Musil Robert

1880-1942

Robert Musil : l’hyper-intelligence de l’écriture

par                                                                                                                                                                    

Mario Pelletier 

 Lorsque Robert Musil mourut subitement à Genève, le 15 avril 1942, peu de gens eurent conscience que le monde venait de perdre l'un de ses plus grands écrivains. Avec l'Europe à feu et à sang sous la botte nazie, l'époque n'était guère, faut‑il le dire, propice aux reconnaissances littéraires. Mais l'enterrement misérable de Musil, qui ne réunit pas même dix personnes, témoigne, par delà les misères de la guerre, de la haute singularité d'un homme voué sans concessions à une oeuvre plutôt qu'à une production à succès. Après avoir ordonné sa vie à créer par l'écriture L'homme sans qualités, son grand oeuvre, il mourut finalement tel : sans qualités reconnues, sauf du petit nombre, exilé, dépouillé, à l'image de cet au‑delà du visible que son art était en train d'appréhender. On peut maintenant suivre pas à pas le cheminement difficile de ce maître écrivain, plonger pour ainsi dire dans le cerveau laborieux de l'oeuvre, depuis la publication l'automne dernier – un des événements de la dernière rentrée en France – de ses carnets de travail, sous le titre Journaux. Et l'éditeur a saisi l’occasion pour rééditer les oeuvres de Musil, dont L'homme sans qualités, qui vient de paraître dans un nouveau format de poche, en deux tomes. (l)

 Né en Autriche en 1880, Robert Musil est hanté dès sa jeunesse par l'oeuvre absolue. Vers 1903, il note dans ses carnets : « L'un des problèmes de sa vie : son rapport à un éventuel art absolu. » À cette époque, il achève un premier roman, Les désarrois de l'élève Torless. Il est ingénieur à Stuttgart, et son métier l'ennuie. Il s'est mis à écrire ses souvenirs de l'école militaire qu'il a fréquentée adolescent – car il s’était destiné d'abord au métier des armes – et de la brutalité qui y régnait, sorte de préfiguration du nazisme. Le roman a un certain retentissement, à sa parution en 1906. « Grâce à la manière ‘amorale' dont on prétendit que je l'avais traité, le livre fit du bruit, et l'on me sacra 'narrateur'. Sans doute, quand on prétend avoir le droit de ne pas narrer, doit‑on pouvoir le faire, et je crois en être assez capable ; mais ce que je narre a toujours passé pour moi au second plan. Alors déjà, pour moi, l'essentiel était ailleurs. » Cet essentiel sera désormais la quête de sa vie.

 Il le cherche d'abord entre les mailles du récit, dans l'évolution moléculaire, infinitésimale des sentiments. Il met trois années laborieuses à écrire les deux nouvelles de Noces (parues en 1911). La première, « L'accomplissement de l'amour », suit à la loupe les ramifications dendritiques des fantasmes chez une jeune femme qui quitte son mari pour quelques jours et est assaillie en voyage par des tentations d'infidélité. « Mais tandis qu'elle n'avait compris cette fois-là que l'écroulement, l'arrière‑plan toujours mobile fait de sentiments irréalisés devant lesquels toute cohésion s'épuise, la dévaluation, le caractère improbable, insaisissable rationnellement de sa propre vie, et qu'elle avait été près de pleurer, troublée et fatiguée par le secret où elle pénétrait, maintenant, dans l'instant où elle repensait à ce premier mensonge, elle subissait, souffrait jusqu'au fond, dans cette fragilité transparente, mince, miroitante des illusions nécessaires à la vie, le sens des noces : le fait que l'on n'existe qu'à travers l'autre – fait pareil à un sombre corridor de cauchemar – la solitude perdue qui n'ose plus se réveiller, ce glissement de l'amour comme entre deux miroirs derrière lesquels on sait qu'il y a le néant. Ici, dans cette chambre, couverte de son aveu mensonger comme d'un masque, attendant l'aventure d'un autre en elle, elle sentait la merveilleuse, périlleuse, exaltante nature du mensonge et de la tromperie en amour : sortir secrètement de soi pour entrer dans ce qui ne sera plus accessible à l'autre, dans ce que l'on évite toujours, dans la dissolution de la solitude ; enfin, pour l'amour d'une vérité plus grande, dans le vide qui se creuse quelquefois, un instant, derrière les idéaux. »

