Par ces progrès techniques, l’art devient la propriété des masses et donne au spectateur une nouvelle responsabilité, celle de juger à titre individuel de l’authenticité d’une œuvre : « Au temps d’Homère, l’Humanité s’offrait en spectacle aux dieux de l’Olympe ; c’est à elle-même aujourd’hui , qu’elle s’offre en spectacle (…). Voilà l’esthétisation de la politique que pratique le fascisme. Le communisme y répond par la politisation de l’art » (« L’œuvre d’art », in Œuvre III, p. 113).

3. Un sens nouveau à l’Histoire
Les traductions ou commentaires benjaminiens sur Baudelaire, Proust, Green, Kraus ou Kafka, les passages parisiens devenus le « théâtre de tous ses combats et de toutes ses réflexions », sont autant d’occasions pour approfondir ses thèses sur l’histoire. Il estime que le présent s’explique qu’en rupture avec le passé. Par exemple, à la lumière du surréalisme, l’histoire se comprend différemment. Cela s’applique particulièrement à son époque, dont il dénonce l’oppression et la violence : « chaque époque devra de nouveau s’attaquer, à cette rude tâche : libérer du conformisme une tradition en passe d’être violée par lui » (« sur le concept d’histoire » in Ecrits français, Folio, 1992, p. 436).

ELSA GODART, philosophe et psychanalyste, docteur de l’université Paris IV-Sorbonne

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Comment briser la règle de l'oppression?
Pour Benjamin, l'oppression n'est pas l'exception mais la règle, une règle qui se perpétue parce qu'on peut la présenter comme un progrès historique (le fachisme à l'époque de Benjamin, le mondialisme ou le terrorisme, aujourd'hui). Pour lui, ceux qui s'offusquent du fait que «certaines choses soient encore possibles aujourd'hui, au XXe siècle», ne sont pas sur le chemin de la connaissance. Leur étonnement n'a rien de philosophique, il ne constitue pas le début de la connaissance, à moins qu'ils ne réalisent que la vue de l'histoire qui rend possible l'objet de leur étonnement (la faim, la guerre, etc.) est intenable.

Benjamin se tenait encore dans le contexte de la lutte des classes et de l'identification claire de l'ennemi. À l'heure actuelle, il est plus difficile d'identifier clairement le «fachisme» mais la pensée de Benjamin trouve toujours son application: le terrorisme est condamnable, mais il s'abrite sous le manteau de la libération de l'oppression et de la contestation de l'impérialisme. La mondialisation est justement dénoncée par les alter-mondialistes, mais elle porte en elle un espoir de rédemption de l'humanité souffrante.

Malheureusement, Benjamin fut lui-même victime de l'oppression. Après avoir fui deux guerres, il choisit de s'empoisonner à la morphine à Portbou en septembre 1940, au moment où, quittant Paris bientôt occupé par les Nazis, il est capturé par les gardes frontières espagnols, qui lui refusent un visa et qui l'auraient livré à la Gestapo.

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L'aura de l'oeuvre d'art
« Dans son célèbre essai L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique (1936), Benjamin insiste sur le fait que la valeur de l’objet d’art plastique en Occident est étroitement liée au caractère unique de l’original : " À la plus parfaite reproduction il manque toujours quelque chose : l’ici et le maintenant de l’œuvre d’art, — l’unicité de sa présence au lieu où elle se trouve. " Cette présence unique de l’original lui confère une forme d’autorité. Benjamin parle d’"autorité de la chose", d’" aura", qui s’exerce par la seule présence de l’œuvre et qui peut aller jusqu’au point où son exposition devienne superflue : "la présence même de ces images a plus d’importance que le fait qu’elles soient vues". "Certaines vierges restent couvertes presque toute l’année, certaines sculptures de cathédrales gothiques sont invisibles lorsqu’on les regarde du sol." Mais cette aura, loin de se limiter à la sphère religieuse, va, à partir du XVIIIe siècle, envahir le monde des beaux-arts. Benjamin le dit très clairement, le rituel lié au beau va se substituer progressivement au rituel religieux : [si] les plus anciennes œuvres d’art naquirent au service d’un rituel, magique d’abord, puis religieux [...] cette liaison fondamentale est encore reconnaissable, comme un rituel sécularisé, à travers le culte voué à la beauté [...] [D]e plus en plus, à l’unicité des phénomènes régnants dans l’image cultuelle, le spectateur tend à substituer l’unicité empirique de l’artiste ou de son activité empirique.
Si l’aura de l’objet est désormais étroitement associée à l’artiste, la dimension cultuelle n’a pas disparu : au contraire, la modernité va assister à l’éclosion d’une « théologie de l’art » qui se déclinera sous la formule de « l’art pour l’art ». C’est bien évidemment le Romantisme qui a sécularisé l’aura de l’œuvre tout en reconduisant les présupposés métaphysiques du christianisme. Le grand mérite de Benjamin est de montrer que l’aura perdure d’une époque à l’autre, de la sphère religieuse à la sphère du beau. »

JEAN-PHILIPPE UZEL, « L'impermanence de l'oeuvre d'art », Reliogiologiques, Université du Québec à Montréal, printemps 2001. Document PDF

Dossier réalisé par
Marc Foglia, mai 2006

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