Thoré Théophile

1807-1869
Thoré-Bürger, critique d'art
Défenseur de l'art réaliste
Héritier de Diderot en matière de critique d'art, on lui doit d'avoir défendu le réalisme naissant chez les paysagistes français. Il dénonce l'enseignement prodigué dans les académies, serres chaudes et fermées au monde, où s'étiole l'originalité et où l'on enseigne «des vieilles formes étrangères à la vie.» Il défend un art «humain, en opposition à l'art superstitieux et mystique.» S'il préconise un rôle social pour l'art, c'est davantage par sa dimension morale: «L'art a pour objet la beauté et non l'idée. Mais, par la beauté, il doit faire aimer ce qui est vrai, ce qui est juste, ce qui est fécond pour le développement de l'homme. [...] Un portrait, un paysage, une scène familière peuvent avoir ce résultat aussi bien qu'une image héroïque ou allégorique. Tout ce qui exprime, dans une forme bien sentie, un caractère profond de l'homme ou de la nature renferme de l'idéal, puisqu'il provoque la réflexion sur des points essentiels de la vie.» Aussi rejette-t-il le primat du sujet dans le tableau: «le sujet n'importe guère, pourvu qu'il révèle quelque élément significatif et sympathique.»

Ses réflexions l'amènent à soutenir le développement d'un art réaliste: «Il nous semble qu'un art mêlé d'humanité pourrait désormais remplacer les antiquailles et les mythologiades. Je ne vois plus de naïades dans les ruisseaux, ni d'hamadryades dans les lois; point de sirènes sur la Seine, sauf les canotières en blouse de flanelle bleu ciel. Bah! si l'on faisait ce que l'on voit, amoureusement et honnêtement?» L'oeuvre de Millet et Courbet, dont l'originalité tient «à ce qu'ils se sont mis à regarder la nature, désertée pour des idéalités vagues et fallacieuses», lui offre l'exemple d'un art qui sait débusquer des «images neuves, énergiques et vivaces.»

Même si l'on peut rattacher ses positions philosophiques au mouvement positiviste, ce serait réduire la portée de son oeuvre de peindre Thoré comme un réaliste doctrinaire. Sous sa plume, les nuances abondent et nourrissent une vision complexe de l'art. Critique du romantisme, il reconnaît néanmoins au mouvement «la passion, la vie originale.» Il faut conserver les grands sujets historiques, mais à condition de les ancrer dans les paysages contemporains, et de s'en tenir aux thèmes et aux personnages immortels qui incarnent «le patriotisme ou la vertu: Socrate ou Léonidas, Caton ou Lucrère, le Christ ou Jeanne d'Arc.» Il se tient à égale distance de l'admiration idôlatre pour Courbet et du dénigrement que provoquera plus tard la vanité du peintre. Même chose pour Corot ou Manet, qu'il apprécie, mais auxquels il reprochent une exécution incomplète.

La redécouverte de Vermeer
Amoureux de la peinture hollandaise, il sera le premier à reconnaître la grandeur méconnue et à relever de l'oubli Vermeer. C'est en visitant le musée de la Haye en 1842 qu'il découvre la Vue de Delft de Vermeer. «Voilà quelqu'un que nous ne connaissions pas et qui pourtant mérite fort d'être connu!» note-t-il dès Pendant les dix années qui suivront son exil en 1849 -- l'armistice de 1859 lui permettra de revenir en sol français -- il parcourera les musées de l'Europe pour résoudre l'énigme de celui qu'il a appelé le «Sphinx de Delft.» On lira dans cette série d'articles publiés en 1866 par Thoré, dans la Gazette des beaux-arts, le récit passionnant de cette enquête historico-artistique.

