Villiers de l'Isle-Adam
« (…) J’ai beaucoup aimé Villiers et, comme vous, je me trouve, certains soirs, alors surtout qu’il m’a fallu subir de stériles bavardages, hanté par l’évocation de l’écrivain qui fut, à coup sûr, avec Barbey d’Aurevilly, le plus étonnant causeur de ce temps.
Je l’ai connu, il y a bien des années, en 1876, à La République des Lettres, où nous écrivions tous les deux et chez Catulle Mendès qui dirigeait cette revue. Puis des fréquentations diverses, des goûts opposés d’existence nous éloignèrent. Après À Rebours, je le retrouvai. Il venait avec son enfant, le petit Totor, dîner le dimanche chez moi. Ce fut, pour ceux qui le virent alors, d’inoubliables fêtes! Villiers si défiant, si légitimement sur ses gardes aussitôt qu’il apercevait des gens de lettres, ne bafouillait plus, comme il avait l’habitude de le faire dès qu’il croyait s’être trop livré et, se sentant au milieu d’amis éprouvés et d’admirateurs sûrs, à l’abri de tout larcin d’idées et de toute traîtrise, il s’emballait, parlait de sa vie alors, devenait tout à la fois lyrique et réaliste, ironique et fol.
Je me rappelle, à ce propos, un 14 juillet où il vint dîner à Montrouge chez le père de Lucien Descaves. Après le repas, il se mit au piano et perdu, hors du monde, chanta de sa voix frileuse et fêlée, des morceaux de Wagner, dans lesquels il immisçait des refrains de caserne, raccordant le tout par des rires stridents, des calembredaines toquées, des vers étranges.
Au reste, personne n’eut au même degré que lui la puissance d’exhausser la farce, et de la faire jaillir effarée dans les au-delà; il avait un punch toujours flambant dans la cervelle. Combien de fois l’ai-je vu, au saut du lit, à peine éveillé, fulgurant comme des soirs où, après le café, il nous narrait de spécieuses anecdotes, d’inimitables contes!
Puis nos réunions s’espacèrent, la maladie le tenait prostré, grelottant dans un lit. Las de Paris, il s’installa à Nogent et son état de santé devint pire. Le docteur Robin reconnut un cancer, lui déguisa la vérité en avouant une dilatation d’estomac et, heureusement, Villiers le crut. Un jour qu’il était plus souffrant, le malade se plaignit à moi de la maison qu’il habitait et qui était, en effet, glaciale comme une citerne, dénuée de soleil, presque décomposée par l’eau; il voulait la quitter et il disait avoir besoin aussi d’infirmiers adroits qui pussent le soulever de son lit et le changer de place. Je lui parlai des Frères Saint-Jean-de-Dieu, rue Oudinot, à Paris : deux jours après, je recevais une lettre de lui m’apprenant qu’il était installé dans leur maison, grâce à Coppée qui s’était entremis auprès du Directeur pour obtenir des conditions de paiement vraiment clémentes. Je l’y trouvai joyeux de ce changement, convaincu qu’il guérirait bientôt, bâtissant mille projets, se proposant de délaisser les brasseries du boulevard, de travailler, loin des journalistes, dans un coin, en paix. Lui qui avait été, pendant toute sa vie, si malheureux, si pauvre, il se trouvait alors relativement dans l’aisance. L’abominable souci de l’argent ne l’obsédait plus. Mallarmé qui fut alors pour lui un très sincère et attentif ami, avait ouvert une discrète souscription, et, de mon côté, je disposais d’assez fortes sommes que le dévoué Francis Poictevin m’avait remises.
Villiers reparlait alors d’Axël, resté sur le chantier : il voulait remanier cette pièce, supprimer des théories qu’il jugeait peu orthodoxes, au point de vue catholique, puis, subitement, il se tut. Pour la première fois peut-être, le don du rêve qui lui permit d’oublier, dans des féeries de cervelle, les tribulations effrénées de la vie, manqua. Il vit l’existence telle qu’elle est, comprit que l’ignoble réalité allait se venger enfin; et, alors, commença son long martyre.
L’estomac ne fonctionna plus, les forces diminuèrent. La maigreur devint atterrante; une hâve couleur de paille couvrit ses traits, dans cette face décharnée, les yeux vécurent, effrayants, vous sondant jusqu’au fond de l’âme dès qu’on entrait. En dépit des efforts de Mme Méry Laurent, une amie qui le choya, le dorlotant, lui apportant des vins authentiques et de sérieuses viandes, Villiers ne put manger; la mort devint proche.
C’est ici que se place l’épisode, triste à pleurer, de son mariage. Villiers, pour beaucoup de motifs qu’il ne décelait point, hésitait, se dérobait, ne répondait pas quand, timidement, après bien des précautions oratoires, nous lui parlions de son petit garçon et l’invitions, pour le légitimer, à épouser la mère avec laquelle il vivait depuis longtemps. Pressé par cet argument qu’après sa mort le ministre de l’Instruction publique pourrait accorder une pension à l’enfant qui porterait son nom, Villiers finissait par dire oui, mais quand il s’agissait de fixer le jour, de faire venir les papiers, il nous traînait en longueur, nous demandait quelques moments de répit, soulevait des objections, finissait par se renfermer dans un tel mutisme que nous devions nous taire. Les amis que le visitaient alors, Mme Méry Laurent, Stéphane Mallarmé, Léon Dierx, Gustave Guiches et moi, nous ne savions plus de quelles rétorsions user pour le convaincre. Il s’affaiblissait d’heure en heure; nous en vînmes à craindre qu’il ne mourût avant même qu’il nous fût possible de réunir les pièces nécessaires pour le marier. Malade d’inquiétude, un matin j’eus l’idée de m’adresser à l’aumônier des frères Saint-Jean-de-Dieu, à un Franciscain de la Terre Sainte, le R. P. Sylvestre. C’était un compatissant et doux moine, qui avait aidé Barbey d’Aurevilly à mourir. Je lui rappelai la lamentable histoire qu’il connaissait, car Villiers s’était confessé à lui et avait reçu la communion de sa main.