Le même type d'investigation (et de musique) proustienne a cours dans l'autre nouvelle, « La tentation de Véronique la tranquille ». Il s'agit cette fois d'une femme qui songe à rompre son mariage et en vit imaginairement toutes les étapes, y compris le suicide du mari. Ces incursions dans la doublure du réel, cette « ère du soupçon » que Musil inaugurait en littérature partaient d’un lieu privilégié de l’intelligence, la Vienne du début du siècle. On y poussait le soupçon dans toutes les directions. En psychologie avec Freud, en physique avec Boltzmann, en musique avec Schoenberg, pour n'en nommer que quelques‑uns. Mais cette Vienne était aussi la capitale d’un État hybride, à la veille d’éclater : l'empire austro-hongrois. On y valsait élégamment sur un volcan. C'était, comme l'épingla Hermann Broch, le temps de « la joyeuse apocalypse viennoise ». Plusieurs nationalités – Slovènes, Hongrois, Allemands, Tchèques, Serbes, Croates, etc. –  bouillonnaient sous la pesante bureaucratie austro-hongroise. L'empereur François‑Joseph, qui régnait depuis 1848, avait étouffé toute tentative de réforme sous un conservatisme empesé et autoritaire. Le baril de poudre était prêt. Il ne manquait qu’une étincelle. Le coup de feu d'un extrémiste bosniaque, qui tue l'archiduc François‑Ferdinand et l'archiduchesse, à Sarajevo, le 28 juin 1914, suffira à déclencher la Première guerre mondiale. L'Autriche était donc, au début du siècle, l'épicentre du séisme qui allait culbuter les frontières européennes et secouer le monde. Comme pour mieux marquer ce destin, Vienne abritait alors un peintre raté, nommé Hitler.

 Les Journaux nous montent comment Musil est happé comme les autres par cette guerre. Mobilisé sur le front italien, dans le Tyrol du Sud, il y vit la guerre de positions et de tranchées au jour le jour, prend des notes, esquisse des scènes et des portraits dont il se servira pour une des nouvelles des Trois femmes et pour des textes divers, publiés au fur et à mesure dans des revues et qu'il réunira plus tard sous le titre d'Oeuvres pré-posthumes. Il avouera après coup : « La guerre me tomba dessus comme une maladie, ou plutôt comme la fièvre qui l'accompagne. Durant la guerre et immédiatement après, je fus si occupé par Les Exaltés (une pièce de théâtre) et L'Homme sans qualités en gestation que je restai au moins pour moitié imperméable a ce qui se préparait dans le monde. »

 En réalité, cet Homme sans qualités, il le porte en gestation depuis sa prime jeu­nesse. D'année en année, cela n'a cessé de travailler en lui : ébauches de portraits, de scè­nes, de dialogues, de réfle­xions, qui poussent partout des ramifications dans ce ven­tre laborieux de l'oeuvre que sont les Tagebûcher (car­nets de travail, journaux). Mais la guerre sera l'événe­ment crucial qui donnera le branle à l'accouchement. La paix revenue, Musil, aux abords de la quarantaine, se donnera à son chef‑d'oeuvre, dont il connaît désormais les paramètres. Le roman porte sur une seule année, d’août 1913 à août 1914, soit jusqu'au déclenchement de la guerre. On connaît le fameux début : « On signalait une dépression au‑dessus de l'Atlantique : elle se déplaçait d'ouest en est en direction d'un anticyclone si­tué au‑dessus de la Russie, et ne manifestait encore aucune tendance à l'éviter par le nord ... » Cela présage des jours incertains. Le temps est beau mais cela ne saurait durer. L'idéalisme et le rationa­lisme du XIXe siècle jettent leurs derniers feux. L'ordre ancien se lézarde. Dans Vienne, qui représente dans son architecturé et dans ses rues, l'esprit européen, un accident d'automobile vient tout à coup, en ce beau jour d'août 1913, déranger le bon ordre de la circulation.

