Psychanalyse
Dans ce jugement sur l'influence de Freud, Henri F. Ellenberger présente très bien les forces et les faiblesses de la psychanalyse et en donne une excellente vue d'ensemble.
«L'influence de Freud
Il est extrêmement difficile d'apprécier objectivement l'influence de Freud. Il s'agit d'une histoire trop récente, déformée par des légendes et dont toutes les données n'ont pas encore été éclaircies.
L'opinion générale est que Freud a exercé une puissante influence, non seulement sur la psychologie et la psychiatrie, mais sur tous les domaines de la culture, et que cette influence a été profonde au point de transformer notre façon de vivre et nos conceptions sur l'homme. La question devient plus complexe et plus controversée dès qu'on cherche à établir jusqu'à quel point cette influence a été favorable ou non. Nous avons d'un côté ceux qui voient en Freud l'un des libérateurs de l'esprit humain et qui estiment même que l'avenir de l'humanité dépendra de si elle accepte ou rejette les enseignements de la psychanalyse . A l'opposé sont ceux qui affirment que les effets de la psychanalyse ont été désastreux. La Piere, par exemple, prétend ] que le Freudisme a ruiné l'éthique de a n d ' l'individualisme, de la discipline sur soi-même et du sens des responsabilités qui régissait le monde occidental ? Toute tentative de réponse objective à ces deux questions — la portée et la nature de l'influence de la psychanalyse — se heurte à trois grandes difficultés :
La première, comme dans le cas de Darwin, provient du fait que l'importance historique d'une théorie ne se réduit pas à sa signification originelle dans l'esprit de son auteur, mais inclut aussi les amplifications, les prolongements, les interprétations et les déformations de cette théorie [529]. Aussi, pour apprécier l'influence de Freud faudrait-il commencer par un historique de l’École Freudienne et des divers courants auxquels elle a donné naissance : les freudiens orthodoxes, les continuateurs plus originaux (par exemple les promoteurs de la psychanalyse du moi), les écoles dissidentes proprement dites avec leurs propres schismes et dissensions intérieures, et enfin ces autres écoles (celles d'Adler et de Jung) qui reposent sur des principes radicalement différents, tout en s'étant constituées en réponse à la psychanalyse. Il faudrait encore tenir compte — et c'est au moins aussi important — des déformations et des idées pseudo-freudiennes largement répandues dans le public par les journaux, les revues et les ouvrages de vulgarisation.
La seconde difficulté, plus grave encore, vient de Ce que la psychanalyse, dès ses origines, s'est ; développée dans une atmosphère de légende, si bien qu'une appréciation objective ne sera guère possible avant que l'on ait pu dégager les ; données authentiquement historiques de cette brume de légendes. Il serait d'un intérêt inestimable de découvrir le point de départ de la légende freudienne et d'analyser les facteurs qui ont permis son développement. Malheureusement l'étude scientifique des légendes, de leur structure thématique, de leur développement et de leurs causes reste l'une des provinces les moins explorées de la science , et jusqu'à ce jour rien n'a été publié sur Freud qui soit comparable à l'étude d'Etiemble sur la légende qui se développa autour du poète Rimbaud. Un coup d'oeil rapide sur la légende freudienne révèle deux traits essentiels. Le premier est le thème du héros solitaire, en butte à une armée d'ennemis, subissant, comme Hamlet, les «coups d'un destin outrageant», mais finissant par en triompher. La légende exagère considérablement la portée et le rôle de l'antisémitisme, de l'hostilité des milieux universitaires et des prétendus préjugés victoriens. En second lieu, la légende freudienne passe à peu près complètement sous silence le milieu scientifique et culturel dans lequel s'est développée la psychanalyse, d'où le thème de l'originalité absolue de tout ce qu'elle a apporté : on attribue ainsi au héros le mérite des contributions de ses prédécesseurs, de ses associés, de ses disciples, de ses rivaux et de ses contemporains en général.
