Violence

Une définition proposée par Blandine Kriegel : "la force déréglée qui porte atteinte à l’intégrité physique ou psychique pour mettre en cause dans un but de domination ou de destruction l’humanité de l’individu". (La violence à la télévision. Rapport de la Mission d’évaluation, d’analyse et de propositions relative aux représentations violentes à la télévision, Ministère de la Culture et de la Communication, France).

La définition de Jean-François Malherbe nous rappelle qu'il existe des violences utiles, choses que le déni de la violence nous fait oublier : «il y a une violence culturelle qui, de n’être pas dite, voire déniée, est parfaitement perverse.»

«Qu’est-ce que la violence? D’après le Petit Robert, la violence désigne tout acte par lequel quelqu’un agit sur un autre ou le force à agir contre sa volonté. Pour ma part, je rejoins cette définition en lui donnant un tour philosophique un peu plus technique. La violence désigne pour moi tout acte par lequel un sujet contraint un autre sujet à faire quelque chose que ce dernier n’aurait pas fait spontanément. Ainsi entendu, le concept de violence est beaucoup plus large que l’ensemble des conduites nuisibles qu’il désigne habituellement. Il inclut des violences "utiles ". Lire la suite plus loin dans ce dossier.

Jean-François Malherbe, Violence et démocratie, Sherbrooke, CGC, 2003

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Essentiel

"Cette notion « élargie » de la violence n’est pas une fantaisie de ma part. Elle se fonde sur les archives de notre culture sédimentées dans l’étymologie de notre vocabulaire. [...] C’est dire que les Grecs de l’Antiquité considéraient que la question de la violence (« bia ») ne se pose pas pour les animaux (« zôoi ») mais seulement dans le domaine de la vie humaine (« Bios»). Cela suggère très précisément que la question de la violence a affaire avec la parole qui est le propre de l’humain. Cela suggère aussi que les animaux ne sont pas, à proprement parler, violents : leurs comportements obéissent simplement aux lois inexorables de la nature. La « violence animale » n’est donc qu’une projection anthropomorphique sur le comportement animal.

En quel sens la violence a-t-elle alors affaire avec la parole? De toute évidence, la violence n’est pas que physique. Elle peut aussi être psychique, comme dans le chantage. Elle peut être également langagière, comme dans l’injure ou la menace, dans l’interpellation, l’arrestation, l’inculpation ou la condamnation. Mais la parole n’est pas qu’un des vecteurs possibles de la violence. Elle est le lieu même où notre force vitale (« bia »), prenant conscience d’elle-même, soulève, à son propre propos, la question éthique. En l’animal parlant, la force vitale prend distance d’elle-même et s’interroge sur sa propre destination. En l’animal parlant, émerge un sujet qui fait retour langagier sur la force de vie qui le traverse et s’interroge sur l’orientation à lui imprimer.

D’être déniée, cette question reçoit une réponse indirecte et perverse : c’est la violence de la tromperie, de la corruption, de la méchanceté, du vice et de la dépravation, toutes manifestations dévoyées et intolérables, de la force vitale. D’être assumée, en revanche, la question ouvre à la sagacité de l’humain le champ tout entier de l’éthique.

Dénier la force qui le traverse fait de l’humain le jouet de cette force. Reconnaître cette force, la nommer, tenter de l’apprivoiser, de la retourner non pas contre elle-même mais au service de l’humain lui-même et de ses projets, fait de ce dernier un véritable sujet. Devenir sujet de sa vie ou rester le jouet des forces aveugles qui la traversent, tel est le défi de l’animal parlant, tel est l’enjeu du politique.

En d’autres termes : en traversant l’humain, la force vitale se trouve (au moins partiellement) décrochée de la nécessité naturelle, désentravée des chaînes de la causalité, affranchie des lois inexorables de la nature (2). Elle se trouve pour ainsi dire livrée à elle-même, affrontée à des choix complexes. D’être ainsi confronté à l’incertitude, l’être en qui cette force s’exprime irrépressiblement tente de se voiler la face, de refouler la question angoissante qui monte en lui, de se renier lui­même comme question. Cette négation ouvre le champ à la destruction de l’être-sujet par les crimes que sont l’homicide, l’inceste, et le mensonge. Elle aboutit à pervertir la force vitale en cette forme de violence que je qualifierai plus loin de « diabolique »[...]

