Ville

Cette définition de la ville est celle du géographe Luc Bureau

Ça prend peu de choses pour faire une ville. Enfin, c'est ce que j'ai appris à l'école. « Lorsque sur une partie d'un pays les maisons sont nombreuses et très rapprochées, cette partie du pays prend le nom de ville ou de village, selon son étendue. » (Les frères des Écoles chrétiennes, op. cit., p. 14.) Des définitions pareilles n'ont plus cours aujourd'hui. C'est autrement plus éclairant, substantiel et profond. Les maisons, si «nombreuses » et si « rapprochées » soient-elles, ne font plus une ville. Ni les hommes d'ailleurs. Si je fréquentais toujours l'école, j'apprendrais, pour mon édification, que la ville est une «forme d'organisation de l'espace » ayant pour but de « maximiser les interrelations sociales », ou encore un « système complexe » destiné à « faciliter les échanges sociaux », ou encore (te)«le foyer d'un champ de forces contradictoires ». Ainsi la ville ne se présente plus comme un lieu « en chair et en os », dans lequel hommes et femmes s'agitent et se regardent, à la fois temples, night-clubs, minibus, pizzerias, contraceptifs, garderies et autres ingrédients. La ville est devenue invisible. Personne n'a jamais vu ça une « structure », une « organisation », ou un « champ de forces». À tort ou à raison, je préfère la première définition. Avec des maisons « nombreuses et rapprochées », on peut toujours inventer des habitants, des rues, des échoppes, des bavardages, mais il m'est difficile de le faire à partir de « structures » et d'« organisations ». Cette langue de bois paralyse l'imagination.

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Photo: Vieux Québec en hiver



Ma méthode de discrimination entre la ville exemplaire et la ville médiocre — à partir de leur seul plan ou dessin — tient de l'égotisme, de l'arbitraire, du paradoxe. Je mets mon honneur à récuser la raison, l'ordre, le corbusianisme, et les « ça va de soi ». Mais afin de donner à cette approche sinon une cohérence, du moins une certaine constance, je me suis fixé quelques critères :


1. Plus le schéma d'une ville est confus ou enchevêtré, plus ses rues apparaissent comme d'inextricables labyrinthes, plus cette ville est pour moi lourde d'un pouvoir de séduction mystérieuse. Il faut avoir le sentiment de pouvoir se perdre dans la ville — avec la possibilité bien sûr de s'y retrouver —, sans quoi l'intérêt s'émousse, la lassitude s'installe : ville à lecture trop facile, sans mystère et sans surprise. L'image de la forêt vaut qu'on l'évoque. Une part importante de la fascination qu'exerce la forêt sur l'homme vient, il me semble, du danger virtuel de s'y égarer. C'est d'ailleurs aux termes de « labyrinthe », de monde mystérieux, défini par son obscurité, sa profusion et son « abondance inextricable » que Baudelaire recourt pour traduire le monde de la forêt (Eigeldinger, 1973, p- 104). Se perdre dans la forêt, c'est s'exposer aux profusions anarchiques ou aux exubérances de la nature. Se perdre dans la ville, c'est s'exposer aux profusions anarchiques ou aux exubérances de la culture. Dans les deux cas, l'esprit n'en ressort jamais tout à fait indemne.

2. La ville, la vraie ville, est ce qui se parcourt à pied sans aucune idée des distances parcourues. Son aire d'extension se jauge aux pas oubliés du promeneur. Oublier ses pas, c'est avoir l'esprit et les sens tout absorbés par la prospection de nouvelles visions et perspectives, de nouveaux repères et visages. Une ville qui n'invite pas à la marche, à ces déambulations lentes qui vous entraînent presque malgré vous dans des itinéraires mal définis, n'est qu'une erreur d'ordre urbanistique, une parodie... ou une banlieue. La configuration et le degré de tassement du réseau de rues permettent souvent de se faire une idée de l'aptitude de telle ou telle ville à stimuler ou à refroidir l'ivresse du marcheur.

3. Plus le tissu bâti de la ville est continu, c'est-à-dire sans rupture excessive qui en brise le rythme, plus cette ville me semble réussie et achevée. Les grands parcs gazonnés apparaissent comme des signes de rupture : ils dévitalisent la ville. Rien ne m'ennuie autant que d'avoir à marcher le long de ces vastes enclos anonymes, legs dérisoires de la campagne à la ville. Je laisse volontiers aux vaches et aux chèvres l'usage exclusif de ces lieux. Je n'ai rien (bien au contraire) contre les minimes clairières urbaines — les petits squares de détente et d'étirement — qui n'interrompent pas la substance de la ville, mais en constituent des traits d'union.

4. Il existe bien d'autres lieux que le génie de la ville déserte. Les trop larges et trop longues artères rectilignes sont d'abominables tranchées de dessèchement de la vie urbaine. Elles sont aussi attirantes pour les flâneries des piétons que leurs soeurs jumelles, les autoroutes à ras de campagne. Leur traversée perpendiculaire constitue un risque aussi téméraire que celui de franchir une ligne de feu. Autres objets de mon ressentiment : les grandes institutions (hôtel de ville, hôpital, stade, collège et université, etc.), sises profondément en retrait de la rue, qui ne remplissent qu'à demi ou au quart les terrains qu'elles se sont appropriés. Trouées incurables dans la substance urbaine, elles maintiennent tout alentour un microclimat de type carcéral, où la vie s'ennuie un peu plus qu'ailleurs.