 Le héros de l’HSQ, Ulrich, est un jeune homme brillant, dans la crise de la trentaine. À l'image de Musil, il s'est essayé tour à tour à la carrière militaire, au métier d'ingénieur et à la recherche mathématique, mais rien ne l'a satisfait. (« Il lui semblait parfois qu'il fût né avec des dons pour lesquels, provisoirement, il n'y avait pas d'emploi. ») Sans renier la science ni la technique, il veut trouver la voie : le salut de l'âme et de l'esprit à la fois. Il décide alors de « prendre congé de sa vie pendant un an pour chercher le bon usage de ses capacités ». Au cours de cette année qui précède immédiatement la guerre de Quatorze, il se trouve embrigadé dans 1'« Action parallèle », une campagne de glorification de l'empereur François‑Joseph, à l'occasion de son 70e anniversaire d'accession au trône. C'est le point de départ d'une satire profonde, non seulement de la société autrichienne, que Musil surnomme la « Cacanie » – ô Cacanie, terre de nos aieux ! –, mais aussi de la vie moderne dans son ensemble. (« Alors déjà, l'époque avait commencé où l'on se mettait à parler des génies du football et de la boxe...») Dans la deuxième partie du roman, Ulrich revoyant sa soeur Agathe après des années de séparation en tombe amoureux, et c'est ainsi qu'il appréhende ce que Musil appelle « l'autre état ». Dans cet amour incestueux, où il s'unit à l'âme soeur, à son double féminin, et où il rejoint les plus anciens mythes de l'humanité, l'homme sans qualités trouve momentanément un état de grâce, proche de l'extase mystique. Mais c'est aussi la partie qui donnera le plus de fil à retordre à l'écrivain. Au fait, il ne l'achèvera jamais. Autant il avait été relativement aisé de dénoncer les travers de la société, de dire ce que la « voie » n'est pas, autant il sera difficile de définir ce qu'elle est. La première partie de l’HSQ paraît en 1930. La seconde, non seulement Musil ne réussira pas à la terminer, mais rien n'en paraîtra de son vivant. Après sa mort, sa compagne Martha en publiera des fragments, mais il faudra attendre 1952 pour la première édition définitive de l’HSQ en Allemagne, et 1956 pour la traduction française.

L es années trente sont donc particulièrement pénibles pour Musil. Ses Journaux nous le montrent hanté jus­qu'au désespoir par une œuvre qu'il n'arrive pas à finir, en butte à des soucis matériels croissants et rongé par l’amertume du génie méconnu. Il est bientôt obligé de fuir les ten­tacules gammées du peintre raté de Vienne. Lui qui avait dé jà perdu ce qui lui restait de fortune lors de la dévaluation du mark, au début des années    vingt, il se retrouvait désormais poursuivi par la terreur politique, qui de tout temps n'a jamais aimé l'intelligence. Ça et là, dans les Journaux, on rencontre de ces choses vues qui font frissonner quand on sait la suite. Par exemple, Berlin 1933 : « Impression inquiétante : tard le soir, une voiture de police avec fanions à croix gammée et schupos chantant descend à toute allure Kurfürstendamm. » Il doit vite quitter la capitale du Ille Reich. Ses oeuvres sont interdites en Allemagne et en Autriche. Il trouve refuge en Suisse juste avant le déclenchement des hostilités en 1939. Ce sera un exil plutôt amer («... j'habite Genève et personne ne me connaît. ») Il écrira à l'un de ses protecteurs suisses, le pasteur Robert Léjeune : « Devoir attendre sa mort pour pouvoir vivre, voilà un vrai tour de force ontologique. »

