Marche-exercice

Pour un être humain, la marche est la façon la plus naturelle, la plus autonome et la moins coûteuse de se déplacer. C'est la façon la plus lente aussi. Ce qui explique pourquoi l'homme moderne, aimant la vitesse, de la voiture ou a de l'avion, a perdu le goût de la marche, qu'il ne pratique que dans des tunnels, des corridors et des terrains de stationnement.

Il importe de distinguer la marche comme mouvement naturel, comme immersion spontanée dans un milieu vivant, physique et symbolique de la marche comme acte volontaire que l'on s'impose comme un but en soi, pour atteindre des objectifs abstraits.

«Il est, précise André Schlemmer, antinaturel, ennuyeux et même fatigant de demander à un être d'accomplir un exercice qui n'a de sens qu'en soi ou qui ne correspond qu'à une conception rationnelle. L'effort qui n'est pas porté par la spontanéité expressive ou efficace n'est pas seulement lassant : il réussit mal à être éducatif, formateur et bienfaisant. Les exercices analytiques et scientifiques, qu'il s'agisse de gymnastique, d'entraînement aux sports ou de piano, sont antinaturels et, de ce fait, leur résultat est médiocre, malgré le temps et l'effort demandés.

Les mouvements les plus efficaces, les plus formateurs, les plus synthétiques, sont en même temps les plus naturels. Un tigre, une gazelle, un milan accomplissent leurs gestes avec une force, une souplesse, une précision, une économie, une grâce même, vraiment admirables; leurs formes acquièrent un développement et une harmonie parfaites, sans avoir jamais d'autre éducation physique que la pratique des mouvements qui sont pour eux naturels, c'est-à-dire nécessaires et instinctifs, des mouvements qui sont l'expression de leur être. C'est là la découverte géniale de Georges Hébert et l'inspiration de toute son oeuvre.» (André Schlemmer, La méthode naturelle en médecine, Paris, Seuil, 1969)

Essentiel

«Je n'écris bien qu'assis», écrit Flaubert. Commentaire de Nietzsche: «Je te tiens là, nihiliste, les grandes pensées ne nous viennent qu'en marchant!» C'était aussi l'opinion du péripatéticien Aristote, celle de Kant, celle de Rousseau.... La ville de Heidelberg, rendue célèbre par les philosophes illustres qui ont enseigné dans son université, se distingue notamment par son Philosophen Weg, un sentier dans la colline qu'empruntèrent, entre autres, Karl Jaspers, Hannah Arendt et Martin Heidegger.

Voici le témoignage de Daniel Halévy sur la marche. « La marche a son vertige, quel marcheur ne le sait ? Son rythme invariable fixe l'esprit, endort la volonté et délivre les rêves. Périgord, Bourbonnais, lumières de crépuscule et d'aube, cônes d'Auvergne, nuit toute légère, aérienne, que de souvenirs mêlés en moi! Le rythme de mon pas les presse, exalte ma pensée.

II faut marcher : c'est le plus vieil exercice des hommes. Nos pères ont traversé l'Asie, l'Europe, leurs pas ont fait sonner deux continents. Comme eux, il faut marcher : c'est la plus antique habitude, elle n'est pas perdue, mais seulement affaiblie, et bien vite on la réacquiert. C'est la marche qui a fait l'homme et le corps de l'homme est fait pour la marche, il se réconforte en marchant, il s'apaise, il se réjouit. Et l'esprit de l'homme, comme son corps, est fait pour la marche, pour la durée d'un jour et la longueur d'une étape. Rien ne lui est si favorable que l'aube du départ et le crépuscule de l'arrivée. » (Daniel Halévy, Voyages aux pays du centre).

Enjeux

Pour Ivan Illich, le penseur de l'autonomie, la dépendance à l'endroit de la voiture dans les déplacements est le prélude à la perte d'autres formes d'autonomie. La personne qui s'en remet pour ses déplacements à des engins coûteux, conçus par des experts et dans le cas de l'avion du train, conduits par d'autres experts, aura bientôt la même attitude pour ce qui est de son alimentation, de sa santé, de son éducation et même de sa vie affective. Cela a pour effet de réduire la distance qui sépare l'être vivant et donc autonome, appelé homme du robot dont tous les gestes sont savamment planifiés et télécommandés.

Cela entraîne aussi des formes nouvelles d'inégalité. Voici à ce propos un passage d'une conférence sur la vitesse que Jean Robert prononçait à Lausanne en décembre 2003. Ami et collaborateur de longue date d'Ivan Illich, Jean Robert est un architecte qui s'est passionné toute sa vie pour l'histoire urbaine et qui s'est doté au fil des ans des outils d'analyse nécesssaires à la compréhension d'un phénomène beaucoup plus complexe qu'il ne semble l'être à première vue.