Fidèle à la signification étymologique des mots que j’utilise, j’appelle « diabolique » toute manifestation perverse de la force vitale qui nous traverse et « symbolique » toute manifestation converse de la même force (3). J’appelle aussi « métabolique » le travail éthico-politique qui consiste à transmuter de la violence diabolique en violence symbolique. On pourrait objecter à ce lexique qu’il complique les choses et qu’il serait plus simple de restreindre le mot violence à ce que j’appelle « violence diabolique » et d’appeler force ce que j’appelle « violence symbolique » (4). Cette objection ne manque pas de fondement : elle s’appuie sur nos habitudes de langage les mieux ancrées. Mais elle ne tient pas compte du fait que le langage convenu a partie liée avec le déni de la violence qui nous traverse : il écarte de nous la violence pour la rejeter sur d’autres, sur ceux qui ne sont pas conformes à notre confort de pensée, sur ceux que je qualifierai plus loin de « barbares », d’« idiots » et d’« hérétiques » (5).

Bref, si je tiens à la distinction entre « violence diabolique » et « violence symbolique », c’est précisément parce qu’elle favorise notre lucidité critique en ces matières où l’interdit de penser règne trop souvent en maître incontesté (6). Il faut parfois raconter l’histoire autrement pour que ses enjeux apparaissent sous un jour plus intelligible (7).

Il est en tout cas un phénomène socialement observable que le langage convenu ne permet pas d’expliquer : c’est que la violence diabolique, de ne pas être nommée comme telle, profite pour se développer de l’ouverture occultée qui lui est ainsi ménagée. Tout se passe comme si la violence diabolique se trouvait renforcée par toute tentative de l’écarter, de la taire, de la juguler, de l’exclure. Comment expliquer que nous ne puissions pas nous débarrasser de la violence diabolique, que nous ne soyions pas capables de nous en tenir à la seule force (violence symbolique)?Je forme la conjecture que c’est tout simplement parce que nous sommes aveugles à l’égard de la parenté profonde qui lie les deux expressions (perverse et converse) de la force vitale qui nous traverse. Ne s’agit-il pas en fait de la même force affectée dans l’un et l’autre cas d’indices différents? C’est à explorer cette hypothèse que sont consacrées les pages qui suivent."


Notes
(2) J’ai développé ce point dans mon livre Autonomie et prévention. Alcool, tabac, sida dans une société médicalisée. « Catalyses », Fides, Montréal, 1992, voir spécialement le début du chapitre 7.
(3) Voir mon livre Les ruses de la violence dans les arts du soin, Liber, Montréal, 2003. En grec, le verbe ballein se traduit par jeter. Les préfixes dia-, sym- et méta-spécifient la modalité du geste : dia- indiquant la dispersion, le déchirement, la séparation, sym- signifiant la convergence, la complémentarité, l’union et méta-soulignant le transit, le transformation, l’assimilation.
(4) Évidemment, d’autres définitions de la « violence symbolique » sont possibles et légitimes. Ainsi, par exemple, Pierre Bourdieu écrivait-il que « La violence symbolique est cette coercition qui ne s’institue que par l’intermédiaire de l’adhésion que le dominé ne peut manquer d’accorder au dominant (donc à la domination) lorsqu’il ne dispose pour le penser et pour se penser ou, mieux, pour penser sa relation avec lui, que d’instruments de connaissance qu’il a en commun avec lui et qui, n’étant que la forme incorporée de la structure de la relation de domination, font apparaître cette relation comme naturelle. » (Méditations pascaliennes, « Liber », Éditions du Seuil, 1997, p. 204. Voir aussi le chapitre 5 « Violence symbolique et luttes politiques », pp. 197-244.) Sur la violence symbolique comme convenance collective imposée dont l’arbitraire reste caché, voir aussi Questions de sociologie, Éditions de Minuit, 2002, pp. 67, 256 et 258. P. Bourdieu confère à l’adjectif « symbolique » le sens de « relatif à l’ordre de la culture et du langage ». Pour ma part, en raison de l’étymologie de ces mots, j’appelle « diabolique » la violence qu’il qualifie de « symbolique ». Mais je le rejoins parfaitement pour estimer qu’il y a une violence culturelle qui, de n’être pas dite, voire déniée, est parfaitement perverse.
(5) J’entend ces mots dans le sens de leur étymologie grecque : « idiotès » signifie « qui manifeste une particularité remarquable »; « barbaros » désigne « un humain dont je n’entends point la langue »; et « ‘airétikos » dénote quelqu’un qui est « capable de penser par lui-même ».
(6) Voir mon livre Déjouer l’interdit de penser, Liber, Montréal, 2001.
(7) Voir à ce sujet mon chapitre « Le pardon, transcréationde la violence, in Groupe 21 : Mémoire du XXIe siècle, Cahier 3-4, Création et transcréation, Éditions du Rocher, Monaco, 2001, pp. 79-96.