La légende une fois dissipée, les faits nous apparaîtront dans une lumière assez différente. La carrière de Freud correspondra alors à la carrière habituelle d'un universitaire d'Europe centrale, carrière dont les débuts n'avaient été que légèrement entravés par l'antisémitisme, et sans plus de déconvenues que celles de bien d'autres. Il vivait à une époque où les polémiques scientifiques avaient un ton plus véhément que de nos jours, et il ne s'est jamais heurté à une hostilité aussi violente qu'un Pasteur ou un Ehrlich . La légende attribue d'autre part à Freud une bonne partie des découvertes d'autres savants, en particulier de Herbart. de Fechner, de Nietzsche, de Meynert, de Benedikt et de Janet, et elle sous-estime considérablement les travaux des explorateurs de l'inconscient, des rêves et de la pathologie sexuelle antérieurs à Freud. Une bonne partie des idées dont on attribue le mérite à Freud étaient des idées courantes, existant à l'état diffus ; son rôle consista essentiellement à cristalliser ces idées et à leur conférer une forme originale. Nous en arrivons ainsi à la troisième grande difficulté à laquelle se heurte une appréciation de la portée et de la nature de l'influence exercée par la psychanalyse. De nombreux auteurs ont essayé de dresser un inventaire de l'influence des idées freudiennes sur la psychologie normale et pathologique, la sociologie, l'ethnologie, la criminologie, l'art, le théâtre et le cinéma, comme aussi sur la philosophie, la religion, l'éducation et les moeurs. Nous n'avons pas l'intention de reprendre ici ces considérations, ni même de les résumer, mais nous voudrions attirer l'attention sur un fait qui a été souvent passé sous silence : la psychanalyse s'est greffée, dès le début, sur d'autres courants de pensée préexistants ou contemporains de portée plus générale. Aux environs de 1895, la profession de neuropsychiatre était devenue très à la mode, on se mettait partout activement à la recherche de nouvelles méthodes psychothérapiques, et des hommes comme Bleuler et Moebius s'efforçaient de « re-psychologiser » la psychiatrie ; les premières publications de Freud se présentaient comme des expressions de cette nouvelle tendance. A la même période, la psychopathologie sexuelle connaissait un puissant développement : la théorie de la libido de Freud prenait sa place parmi d'innombrables autres innovations dans ce domaine. Nous avons déjà indiqué les affinités entre la psychanalyse à ses débuts et les oeuvres littéraires d'Ibsen, de Schnitzler, du groupe Jeune Vienne et des néo-romantiques ; il faudrait y ajouter les mouvements d'avant-garde qui surgirent plus tard, tels que les Futuristes, les Dadaïstes et les Surréalistes . La profession d'athéisme de Freud rejoignait l'attitude de bon nombre de savants contemporains et lui valut l'approbation du Monisten- Bund de Haeckel . Son système fut jugé suffisamment matérialiste pour être adopté par les psychologues soviétiques russes avant que ne le supplantât la psychiatrie de Pavlov . La première guerre mondiale suscita d'amères réflexions sur « le déclin de l'Occident », et les Réflexions sur la guerre et la mort de Freud n'en sont qu'une des nombreuses manifestations . Les désastres dont fut responsable la première guerre mondiale et la catastrophe imminente de la seconde incitèrent les penseurs à chercher des moyens pour sauver le monde . La psychothérapie avait désormais pour tâche de permettre à l'individu de supporter les tensions et les angoisses, d'où le glissement de la psychanalyse de la psychologie des profondeurs à la psychanalyse du moi [538?. Mais ce n'est pas tout, car, dans l'intervalle, les progrès de la technologie avaient donné naissance à la société d'abondance. A un système basé sur le dur labeur et la concurrence sans merci, auquel le Darwinisme social avait fourni son idéologie, succéda un système basé sur la consommation massive, avec une philosophie hédoniste et utilitariste. Telle fut la société qui adopta avec enthousiasme la psychanalyse de Freud, souvent dans sa forme la plus déformée. Les faits mis en lumière par La Piere dans son livre, The Freudian Ethic, sont peut-être exacts, mais il n'est pas juste d'en rendre Freud responsable, pas plus que Darwin ne saurait être tenu pour responsable de la façon dont les militaristes, les colonialistes, d'autres groupes de prédateurs et finalement Hitler et les Nazis se servirent de théories pseudo-darwiniennes. Freud connut ainsi le même sort que Darwin et bien d'autres avant eux : ces hommes ont pu donner l'impression d'avoir déclenché une révolution qui bouleversa toute la culture, alors qu'en fait ils étaient eux-mêmes portés par une vague de fond issue de transformations socio-économiques. Pour revenir à Freud, il nous faudra sans doute attendre longtemps avant de pouvoir déterminer exactement ce que l'on peut attribuer à l'effet direct de ses enseignements, et dans quelle mesure des courants sociaux, économiques et culturels diffus se sont prévalus des concepts freudiens ou pseudo-freudiens pour parvenir à leurs propres fins.