«Se déplacer à plus vive allure que celles de ses pieds est toujours recourir aux services des autres, c'est toujours consommer le temps de travailleurs mobiles ou immobiles. La question que je pose est: si tous les kilomètres parcourus dans une société étaient divisés par toutes les heures de transport et de travail nécessaire, cette vitesse sociale généralisée serait-elle comparable à celle de la bicyclette ou à celle de la marche à pied?

Sur ses jambes, l'homme peut parcourir quatre, cinq ou six kilomètres en une heure. En avion, sur l'autoroute ou en train, celui qui se donne le luxe de la vitesse consomme toujours du travail humain. Plus il se déplace rapidement, plus il en consomme. Par exemple, l'automobiliste français capitalise sous son siège des heures de travail à Billancourt ou à Sochaux, au puits de pétrole du Kuwait, à la compagnie Esso, à la pompe à essence, sans compter le travail donné au fisc, aux juges, aux chirurgiens et aux agents de la circulation.

1. Les transports mécaniques permettent de remplacer le temps passé à marcher par des heures de travail d'autres personnes.

2. La puissance des moteurs cache que, pour transporter un homme sur six kilomètres, il faut toujours, quelle que soit la vitesse produite, environ une heure de travail social.

Des études de budgets-temps pourraient amender ce chiffre, mais elles n'en modifieraient pas l'ordre de grandeur. De fait, entre 15 et 20% des travailleurs français sont employés par l'industrie des transports.

Le "temps social" consommé par les transports est de trois espèces: a) temps salariés des travailleurs des transports, b) temps non salarié des transportés, c) temps non salarié des non-transportés affectés par le transport des autres. (TQV, p. 63)

Le temps consommé par les transports n'est pas uniquement le temps que les usagers passent dans des véhicules. C'est aussi le temps qu'ils passent à marcher vers les véhicules, le temps des non-transportés détournés vers des surdéplacements ou mis en attente.

3. Les usagers des transports les plus performants ne payent jamais la totalité des coûts qu'ils engendrent. Ils exportent ceux-ci vers des tiers innocents. Les avions, le TGV, les autoroutes exportent des coû ts non couverts vers la société. Les économistes parlent de coûts externes ou externalités et de l'impossibilité de les internaliser.

Pour accélérer les uns, il faut ralentir les autres. Le transport urbain est un jeu où les usagers sans poids social s'arrêtent pour regarder passer les usagers dotés de poids social. Les autoroutes sont des coupures-sutures: elles relient dans le sens longitudinal et coupent dans le sens transversal, accélérant les uns et ralentissant les autres. L'automobiliste qui fonce vers Charles de Gaulle au petit matin pour ne pas manquer son rendez-vous de midi à Londres coupe la route à la ménagère de Roissy qui espère arriver à la maison à temps pour préparer le déjeuner. Un film de Lucius Burkhardt montrait les détours que l'autoroute imposait aux habitants d'une banlieue de Zuerich ou de Bâle.

4. Les transports motorisés opèrent des transferts nets de privilèges des plus pauvres vers les plus riches.

5. Les études de transport ne prétendent pas que les transports font gagner du temps, ou économisent du temps social en termes absolus. Elles révèlent comment ils font gagner du temps à valeur élevée, comment ils maximisent la valeur du temps totale d'une société. De fait, les transports ne font pas gagner de "temps social" mais en consomment, au contraire, de plus en plus (TQV, p. 52, n.1)

L'instrument de cette discrimination est un dispositif économique qui permet d'imputer à chacun une valeur du temps correspondant à sa catégorie socio-professionnelle. La valeur de votre temps serait en gros votre revenu horaire pondéré par des critères de confort ou d'inconfort. C'est cette valeur du temps imputée qui permet aux aménageurs de décider qui doit être accéléré et qui doit être ralenti. Les ralentis sont invités à considérer que les accélérés étant plus productifs qu'eux - preuve en est qu'ils sont mieux payés - il participent davantage à la constitution du gâteau global. La construction du troisième aéroport de Londres, disait la Commission Roskill, fera tomber une pluie de livres sterling sur les quartiers pauvres comme les quartiers riches de la ville.

III Comme le dilemme du prisonnier, les transports dits rapides sont un jeu a somme négative. Le temps qu'ils me font gagner tu le perds. Permettant la vitesse à quelques-uns, ils imposent des pertes de temps à la majorité. La vitesse est contre-productive. L'encombrement est le premier niveau de la contre-productivité. »

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