Ouverture

L'ouverture d'esprit est l'un des idéaux les mieux partagés aujourd'hui. Mais encore faut-il avoir assez de discernement pour choisir les bonnes choses parmi la multitude de celles auxquelles on ouvre son esprit. Or pour acquérir ce discernement, il faut pouvoir se concentrer. Les deux mouvements, heureusement, sont non seulement compatibles, mais complémentaires. Comme le disait Sertillanges, «concentrer et élargir, ne sont, comme systole et diastole, qu'un seul et même mouvement.»

La pensée de cet auteur sur cette question n'a pas vieilli, elle ne vieillira jamais. On est émerveillé de constater comment tout en restant fidèle à la tradition il a entrevu tout ce à quoi la pensée complexe nous oblige. «Étudier véritablement une chose c'est évoquer par degrés le sentiment de toutes les autres et de leur solidarité, c'est se mêler au concert des êtres; c'est s'unir à l'univers et à soi-même.»

«Enfin, pour ennoblir l'esprit du travail, il faut ajouter à l'ardeur, à la concentration, à la soumission un effort d'élargissement qui donne à chaque étude ou à chaque production une portée en quelque sorte totale.

Un problème ne peut être enfermé en soi; il déborde en raison de sa nature propre; car l'intelligibilité qu'il invoque est empruntée à des sources plus hautes que lui-même. Ce que nous avons dit de la science comparée nous renseigne ici. Chaque objet de notre étude appartient à un ensemble où il agit et reçoit de l'action, subit des conditions et pose les siennes; on ne peut l'étudier à part. Ce qu'on nomme spécialité ou analyse peut bien être une méthode, ce ne doit pas être un esprit. Le travailleur sera-t-il dupe de son propre stratagème? J'isole une pièce d'un mécanisme afin de la mieux voir; mais tandis que je la tiens et que mes yeux l'observent, ma pensée doit la maintenir en place, la voir jouer dans son tout, sans quoi j'altère le vrai et dans le tout rendu incomplet, et dans le rouage devenu incompréhensible.

Le vrai est un; tout se tient dans l'unique vérité suprême; entre un objet particulier et Dieu, il y a toutes les lois du monde, dont l'ampleur va croissant à partir de la norme appliquée à cet objet jusqu'à l'Axiome éternel. D'autre part, l'esprit de l'homme lui aussi est un; sa formation ne saurait se satisfaire du mensonge des spécialités considérées comme un émiettement du vrai et du beau en fractions éparses. Si restreinte que soit votre enquête, si exigu le cas qui vous retient, c'est tout l'homme et tout l'univers qui sont réellement en cause. Le sujet et l'objet visent tous deux à l'universel. Étudier véritablement une chose c'est évoquer par degrés le sentiment de toutes les autres et de leur solidarité, c'est se mêler au concert des êtres; c'est s'unir à l'univers et à soi-même.

Nous parlions tout à l'heure de concentration; mais on savait que nous ne voulions point de ce fait rétrécir l'étude. Concentrer et élargir se concilient fort bien; l'un et l'autre est nécessaire. J'appelle concentration la convergence de l'attention sur un point; j'appelle élargissement le sentiment que ce point est le centre d'un vaste ensemble, voire le centre de tout, car dans la sphère immense «le centre est partout et la circonférence nulle part».

Notre esprit a cette double tendance: unifier les détails pour arriver à une synthèse compréhensive; perdre dans le détail, en s'y oubliant, le sentiment de l'unité. Il faut équilibrer ces deux penchants. Le premier répond au but de la science, le second à notre faiblesse. Nous devons isoler pour mieux pénétrer, mais ensuite il faut unir, afin de mieux comprendre.

Ne placez donc pas, en travaillant, votre point de vue trop bas. Pensez de haut. Gardez l'âme d'un voyant en épluchant les broutilles du vrai, et à plus forte raison ne rapetissez pas les questions sublimes. Sentez-vous en rapport avec les grands secrets, dans le souffle des grands êtres; percevez la lumière qui filtre ici ou là, mais qui plus loin, en continuité avec ce filet ténu, inonde les univers et rejoint la Source pure.