 Le tour de force ontologi­que, Musil essayait de le réali­ser depuis longtemps déjà en cherchant par l'écriture àaboutir quasi scientifique­ment à la mystique. Ce qu'il avait, jeune écrivain, com­mencé à chercher derrière lemnarratif, c'était peut‑être cette part de l'homme qui échappe aux déterminismes histori­ques, Issu d'un milieu social profondément menacé, Musil est au départ d'un retour criti­que sur soi de la culture euro­péenne. Il s’est inscrit géniale­ment dans cette tendance dé­but du siècle qui a débouché par ailleurs sur le surréalisme et le Nouveau Roman. Abolir le temps en faisant éclater l'instant à l'infini, que ce soit dans un arôme de madeleine, à la Proust, ou dans le regard transfigurant d'un Ulrich amoureux. D'autre part, selon Milan Kundera notamment, Musil a, avec Broch et Kafka, ouvert l'âge du roman centro­-européen. L'écrivain tchèque croit que « le grand roman de I'Europe centrale a détrôné 1’Histoire ». Notons que Kafka et Musil sont issus tous deux de l'empire austro‑hongrois. L'auteur du Château, lui, a évacué l'Histoire par les déda­les de l'absurde, comme s'il pressentait que l'Europe de l'Est allait s'enfermer pour longtemps dans une forteresse bureaucratique sans visage et sans âme. Passer des procon­suls austro‑hongrois aux satra­pes du néo‑tsarisme rouge, c'est pire que de Charybde en Scylla.

 Pour revenir à Musil, son hyper‑conscience et ce qu'il pressentait comme l'échec de son projet littéraire l'auront sans doute tué précocement. L'acte qui n'arrive pas à s'accomplir, même dans la représentation artistique, est marqué par la mort. Incessamment manqué, il s'agglomère en magnétisme irrésistible, en trou noir qui finit par engloutir l'écrivain. À preuve, Hubert Aquin. Musil, lui, a buté sur l'impossible. Concilier le rationnel et l'irrationnel, résumer le collectif dans le personnel et surtout : finir l'infinissable Mais en ne finissant pas, il a laissé l'oeuvre ouverte, comme le sont bien des chefs-d'oeuvre inachevés, de I'Énéide à la fameuse symphonie de Schubert. N'en est‑il pas ainsi de toutes les recherches du temps perdu ? Elles ne peuvent que rester ouvertes sur la pluralité infinie des possibles, comme le proclame notamment la philosophie d'un Michel Serres.

 C’est peut-être cet infini que Robert Musil a gagné, quand une rupture d'anévrisme l'a emporté brusquement le 15 avril 1942. Il travaillait ce matin‑là sur le chapitre intitulé « Souffles d'un jour d'été » et qui relate, comme par hasard, une expérience mystique, partagée par Ulrich et Agathe : « Le temps s'arrêta, un siècle ne pesait pas plus lourd qu'un battement de paupières, elle était au seuil du Règne millénaire, Dieu lui‑même, peut‑être, s'approchait. Et tandis qu'elle ressentait cela successivement, bien qu'il ne dût pas y avoir de temps ; tandis que son frère, afin qu'elle ne fut pas effrayée par ce rêve, était à côté d'elle, bien qu'il ne parût plus y avoir d'espace, le monde, en dépit de ces contradictions, semblait envahi jusqu'en ses derniers recoins par la transfiguration. »

 (1) D'autres textes inédits nous sont promis par le traducteur Philippe Jaccottet, dans un projet d'édition d'ensemble de l'oeuvre de Musil en français, On sait qu'une nouvelle édition allemande de l'HSQ, refondue et augmentée (six à sept cents pages de plus), à partir de la multitude de fragments et d'ébauches laissés par Musil, est parue en 1978. D'autre part, la correspondance de l'écrivain a été publiée l'an passé, en Allemagne. Puis, il y a ses Essais. Il s'écoulera sans doute plusieurs années avant que la galaxie musilienne nous soit donnée en entier dans la langue de Proust.

 

Robert Musil, Journaux, Tomes 1 et 2, Seuil, 693 et 728 p.; L’Homme sans qualités, Tomes 1 et 2, coll. «Points», Seuil, 793 et 1032 p.; Trois femmes suivi de Noces, Seuil, 246 p.; Oeuvres pré-posthumes, Seuil, 189 p,

 

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