Crémazie Octave

1827-1879

« Depuis un siècle, la renommée d’Octave Crémazie a pris des significations diverses, mais elle n’a connu aucun déclin. Les contemporains et les générations suivantes ont longtemps continué de chanter et d’admirer avec émotion quelques strophes vibrantes. Mais pour l’homme d’aujourd’hui, plus touché par le malheur exemplaire du poète et par les faiblesses d’une œuvre brutalement interrompue quand elle eût dû commencer à sortir du balbutiement, Crémazie est le symbole littéraire par excellence de l’aliénation canadienne-française.

Quelle que soit la variété, et parfois l’exotisme des sujets que le hasard ou la circonstance lui inspirèrent, le ressort essentiel des exercices poétiques de Crémazie est l’expression d’une certaine identité nationale. C’est ce qui lui valut d’être considéré comme l’écho sonore de son peuple. Or ses poèmes les plus justement célèbres appartiennent de façon très caractéristique à ce que le critique Gilles Marcotte appelle une poésie d’exil. Exil dans le temps, car le poète, incapable d’assumer à fond les conditions concrètes d’une époque ingrate et décevante, cultive la nostalgie du passé glorieux, irrémédiablement révolu. Comme son Vieux soldat canadien, Crémazie comparait « le bonheur d’autrefois aux malheurs d’aujourd’hui ». Il s’écriait : « Qui nous rendra cette époque héroïque? » Exil aussi dans l’espace, car la patrie de l’esprit c’est la France à qui l’on veut en vain s’identifier à travers l’image livresque et mal assimilée qu’on en a. Semblable à son héros du Drapeau de Carillon, « il était exilé dans sa propre patrie ». La réalité canadienne, le paysage même sont décrits à coups de lieux communs, avec des accents qui dénotent l’emprunt et l’artifice. Ainsi, dans ce pays où deux siècles les ont établis, Crémazie et le Canadien dont il est la voix ne mènent-ils qu’une existence illusoire : leur âme est ailleurs. Il n’est donc pas étonnant que le poème le plus long – quoique inachevé – et le plus original de Crémazie, la Promenade de trois morts, se joue avec une complaisance morbide dans l’obsession macabre et torturante de la mort. Avec une bonne foi significative et sans probablement s’en rendre compte, le poète ne saisit toujours que l’envers de la vie ou que d’inviables faux-semblants.

Certes les épreuves que Crémazie a traversées dans ses dernières années québécoises ont dû aggraver sa fondamentale mélancolie. Pourtant il s’est ingénié à bannir de sa poésie toute allusion directe à ses souffrances personnelles – qui s’y retrouvent néanmoins. En tout cas ses poèmes sont bien le miroir révélateur des générations qui s’y sont reconnues. Lorsqu’il se vit déraciné dans sa France chérie, replié sur son drame intime il ne fit plus de vers.

Cette quarantaine de poèmes très inégaux qu’il composa de 1849 à 1862 et qui constituent son œuvre, correspondent en fait à un apprentissage assez hasardeux du métier poétique. La gaucherie et la lourdeur des meilleures pièces tiennent pour une part à la curieuse méthode que le poète pratiquait : il élaborait tout au long ses poèmes dans sa tête et ne les transcrivait qu’achevés. Mais il est clair aussi que, imbu comme ses contemporains de la rhétorique la plus superficielle du romantisme français, Crémazie ne pouvait, consciemment ni par instinct, concevoir la poésie avant tout comme une création de langage. En cela, rimeur sincère visité par la muse éloquente, il fut, durant toute sa carrière active, exilé de la véritable poésie, autant qu’il le serait ensuite de son pays. Lorsque bénéficiant d’un recul suffisant il passait un jugement sévère sur le Drapeau de Carillon, son poème le plus admiré, sans doute voyait-il davantage ce qu’il eût fallu faire. Mais la phrase qu’il écrivait, le 27 janvier 1867, à son ami l’abbé Casgrain, quand celui-ci l’enjoignait à reprendre la plume, traduit de la façon la plus poignante la destinée qu’on lui reconnaît aujourd’hui de poète maudit assujetti fatalement au silence : « Les poèmes les plus beaux sont ceux que l’on rêve mais qu’on n’écrit pas ».

En revanche, son œuvre en prose, si fragmentaire qu’elle soit, révèle la présence d’un authentique écrivain. Le Journal du siège de Paris est un document spontané d’une grande valeur psychologique sur la qualité d’âme et d’intelligence de celui qui l’a tenu au cours de ces mois historiques. Sans apprêts – car ces 200 pages n’étaient en rien destinées à la publication –, Crémazie réussit à nous communiquer de la façon la plus concrète et la plus convaincante les angoisses et les privations qu’un homme simple, lucide et magnanime a connues dans un quotidien tragique. Par ailleurs sa correspondance avec sa famille, partiellement connue et qu’on souhaite voir découvrir un jour dans toute son étendue, est directe, naturelle, émouvante et pathétique. Enfin c’est dans ses lettres à l’abbé Casgrain que Crémazie, se livrant avec verve et lucidité à la critique de soi et des autres ou dissertant à bâtons rompus sur les problèmes culturels de son pays, manifeste une sensibilité littéraire comme on n’en retrouve pas d’analogue au Canada français dans tout le XlXe siècle.

Ainsi Crémazie, figure mythique parmi les poètes, demeure-t-il pour la postérité un prosateur habile et toujours vivant, malgré sa situation dans le temps ».

Réjean Robidoux, article «Octave Crémazie», Dictionnaire biographique du Canada en ligne (Université Laval, University of Toronto et Archives nationales du Canada) - site des ANC et de la Bibliothèque nationale du Canada


Crémazie, Casgrain et la littérature canadienne-française au XIXe siècle

« Si nous parlions huron ou iroquois, les travaux de nos écrivains attireraient l'attention du vieux monde », écrit Octave Crémazie à l'abbé Henri-Raymond Casgrain dans l'un des premiers débats épistolaires sur le statut de la littérature québécoise. Non, réplique le clerc, le Québec possède « une littérature indigène, ayant son cachet propre, original, portant vivement l'empreinte de notre peuple, en un mot, une littérature nationale ».

Selon le libraire et poète, les écrivains du Québec ont le désavantage de parler un français trop châtié pour être pris au sérieux par la France. Ils auraient plus de succès s'ils écrivaient dans une langue franchement étrangère. « On se pâmerait devant un roman ou un poème traduit de l'iroquois tandis qu'on ne prend pas la peine de lire un volume écrit en français par un colon de Québec ou de Montréal ».

Mathieu-Robert Sauvé, Les écrivains du "no man's langue", iForum (Université de Montréal), vol. 34, no 22, 21 février 2000

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