Nous pouvons peut-être essayer maintenant de répondre à cette question délicate : Qu'est-ce qui appartient certainement à Freud et constitue l'originalité la plus profonde de son oeuvre ? Nous pouvons distinguer trois grandes con tributions : la théorie psychanalytique, I méthode psychanalytique et l'organisation psy chanalytique.
Quelle que soit l'abondance de ses sources et 1; complexité de son insertion dans le contexte socio-culturel, tout le monde s'accorde à recon naître dans la théorie psychanalytique un< synthèse puissante et originale qui a susciti d'innombrables recherches et découvertes dan; le domaine de la psychologie normale e pathologique. Toutefois le problème de sor statut scientifique n'est pas encore éclairci. À cet égard, la situation de la psychanalyse offre des ressemblances frappantes avec celle du magnétisme animal en 1818, quand le médecin Virey se demandait pourquoi les découverte; faites dans le domaine de la physique à l'époqut de Mesmer étaient désormais incorporées dans le patrimoine commun de la science, tandis que la validité des idées de Mesmer continuait à être l'objet de discussions passionnées . De même, les découvertes de l'époque de Freud en endocrinologie, en bactériologie, etc., sont aujourd'hui, sans équivoque, intégrées à la science, tandis que la validité des théories psychanalytiques reste contestée par bon nombre de psychologues expérimentaux et d'épistémologistes . Ce paradoxe a conduit maints freudiens à voir dans la psychanalyse une discipline étrangère au champ des sciences expérimentales et plus proche de la philosophie, de l'histoire, de la linguistique ou encore à y voir une forme d'herméneutique? .Plus encore que le cadre conceptuel de la psychanalyse, la méthode psychanalytique est une ; authentique création de Freud et constitue l'originalité la plus intime de son oeuvre. Freud a inventé une nouvelle voie d'approche de l'inconscient, la situation psychanalytique avec sa règle fondamentale, les associations spontanées, et l'analyse des résistances et du transfert.
Mais l'innovation la plus frappante de Freud fut probablement la fondation d'une « école », selon un modèle sans exemple à l'époque moderne mais qui se présente comme une reviviscence des écoles philosophiques de l'antiquité gréco-latine, ainsi que nous les avons décrites dans un chapitre antérieur . Presque dès le début, Freud a fait de la psychanalyse un mouvement, avec sa propre organisation, sa maison d'édition, la réglementation très stricte imposée à ses membres et sa doctrine officielle, la théorie psychanalytique. La similarité entre l'école psychanalytique et les écoles philosophiques gréco-romaines s'est trouvée encore renforcée par l'imposition d'une initiation sous la forme de l'analyse didactique. L'analyse didactique exige du candidat non seulement un lourd sacrifice financier, mais aussi qu'il livre sa vie intime et toute sa personnalité. Le psychanalyste se voit ainsi intégré dans la Société de façon plus indissoluble encore qu'un Pythagoricien, un Stoïcien ou un Épicurien pouvaient l'être dans leurs propres organisations. Jung et quelques autres représentants de la psychiatrie dynamique devaient suivre l'exemple de Freud à cet égard. Nous sommes amenés à voir la réalisation la plus frappante de Freud dans la résurrection d'écoles construites sur le modèle des écoles philosophiques gréco-romaines, et ceci représente, sans aucun doute, un événement notable dans l'histoire de la culture moderne. » À la découverte de l'insconscient, histoire de la psychiatrie.dynamique, SEMEP-ÉDITIONS, Villeurbanne 1974, p463-465