Jean-François Malherbe, Violence et démocratie, Sherbrooke, CGC, 2003

Enjeux

On associe souvent la violence, la violence urbaine notamment, au chômage. Christian Authier retient une autre explication :

«[S]ignalons que [...] dans les pays occidentaux, les nouvelles formes de délinquance urbaine et l’augmentation spectaculaire des violences civiles [...] se sont produites au milieu des années 60 durant l’apogée des "Trente glorieuses" ou encore que la crise de 1929 n’a pas provoqué de flambées de la criminalité. La banale corrélation - chômage égale criminalité - ne supporte pas l’observation des faits. Plus pertinemment et dès la fin des années 70, un rapport d’Alain Peyrefitte soulignait la dévalorisation de l’acte de produire et l’idéalisation de l’acte de consommer comme l’une des causes essentielles de la délinquance. »

Pour consommer il faut de l'argent, et puisque le but est de consommer de plus en plus, sans s'imposer de limite, il faut que l'argent soit facile. L'exemple vient de haut:
    «À la délinquance financière des élites répond en écho la délinquance des petits caïds de banlieue avec en ligne de mire le même but: l’argent facile. C’est toute une culture de la violence, de la vulgarité et du mépris qui s’étale complaisamment [...]. Ce sont d’abord des notions élémentaires de sociabilité, de civilité, de vie en commun et de respect (de l’autorité, de l’aîné, du plus faible…) qu’il convient de restaurer. [...]»
Le libéralisme économique aggrave la situation en faisant du laisser faire une règle qui s'applique à tous les domaines de la société. Il s'ensuit que l'ordre spontané disparaît sans être remplacé par l'ordre étatique. Christian Authier précise sa pensée:
    «L’attachement traditionnel des responsables politiques et des citoyens à des formes élémentaires de protection économique et sociale s’est transformé depuis une quinzaine d’années chez nos élites politiques en une dénonciation d’«archaïsmes» inadaptés au monde nouveau. [...] Dans la vie économique et sociale, le risque et l’incertitude sont promus comme des valeurs positives. Il faut "bouger", être mobile, moderne, s’adapter, ne pas se crisper sur les "avantages acquis". D’accord, mais pour quel but? La précarité devient un mode de vie. À quel prix? Vue sous cet angle, l’évolution générale de notre société semble cohérente. Si la vie est un "combat" dans lequel le plus fort l’emporte, il n’est pas surprenant que cette lutte s’affiche partout et à chaque instant. Dans les rues comme sur les places boursières.» (S. S.)
Christian Authier, «Insécurités à tous les étages», L'Opinion indépendante, semaine du 9 février 2001 (lien désactivé)

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