Il me répondit simplement : - Venez, attendez-moi là, je vais monter lui dire un petit bonjour. – Cinq minutes après, il sortait de la chambre, Villiers consentait au mariage immédiat.
Le temps pressait : il était difficile de se procurer les actes épars dans les mairies, au loin. Des quelques-uns qui lui restaient fidèles, car tous ses amis de café et de journaux l’avaient naturellement abandonné, il ne restait plus à Paris que Léon Dierx qui était enfermé toute la journée dans un bureau, Gustave Guiches et moi. Nous étions en été, Mallarmé souffrant s’était réfugié à la campagne, Mme Méry Laurent se soignait aux eaux. Ce fut une chasse désordonnée aux pièces. Guiches, un commis de la librairie Quantin qui devait servir de témoin à la femme, M. de Malherbe, se dévouèrent, et, à nous trois, avec l’aide d’un employé de la mairie du septième arrondissement, M. Raoul Deniau, un admirateur de Villiers, qui nous aplanit bien des difficultés contre lesquelles nous nous butions, nous parvînmes, le jour même où l’union devait être célébrée, à apporter les actes.
Le mariage eut lieu dans la chambre. Ici, j’hésite un peu à révéler toute la vérité; et vous jugerez si, parmi les faits absolument exacts que je vous envoie pour étayer la documentation de votre livre, ceux-ci doivent être publiquement livrés; - et je le crois, au fond, car lorsqu’il s’agit de la douleur d’un homme comme Villiers, elle vaut qu’on la dise!
Au moment où il fallut signer les actes, la femme déclara qu’elle ne savait pas écrire. Il y eut un silence affreux. Villiers agonisa, les yeux fermés. Ah! rien ne lui fut épargné; il se reput d’humiliation, se satura d’amertumes. – Et, tandis que nous regardions navrés, la femme ajouta : - Je pourrai faire une croix, comme pour mon premier mari.
Nous lui prîmes la main pour l’aider à tracer ce signe. Après la cérémonie, les quatre témoins, Mallarmé, Dierx, M. de Malherbe et moi nous goûtâmes à un peu de champagne que Villiers voulut, à toute force, nous faire servir, et le R. P. Sylvestre vint, à son tour, pour célébrer le mariage religieux.
C’est alors que nous pûmes apprécier l’âme de ce prêtre. La femme de Villiers visitait dans la journée le malade. Bien que sa situation fût fausse, les frères Saint-Jean-de-Dieu fermaient les yeux sur cette dérogation aux termes de leurs statuts; mais ces visites cessaient naturellement avec le jour. Elle devait sortir dès que tombait le soir. C’était un crève-cœur pour le malheureux qui craignait de mourir dans la nuit, seul. Après qu’il eût béni leur mariage, le R. P. Sylvestre dit d’une voix un peu hâtée : - Bien que les femmes ne soient pas admises à passer ici la nuit, j’ai obtenu, maintenant que vous êtes mariés, que vous ne vous quitteriez plus.
Ce moine avait songé à donner cette dernière joie au mourant! Les larmes emplirent les yeux de Villiers; il fit un geste, puis retomba, excédé, presque évanoui de fatigue. Nous partîmes…
Je fus le voir le lendemain, tous les jours qui suivirent. Il ne pouvait plus parler, vous serrait doucement la main, vous regardait avec des yeux résignés, mais tristes! La veille de sa mort, il avait reçu les derniers sacrements et demeurait absorbé; la face devenue hâve se creusait, la gorge sifflait, je compris que l’agonie était proche. Bouleversé, je dus m’enfuir, car il était tard et la maison allait clore.
Le lendemain, un coup de sonnette me jeta à bas du lit. Je me dis : Villiers est mort; c’était vrai, sa femme s’effondra, en pleurant, chez moi, sur une chaise.
Qu’ajouterai-je maintenant? Mieux vaut se taire, ne pas parler des cormorans de lettres qui s’abattirent sur son cadavre, des reporters qui, venus chaque matin pour guetter son décès et placer l’article, purent enfin toucher leur argent et se dispenser d’aussi fréquentes courses. À quoi bon raconter l’enterrement où, sous une pluie battante, Mallarmé, Dierx, moi, qui conduisions le deuil, abritions de notre mieux, sous nos parapluies, le pauvre gosse qui ne paraissait pas se rendre compte qu’il venait de perdre son père? Un mot pourtant encore, à propos de ces funérailles où le R. P. Sylvestre voulut bien, à l’église Saint-François-Xavier, donner l’absoute : comme nos ressources étaient épuisées, Gustave Guiches et moi, nous allâmes au Figaro et M. Magnard nous offrit aussitôt avec une inoubliable bonne grâce l’argent nécessaire pour enterrer décemment notre ami.
D’autres vous fourniront maintenant, Monsieur et cher confrère, des renseignements plus complets sur sa vie; ils vous détailleront les phases de cette existence désorbitée, gâchée, de cette détresse peut-être unique, tant elle fut, certains moments, profonde, dénuée de pain, délaissée sur le pavé, sans un sou. Je me borne à vous raconter les douloureux épisodes qui précédèrent sa mort, vous avez, dans votre livre, narré ses débuts. Je vous relate sa fin. »
source: Lettre de Huysmans à M. R. du Pontavice de Heussey, Paris, 21 avril 1892 (publiée initialement dans le Supplément littéraire du Figaro du 13 mai 1893)