Corot ne peint pas un arbre en oubliant l'horizon; Vélasquez pose ses Ménines en plein Escurial, en pleine vie, il serait plus vrai encore de dire en plein Être, car c'est ce sentiment du mystère de l'Être qui fait de ce prodigieux talent un génie qui stupéfie l'âme en charmant les yeux. C'est une règle de l'art de peindre, qu'il faut surtout penser au morceau qu'on ne peint pas, et que d'ailleurs le morceau cède au caractère, à la portée générale du sujet, à l'élargissement hors la toile.

L'artiste, à propos du moindre détail, doit être en état de rêverie universelle; l'écrivain, le philosophe, l'orateur, en état de pensée et d'émotion universelles. En posant le doigt sur un point de la mappemonde, il faut sentir toute son étendue et sa rondeur. C'est toujours du tout que l'on parle.

Fuyez ces esprits qui jamais ne peuvent sortir de la scolarité, qui sont esclaves du travail au lieu de le pousser devant eux en pleine lumière. Se laisser ligoter par d'étroites formules et se pétrifier l'esprit dans des formes livresques est une marque d'infériorité qui contredit clairement la vocation intellectuelle. Ilotes ou éternels enfants: tel est le nom de ces prétendus travailleurs, qu'on trouve dépaysés en toute haute région, devant tout horizon large, et qui volontiers réduiraient les autres à leur orthodoxie de primaires étriqués.

Le génie est de voir, dans le travail, ce qu'on n'y mettra point, dans les livres ce qu'ils ne sauraient dire. Les interlignes d'un grand texte en sont le vrai trésor; ils suggèrent, ils donnent à penser que rien n'est étranger aux plus profondes pensées de l'homme. Au lieu de les diminuer, de les vider, prêtez donc aux sujets restreints ce qui en fait la solide substance, à savoir ce qui ne leur appartient pas, mais est commun à eux et à d'autres, à eux et à tous, comme la lumière est commune aux couleurs et à leur distribution sur les êtres.

L'idéal serait d'établir dans son esprit une vie commune de pensées qui se pénétreraient et n'en feraient pour ainsi dire qu'une seule. Ainsi en est-il en Dieu; peut-on trouver un meilleur modèle pour guider de loin notre pauvre science?

L'esprit esprit de contemplation et d'oraison que nous avons requis nous rapprocherait tout naturellement de cet état; il porte ce fruit de lui-même. En adoptant le point de vue de Dieu, grâce auquel chaque chose obtient son suprême raccordement et toutes leur cohésion, on doit se sentir au centre de tout, invité par des richesses et par des possibilités inépuisables.

Si l'on veut bien y réfléchir, on se rendra compte que l'espèce d'éblouissement qui nous prend en face d'une vérité nouvelle tient à ce sens des perspectives indéfinies et des attaches universelles. Ce seul pas fait dans le sens du vrai est comme une randonnée de lumière. On voit le monde sous un nouveau jour; on sent le tout qui palpite au contact du fragment retrouvé. Plus tard, cette idée, ramenée en deçà des confins où elle jouait le rôle d'une avant-courrière, pourra sembler mesquine à celui qu'elle éblouissait; n'évoquant plus qu'elle-même, elle perd vie, elle déçoit le sentiment de l'infini qui est l'âme de toute recherche.

Les grands hommes ont souffert de ce dessèchement des pensées. Leur vision était grande: ils trouvent leurs résultats petits. C'est pourquoi il faut les lire, eux aussi, dans un esprit non littéral, non livresque, dans un esprit de dépassement qui les rendra simplement à eux-mêmes. La lettre tue: que la lecture et l'étude soient esprit et vie.»

A-D. Sertillanges, La vie intellectuelle.

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 « Pour n’exclure personne, il faudrait faire le vide en soi, se dépouiller de toute consistance, n’être rien d’autre, au bout du compte, que le geste même de l’ouverture... » (Alain Finkielkraut)

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