Personne

Jacques Dufresne

 Voici la définition de Boèce, demeurée classique pendant tout le Moyen Âge: Persona proprie dicitur naturae rationalis individua substantia(substance individuelle de nature raisonnable).

C'est chez les stoïciens que le mot personne a pris son sens le plus riche philosophiquement. Il ne suffit pas pour un stoïcien de faire des choix dans l'indétermination, de pratiquer la liberté d'indifférence pour être une personne, il faut que le choix soit fondé, conforme au logos, la raison qui est au centre du monde. La personne c'est, dans cette perspective, le rôle assigné à chacun par la Providence; le mot englobe le devoir de chacun et le sujet qui accomplit ce devoir.

La définition de Max Scheler résume assez bien les diverses définitions du mot au cours de l'histoire. L'idée de personne, conformément à ce que l'étymologie nous apprend, enferme l'idée d'une manifestation, d'un faire paraître. La personne c'est déjà la personnalité. Ce qui se manifeste dans la personne c'est la raison ou l'esprit. Le lieu de cette manifestation n'est pas un simple individu, mais un centre d'actes. Les actes font partie de la manifestation. La personne en droit romain c'est le citoyen qui jouit de la totalité des droits et est pleinement responsable de ses actes.

Pour bien comprendre la définition de la personne par Scheler, il faut partir de sa définition de l'homme et de l'esprit: «Le nouveau principe qui fait de l'homme l'homme n'a rien de commun avec tout ce que nous pouvons nommer vie au sens le plus vaste du mot, psychisme interne ou vitalité externe. Ce qui constitue l'homme comme tel est un principe opposé à toute vie en général, et qui pris en lui-même n'est pas réductible à «l'évolution naturelle de la vie» ; s'il se ramène à quelque chose c'est seulement au fondement ultime du monde — donc à la même réalité fondamentale dont «la vie» est aussi une manifestation partielle. Les Grecs déjà ont affirmé l'existence d'un tel principe et l'ont nommé «Raison». Nous préférons utiliser, pour désigner cet X, un mot dont le sens est plus étendu: ce mot est l'esprit (Geist). Le centre d'actes dans lequel l'esprit se manifeste dans les sphères finies de l'être, nous le désignerons comme la personne; il est en effet bien différent de tous les centres vitaux fonctionnels qui, considérés du point de vue interne, sont nommés aussi centres « psychiques ».

Source: La situation de l'homme dans le monde, chapitre II, Aubier, Éditions Montaigne, 1951.

«Simone Weil: "Le vocabulaire du courant de pensée dit personnaliste est erroné. La personne n'est pas ce qui, en nous, a droit au respect. Ce qui est sacré, bien loin que ce soit la personne, c'est ce qui, dans un être humain, est impersonnel... La vérité, la beauté habitent le domaine des choses impersonnelles et anonymes. La perfection est impersonnelle. La personne en nous, c'est la porte de l'erreur et du péché." (Écrits de Londres). - Ce qui confirme ma répulsion presque viscérale devant toutes les déclamations sur «l'éminente dignité de la personne humaine». Reste la question suivante : si ce qui rend un être sacré, c'est sa participation à ces réalités impersonnelles que sont la vérité, la beauté, l'amour, etc., pourquoi cette participation est-elle accordée à certaines personneset refusée à d'autres? On débouche ainsi sur un personnalisme au second degré: le caractère sacré de la personne humaine tient à sa faculté de s'effacer devant l'impersonnel et, en fonction même de cette transparence, de conférer à l'impersonnel la saveur et le magnétisme qui émanent d'un être unique entre tous. »

Simone Weil commentée par G.Thibon, dans Le voile et masque.

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Une corporation, au sens d'entreprise, est, selon le droit américain, une personne légale. À l'origine, le mot personne n'avait qu'un sens métaphorique, il en fut autrement à partir de 1886. En 1868, le congrès américain ajouta un 14ième amendement à la Constitution. «Aucun état ne peut priver une personne de la vie, de la liberté ou de la propriété sans le recours à loi; ni priver aucune personne de sa juridiction de la protection égale de la loi. («any person of life, liberty or property, without due process of law; nor deny to any person within its jurisdiction the equal protection of the laws.»)

Cet amendement avait pour but d'assurer la protection des esclaves noirs récemment libérés. Les personnes légales appelées corporations ne pensent pas, ne sentent pas, ne souffrent pas, ne vont pas à la guerre, ne votent pas. Il n'empêche qu'elles obtinrent que le 14e amendement s'appliquent aussi à elles, ce qui leur fut accordé par la Cour Suprême en 1886. Ainsi avantagées par une loi destinée à protéger les plus faibles, les corporations résisteront mal par la suite à la tentation d'abuser de leur pouvoir. Avant 1886, loin de jouir de tous les droits d'une personne en chair et en os, elles étaient limitées dans leur action par le souci du bien commun.

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On a pris l'habitude d'étendre la notion de personne au nourrisson, chez qui la raison ne se manifeste guère, puis au foetus, à l'embryon et même aux animaux. Quand on se dit prêt à reconnaître des droits aux animaux, ne présume-t-on pas qu'ils sont des personnes? Cet élargissement du sens a l'avantage d'ajouter à la dignité des êtres vivants chez qui l'esprit ne se manifeste pas, mais est-il sage d'affaiblir le sens d'un mot, de le rendre confus en vue de protéger des êtres vivants? Si on prend l'habitude d'accorder le statut de personne à des embryons que l'on continue de traiter comme des choses, ne risque-t-on pas de créer ainsi un climat où il paraîtra de plus en plus normal de traiter comme des choses les êtres humains auxquels le nom de personne était jadis réservé?

Ne pourrait-on pas trouver des moyens plus efficaces d'assurer la protection des embryons? Est-ce bien la personne, tournée vers l'extérieur, caractérisée par son rôle, ses actes, qui est digne du plus grand respect dans un être humain?

Essentiel

«Simone Weil: "Le vocabulaire du courant de pensée dit personnaliste est erroné. La personne n'est pas ce qui, en nous, a droit au respect. Ce qui est sacré, bien loin que ce soit la personne, c'est ce qui, dans un être humain, est impersonnel... La vérité, la beauté habitent le domaine des choses impersonnelles et anonymes. La perfection est impersonnelle. La personne en nous, c'est la porte de l'erreur et du péché." (Écrits de Londres). - Ce qui confirme ma répulsion presque viscérale devant toutes les déclamations sur «l'éminente dignité de la personne humaine». Reste la question suivante : si ce qui rend un être sacré, c'est sa participation à ces réalités impersonnelles que sont la vérité, la beauté, l'amour, etc., pourquoi cette participation est-elle accordée à certaines personneset refusée à d'autres? On débouche ainsi sur un personnalisme au second degré: le caractère sacré de la personne humaine tient à sa faculté de s'effacer devant l'impersonnel et, en fonction même de cette transparence, de conférer à l'impersonnel la saveur et le magnétisme qui émanent d'un être unique entre tous. »

Simone Weil commentée par G.Thibon, dans Le voile et masque.

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