Misère
Certains mots ne peuvent être définis clairement que par leur opposition à un autre mot, c'est le cas du mot misère.
«Selon un sage Borana, (l'effort de vivre ) devrait déboucher pour tous les membres d'une communauté sur ce qu'il appelait, dans la langue de ses ancêtres, fidnaa ou gabbina, ou "le rayonnement d'une personne bien nourrie et libérée de tout souci."
C'est dans cet esprit que nous avons été amenés à régénérer une bien vieille distinction entre la pauvreté et la misère: une distinction attribuée à saint Thomas, pour qui la pauvreté représentait le manque du superflu, alors que la misère signifiait le manque du nécessaire. C'est dans ce sens que, bien plus tard, Proudhon parlera de la pauvreté comme " la condition normale de l'homme en civilisation", que Péguy comparera la pauvreté comme un réduit, un asile sacré, permettant à celui qui s'y bornait de ne courir aucun risque de tomber dans la misère , et que l'historien Michel Mollat, enfin, a conclu que la misère était, jusqu'à la Révolution industrielle, un accident plutôt qu'un phénomène sociologique.
Partant de cette distinction, la pauvreté serait ainsi un mode de vie, une condition essentiellement fondée sur les principes de simplicité, de frugalité et de considération pour ses prochains. Ce serait un mode de vie imprégné des concepts de qana'at (ce mot voulant dire, en persan et en arabe, contentement de ce qu'on a et de ce qui est perçu comme la part de chacun dans l'ordre cosmique), de convivialité et de partage avec d'autres membres de sa communauté. Il représenterait une éthique et une volonté de vivre ensemble, selon des critères culturellement définis de justice, de solidarité et de cohésion sociale, autant de qualités nécessaires à toute forme culturellement conçue pour confronter la nécessité.
La misère représenterait par contre une toute autre condition. Elle exprimerait la chute dans un monde sans repère où le sujet se sent soudain dépossédé de toutes ses forces vitales individuelles… et sociales qui lui sont nécessaires pour prendre en main sa destinée. Dépourvu de ses moyens de défense et tombé dans un état d'impuissance totale, le sujet, ainsi brisé dans son corps et âme, rappelle le sort d'un noyé en danger de mort que seul une bouée de sauvetage lancée par d'autres peut éventuellement sauver. Dans ces conditions, l'extrême malheur et le désespoir risquent de provoquer chez l'infortuné une altération de sa trempe de caractère. Comme le constate Simone Weil, son je est alors détruit du dehors, "ce je étant d'autant plus vite tué que celui qui subit le malheur a un caractère plus faible."
La misère morale qui déshumanise ainsi ses victimes, ne serait cependant pas le seul fait des indigents. Elle frappe de manière peut-être plus pernicieuse encore les riches et les nantis avides de superflus. Dans ce dernier cas, elle représente l'obsession pathologique du plus avoir et l'insensibilité totale aux autres; elle est aussi à l'origine de cette alliance perverse que l'on voit souvent se former entre les miséreux les plus désespérés et les protagonistes des mouvements extrémistes, fascistes ou fascisants, populistes et fondamentalistes qui déshonorent les pauvres, sous prétexte de les sauver.»
Majid Rahnema: source dans cette encyclopédie.
Les misères
La misère modernisée
Arrêter d'inséminer la misère.