Fin du texte de Luc Bureau. Source: La Terre et moi, Montréal, Boréal, 1991 p.73-74

 

Essentiel

Un éloge des cités modérées, par Remy de Gourmont

«Les villes trop grandes ne sont plus des villes, mais des agglomérations de maisons sans unité, sans lien véritable. Il faut qu'une cité soit limitée et que, de certains points, tout au moins, on puisse en prendre possession d'un coup d'œil, qu'elle soit une île de pierre à l'ancre au milieu des campagnes. Rouen répond parfaitement à ces conditions. De presque partout et même souvent du fond de ses ruelles les plus étroites, on aperçoit les collines qui l'encerclent, les forêts qui lui font une ceinture d'infini. Il semble qu'on va les toucher, rien qu'en agrandissant un peu son geste et cette illusion se transforme aisément en réalité. Aussi n'a-t-on jamais la sensation d'y être prisonnier. On sait à tout moment qu'on peut s'évader et quitter, pour la forêt d'arbres, la forêt de pierres. C'est un labeur de gagner, du centre de Paris, la forêt factice, encore encombrée d'humanité. A Rouen, en quelques minutes, on est seul sous les voûtes de verdure. C'est peut-être cela que je goûte le plus dans ces cités modérées, c'est qu'elles vous offrent avec le charme des campagnes les ressources d'une civilisation complète. Stendhal ne put jamais se plaire complètement à Paris parce qu'on n'y voyait pas de montagnes. C'est être exigeant, comme de lui reprocher de ne pas renfermer de forêts, mais on peut, du moins, regretter une étendue qui tend à être démesurée et qui coupe toutes relations faciles avec la nature. Mais la grandeur, dans tous les domaines, se paie, qu'elle soit une métaphore ou une réalité.»

Remy de Gourmont, « Une cité », dans Petits crayons, Paris, Éditions G. Crès & Cie, 1921 Photo: Arezzo en Toscane

Enjeux

«Sans mythifier la ville d'hier et sa capacité à faire vivre ensemble des populations différentes, il faut observer le décalage qui s'agrandit entre des villes chargées d'agglomérer, et des cités qui parquent, séparent, préférant la ségrégation à l'unité. La ville d'hier à la fois une et multiple avait inventé des rythmes urbains favorisant l'imbrication, aujourd'hui on se protège d'une ville ressentie de plus en plus comme insécurisante. Est-ce le signe que la fragmentation prend le dessus sur la volonté démocratique de vivre-ensemble dans le désaccord, au risque de faire des zones où l'on ne "passe" plus des foyers de violence?»

Olivier Mongin,extrait d'une conférence présentée dans le cadre de L'Université de tous les savoirs, 19 avril 2000


Ville et développement durable

Aujourd'hui, les habitants des villes «aspirent à une qualité de vie fondée sur la prospérité, la mobilité, la sécurité. Ils veulent une eau potable saine, des alternatives de transport qui mettent fin à la paralysie du trafic et à l'empoisonnement de l'air par l'automobile, des logements décents, une vie socio-culturelle active... Relever le défi de la durabilité revient à satisfaire ces demandes, tout en garantissant aux générations futures de pouvoir jouir des mêmes avantages. Quatre aspects, indissociables les uns des autres, doivent être considérés.

Tout d'abord, le développement urbain doit être durable sur le plan environnemental. Les villes consomment énormément d'énergie, d'eau et de matériaux de construction. Elles sont responsables de deux tiers des émissions de CO2 générées par l'Europe, provenant principalement du trafic routier et des systèmes de chauffage. Il incombe aux autorités municipales de trouver des moyens de réduire leur "pesanteur écologique" et, bien entendu, d'éradiquer toutes les pollutions qui minent la santé des habitants.

Deuxièmement, la durabilité s'inscrit dans le champ économique. Nous devons épargner aux générations futures la dette de nos propres gaspillages. Nous devons construire des immeubles et des équipements urbains qui résistent longtemps. Il faut aussi innover dans le domaine de la rénovation des structures existantes car, dans trente ans, elles représenteront encore 90% de l'espace urbain.

Il faut, en outre, prendre en compte la dimension sociale de la durabilité. Le développement urbain doit favoriser la qualité de vie de l'ensemble de la communauté. Les habitations doivent être confortables, salubres, situées dans des zones où l'accès aux commerces et aux lieux de travail - ainsi qu'à suffisamment d'espaces verts et ouverts -, est aisé.

Enfin, sur le plan culturel, la durabilité implique de préserver le patrimoine et rendre les monuments historiques et les oeuvres d'art plus largement accessibles. Ces témoignages façonnent l'identité locale et régionale (...) et contribuent de manière importante, à l'éducation et à l'économie, par le biais, notamment, du tourisme culturel.»

Les clés durables de la ville [entretien avec David Miles], RDT Info - Magazine de la recherche européenne, no 27, septembre 2000 (site Europa)

Articles


Les villes

Émile Verhaeren
Poème tiré du recueil Les Forces tumultueuses (1902)

La ville: un art de vivre original

Pierre Lucier
Vivre en ville semble être devenu un «problème». Si l'on en croit les nombreuses doléances consignées dans les «lettres du lecteur» et dans les prises de position de plusieurs spécialistes, un grand nombre de citadins ont «mal à leur ville

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