Essentiel
Dans
Les mots et les choses, Michel Foucauld distingue deux épistémè, deux façons de penser le monde, l’une caractérisée par la similitude, l’autre par la différence. Il décrit le passage de l’une à l’autre au XVIe siècle, passage qui est aussi l’accès à la modernité. Dans
Sciences de l’homme et tradition, Gilbert Durand note qu’il se limite à évoquer l’épistémè antérieure :«Il prend toutefois notre culture fortement en marche, ne se demandant pas à quel univers épistémologique se rattache cette préhistoire encore vivante au XVIe siècle qu’il appelle la prose du monde. Or cette épistémè qu’il recueille mourante au XVIe siècle, elle s’est formée dans les quelque dix siècles qui précèdent l’aventure philosophique classique et moderne. Elle ne peut se comprendre – à travers par exemple la théorie des signatures que par référence à cette vision du monde autistique, comme dirait un psychologue – que constitue l’homocentrisme de la théorie du microcosme.»
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Plus loin, Gilbert Durand précise ce qui distingue l’époque moderne de l’époque antérieure : «Reprenons en effet les intentions des deux "épistémè " que nous avons étudiées : elles ne sont pas de même nature. Le champ, la strate, qui coïncide avec " l'époque " moderne – soit comme nous l'avons dit avec le déclenchement de la civilisation faustienne d'après le XVIe siècle – dans sa visée positiviste ne voit dans l'univers qu'un ensemble disparate qu'unifie seule la méthode, c'est-à-dire les relations logiques. L'autre strate celle de l'homme traditionnel – qui se trouve pour nous être l'homme " médiéval " mais qui, se répétant dans les assises d'autres cultures n'est finalement que l'homo
sapiens néolithique et paléolithique – se veut plus avec une dignité sans complexe une gnose unifiante où l'homme n'est pas qu'un principe méthodologique, mais une figure de la Création (ou du Cosmos, de l'ordre universel) tout entière parce qu'il est l'image de Dieu. Pour la science, l'homme n'est qu'un épicentre fragile et vide, pour la tradition, l'homme est un lieu de " passage " où se comprend et se concrétise le secret qui lie la Création au Créateur, " le secret de Dieu. "»
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Après avoir démontré le caractère permanent et universel de l’homme traditionnel, Gilbert Durand précise que si ce dernier peut intégrer les conquêtes de la science à son histoire, l’homme moderne, qu’il appelle ici l’homme philosophique occidental, est contraint de rejeter la tradition. «Il découle de ceci que ces deux conceptions de l'homme ne sont pas symétriquement exclusives : si l'homme philosophique occidental est bien obligé – pris dans les rêts de l'histoire de sa civilisation prolongeant sa culture – de récuser la tradition, à l'inverse l'homme traditionnel n'est pas obligé de récuser les données et les conquêtes de la science : dans sa vision " cosmique ", ordonnée, des choses, il peut remettre à sa place – assez restreinte – la machine que lui offre la technique. Mutation lourde de conséquences et qui marque peut-être la fin de la suprématie de l'adulte blanc civilisé.
Il découle donc enfin de cette pérennité de la figure traditionnelle de l'homme, sa supériorité sur les civilisations, les techniques et les machines qui passent et se " démodent ". Comme nous l'écrivions il y a dix ans déjà, c’est le p
oète ou le sorcier qui demeurent, et c'est le savant qui vieillit. Pour le magicien c'est toujours l'aurore.»
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Vu sous cet angle, l’homme n’est pas seulement un petit monde, il est le
petit du monde, l’enfant du monde, comme on le voit dans un poème du savant Claude Ptolémée, qui vécut à Alexandrie vers l’époque de Marc-Aurèle et eut en commun avec le sage empereur une vision du monde fondée sur la similitude entre l’homme et le monde.
«Moi qui passe et qui meurs, je vous contemple étoiles!
La terre n’étreint plus l’enfant qu’elle a porté.
Debout tout près des dieux, dans la nuit aux cent voiles,
Je m’associe, infime, à cette immensité;
Je goûte, en vous voyant, ma part d’éternité.»
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Que serait la poésie la plus chère aux êtres humains, y compris ceux d'aujourd'hui, sans cette similitude entre les deux mondes.
«Je te porte dans moi comme un oiseau blessé...»
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Les métaphores qui font, qui sont la poésie même au XXe siècle, reposent souvent sur la similitude ressentie entre le macrocosme et le microcosme, sur une connaissance qui, loin de se réduire à une construction de l’esprit humain, ou à une adéquation de la chose et de l’esprit, repose sur une expérience commune à l’homme et à un élément de l’univers ou de la nature. Les deux morceaux du
symbole sont alors réunis.
1-Gilbert Durand, Science de l'homme et tradition, Éditions du Sirac, Paris 1975, p.52
2- Ibid. p.53.
3-Ibid. p.55
4- Traduction : Marguerite Yourcenar,
La Couronne et la lyre, Paris, Gallimard, 1979, p.407
5-Louis Aragon,
Il n'y a pas d'amour heureux.
Enjeux
Quand on cherche des remèdes aux maux de la planète, on mise généralement sur une science et une technique semblables à celles qui sont à l'origine des maux. Cette science et cette technique étant elles-mêmes indissociables d'une vision du monde où la nature est étrangère à l'homme, que peut-on raisonnablement en attendre? Ne vaut-il pas mieux écouter ces poètes romantiques, ancêtres de nos écologistes, que l'on peut qualifier de prophètes parce qu'ils ont pressenti la nécessité de rétablir le rapport traditionnel avec le monde et de faire graviter la science de l'avenir autour de ce rapport?