Millet Jean-François
«La nature avait ses peintres: Paul Huet, Théodore Rousseau, Corot, Jules Dupré. Les paysans devaient avoir le leur. Et ce peintre devait être Millet. Quel homme, quel autre génie étranger au travail de la terre eût su les comprendre!
Certes l'art n'avait pas attendu que l'étincelle divine s'allumât dans l'âme de Millet pour s'essayer aux formules de la vie pastorale. Les cerveaux fatigués du tumulte du monde, les cœurs tourmentés ont de tout temps cherché un refuge parmi les bergeries que l'art leur ouvrait, depuis Longus, Théocrite et Virgile, jusqu'à George Sand, en passant par l'Astrée, le Lignon, et même par Trianon; et, clans notre peinture française, depuis l'Arcadie du Poussin jusqu'à Decamps, en traversant les satins de Watteau et les déshabillés de Boucher.
Mais dans ces formules il semble qu'on retrouve les partis pris de là marquise de Rambouillet (« Les esprits doux et amateurs de belles-lettres ne trouvent jamais leur compte à la campagne.»). Il n'en est pas une où le vrai ne soit altéré, parfois adorablement faussé. On y rencontre la préoccupation constante d'atténuer le réel au profit de tel ou tel idéal de style, de pureté, de sentimentalisme même, ou de galanterie raffinée. Pour cet art-là, comme pour Mme de Staël, « l'agriculture sentait le fumier »
Après Jean-Jacques Rousseau et Bernardin de Saint-Pierre, les grands paysagistes que j'ai nommés tout à l'heure nous avaient rendu la terre. Nul encore n'avait osé nous rendre le paysan. Notre école tourna longtemps autour de ce problème: mettre l'homme vrai dans son milieu vrai. Par une sorte de calcul psychologique très juste, quoique inconscient, nos peintres préparèrent l'avènement de la réalité la plus voisine de nous-mêmes en nous familiarisant d'abord avec la réalité lointaine ou ses semblants. Ils découvrirent l'accord de l'homme et de son milieu en Italie (Schnetz), en Orient (Decamps, Marilhat), dans la régence de Tunis (Eug. Delacroix), en Algérie (M. E. Fromentin). Ces découvertes accomplies, on finit par la plus simple, on découvrit le cœur même de la France. J.-F. Millet eut cette gloire.
Jusqu'à Millet, l'art, dans cet ordre d'idées, avait été le flatteur complaisant, l'interprète courtisan des rêveries rustiques chères à des sociétés blasées sur les côtés factices de la civilisation. Rappelez-vous encore l'Aminta du Tasse, les Pastorales de Racan, les Idylles de Segrais, le Comme il vous plaira de Shakespeare et Mélicerte de Molière, ces étincelantes fantaisies, et Gessner et J.-J. Rousseau lui-même. Il faut remonter au Livre de Bulle ou s'arrêter alors au chapitre de l'Homme de La Bruyère pour trouver une expression rigoureusement sincère de la vie rurale. Je ne nomme pas ici les peintres du Nord. À part quelque figure épisodique çà et là, clans.l'aeuvre d'Albert Cuyp, je vois que tous, Ostade, Téniers, J. Steen, Rubens lui-même n'ont voulu voir que les joyeuses bestialités des paysans, leurs rixes, leurs jeux, leurs danses, leurs longues stations sous les treilles et dans les tabagies. Ce sont là les descendants grossiers du Bacchus flamand. Triptolème ne leur est rien.
Retournons donc à cette terrible page de La Bruyère, toujours citée par chacun de ceux qui ont eu à parler de l'œuvre de Millet. Elle en est la préface la plus éloquente: «L'on voit certains animaux farouches, des mâles et des femelles, répandus par la campagne, noirs, livides et tout brûlés du soleil, attachés à la terre qu'ils fouillent et qu'ils remuent avec une opiniâtreté invincible: ils ont comme, une voix articulée, et quand ils se lèvent sur leurs pieds, ils montrent une face humaine, et en effet ils sont des hommes. Ils se retirent la nuit dans des tanières où ils vivent de pain noir, d'eau et de racines; ils épargnent aux autres hommes la peine de semer, de labourer et de recueillir pour vivre, et méritent ainsi de ne pas manquer de ce pain qu'ils ont semé»
Oui, cela n'est que vrai, le paysan de J.-F. Millet, le plus souvent et de premier aspect, est l'animal farouche des Caractères. Il demeure ployé sous la tyrannie de la glèbe et du labeur qu'elle exige. L'excès de la peine physique a étouffé en lui tout développement intellectuel. Il semble nous dire que le travail des bras est exclusif, non des fonctions de l'âme, mais des fonctions du cerveau. Il peut prier; penser, non. C'est pourquoi nous ne voyons nul éclair en ses yeux. Même quand il parle à Dieu, il penche son front vers le sol (l'Angelus).
Sa beauté est dans l'action, action grave, lente, mesurée; et dans l'action son attitude tient plutôt de l'allure que du geste. Son corps, aux organes façonnés par les obstacles, en raison des obstacles, prend des raideurs et aussi des souplesses spéciales, voisines de l'animalité, appropriées à la nature de son travail. Sa poitrine, ses reins, son cou, ses quatre membres, ses extrémités se déforment ou se forment, de l'enfance à l'âge d'homme, en vue de certaines puissances déterminées pour la fécondation du sol. Il devient une force: hélas ! une force aveugle. Car il n'a même pas la jouissance immatérielle de la nature et de ses beautés. S'il regarde l'horizon, c'est pour juger du temps du lendemain. L'harmonie des couleurs, la finesse des tons, la grâce des contours, la majesté des lignes, échappent à sa connaissance. Il en reçoit la sensation, il n'en a pas le sentiment.»
Extraits: ERNEST CHESNEAU, "Jean-François Millet", La Gazette des beaux-arts, Paris, 1874, série 2, vol. 11, p. 431 et suiv.
Jugement de Baudelaire dans les Curiosités esthétiques:
«M. Millet cherche particulièrement le style; il ne s'en cache pas, il en fait montre et gloire. Mais une partie du ridicule que j'attribuais aux élèves de M. Ingres s'attache à lui. Le style lui porte malheur. Ses paysans sont des pédants qui ont d'eux-mêmes une trop haute opinion. Ils étalent une manière d'abrutissement sombre et fatal qui me donne l'envie de les haïr. Qu'ils moissonnent, qu'ils sèment, qu'ils fassent paître des vaches, qu'ils tondent des animaux, ils ont toujours l'air de dire: "Pauvres déshérités de ce monde, c'est pourtant nous qui le fécondons! Nous accomplissons une mission, nous exerçons un sacerdoce!" Au lieu d'extraire simplement la poésie naturelle de son sujet, M. Millet veut à tout prix y ajouter quelque chose. Dans leur monotone laideur, tous ces petits parias ont une prétention philosophique, mélancolique et raphaélesque. Ce malheur, dans la peinture de M. Millet gâte toutes les belles qualités qui attirent tout d'abord le regard vers lui.»
CHARLES BAUDELAIRE, Oeuvres complètes: Curiosités esthétiques, v. 2, édité par Théophile Gautier, Paris, Calmann-Lévy, [s.d].