La critique a rectifié au cours des décennies qui ont suivi les travaux pionniers de Thoré, les hypothèses avancées par ce dernier, notamment quant à sa filiation avec l'école de Rembrandt, mais sans pouvoir les remplacer par d'autres données plus sûres. Thoré connaissait déjà le compte-rendu de la vente posthume des biens de Vermeer par sa veuve et bien peu d'autres documents ont permis d'éclairer la biographie du peintre. Malgré un enthousiasme excessif qui le portait à attribuer au maître des tableaux qui n'étaient pas de lui — il avançait le chiffre de 70 tableaux, alors qu'on n'admet aujourd'hui qu'une quarantaine d'oeuvres authentiques — il a su identifier correctement plus du deux-tiers des oeuvres de Vermeer, exploit considérable à l'époque compte-tenu des techniques d'analyse peu développées dont disposait le critique à l'époque. On dit qu'il fut un des premiers à utiliser la photographie à des fins d'expertise scientifiques d'oeuvres d'art.


*******


Thoré-Burger et la redécouverte de Vermeer
«Toutefois c'est à Thoré, ou plutôt à W. Bürger, car c'est sous ce nom de guerre que notre regretté collaborateur entreprit sa campagne d'exhumation, c'est à W. Bürger que Johannes Vermeer est redevable de sa réhabilitation, et c’est à lui qu'il faut en faire honneur. C'est à Bürger, en effet, qui, avec une conviction, une ardeur, une passion qu'on ne saurait trop louer et trop admirer, s'est attaché à découvrir une à une et à mettre en lumière les œuvres de ce peintre inconnu, c'est à lui, c'est à ses constantes investigations que nous devons d'avoir retrouvé une vingtaine d'œuvres bien authentiques de ce maître si puissant et si fort, c'est à son infatigable dévouement qu'il faut attribuer le légitime et grandissant intérêt qui s'attache aujourd'hui aux ouvrages de ce maître si rare et si parfait. Une seule chose a manqué à Bürger, c'est de pouvoir, en fournissant quelques dates certaines, limiter la vie de son peintre de prédilection, de ce «sphinx», comme il aimait à l'appeler. C'est cette lacune que nous venons combler aujourd'hui.

II

Rien n'est plus intéressant, passionnant même, que la chasse au document, surtout quand elle a lieu sur un terrain incertain, mal connu et qui se dérobe à chaque instant sous les pieds du chasseur. Dès sa résolution arrêtée de percer les ténèbres qui entouraient son «sphinx», Bürger fut fort embarrassé et se trouva aux prises avec une prodigieuse quantité de Jan Van der Meer, car aucun nom n'est plus commun en Hollande. Tout d'abord, rien que parmi les maîtres du XVIIe siècle, il en rencontra quatre ayant manié le pinceau: 1°Jan van der Meer, d'Utrecht, qui a peint de grands tableaux et des portraits; 2° Jan van der Meer, de Haarlem, surnommé le Vieux, paysagiste, et 3° Jan van der Meer, de Haarlem, surnommé le Jeune, également paysagiste, mais dans le goût de Berchem, et enfin 4° Jan van der Meer, de Delft. Il lui fallut avant tout faire la part de chacun d'eux.

Son embarras se serait encore accru s'il avait pu fouiller les archives de Delft et sonder les profondeurs de son état civil, pour ne parler que des contemporains de notre peintre, des van der Meer qui habitaient de son temps sa ville natale. Il se serait heurté, en 1640, à un Jan van der Meer, pharmacien, demeurant sur le Voldersgracht; en 1647, à un Jan Jansz van der Meer, veuf consolé qui logeait sur l'Out Beyerlant; en 1648, à un Jan Cornelisz van der Meer, non moins veuf, mais également consolé, et de plus chapelier de son état, ayant son domicile dans la Buitenketelpoort; en 1665, il aurait pris connaissance de l'héritage de Jan Reyers van der Meer, et, en 1680, de celui de la femme du scleoolmeester Johannes van der Meer, etc., etc., complication assurément inattendue, et qui n'aurait pas manqué d'augmenter le désarroi dans lequel il se trouvait plongé.

Mais Bürger fut plus sage. Il ne s'aventura pas lui-même dans les archives de Delft. II alla aux renseignements, s'adressa au gardien attitré du trésor et fut éconduit avec une bonne grâce si parfaite, qu'il demeura convaincu de l'impossibilité de rien arracher à ce précieux dépôt ni au cerbère qui le gardait.»

HENRY HAVARD, «Johnannes Vermeer (Ver Meer de Delft)», Gazette des Beaux-Arts, 1883, p.389-399. (Voir ce texte)



Articles récents