Inuit
Autochtones de la région arctique. Dans la langue inuite, l'inuktitut, le mot « inuit » signifie « les gens ». Au Canada, ils vivent au-delà de la limite forestière dans les Territoires du Nord-Ouest, dans le Nord québécois et au Labrador.
Nous cherchions un court texte donnant une vue d'ensemble de la culture des Inuit et un aperçu de leur vie quotidinne. Nous avons choisi ce texte de de l'anthropologue Bernard Saladin D'Anglure. Il est tiré d'un long article intitulé Les Inuit à l’école de Rabelais, de Descartes ou de Lévi-Strauss ?
Regard anthropologique sur l’éducation interculturelle.
«Si nous nous sommes ainsi attardé dans l'univers de Rabelais c'est qu'il présente de remarquables points de comparaison avec l'univers inuit ou du moins avec ce qui, dans la culture inuit, constituait la toile de fonds de l'éducation traditionnelle, avant l'instauration dans le nord du système scolaire canadien. Cette éducation était prise en charge aussi bien par la famille restreinte que par la famille étendue, et même par le groupe entier. L'accoucheur ou l'accoucheuse, qui avait présidé à la naissance d'un enfant et lui avait noué le cordon ombilical, jouait un rôle de tuteur dans son éducation, notamment lors de ses premières performances. Les personnes âgées, dépositaires du savoir et du système de valeurs, assuraient la supervision. Elles étaient appelées à se prononcer sur les performances et les comportements des enfants et recevaient en contrepartie les cadeaux et parts de gibiers distribués lors d'actions réussies pour la première fois. L'enfant progressait ainsi à son rythme, sous le regard encourageant, critique et complice des générations ascendantes.
Dans ce livre paru chez Hurtig, à Edmonton, l'art de la photographie atteint un sommet.
Il est intéressant de remarquer qu'en raison des pratiques anthroponymiques les enfants avaient presque toujours des noms d'ascendants décédés, parfois de sexe différent du leur ; cela déterminait leur identité et l'on s'adressait à eux comme s'ils étaient les ancêtres morts ; on pouvait aussi les travestir en hommage à leurs éponymes. Mais surtout, certains d'entre eux étaient socialisés comme s'ils étaient de l'autre sexe, soit que leur nom provienne de quelqu'un (de l'autre sexe) très proche et très cher, soit que l'on ait besoin dans leur famille d'un enfant de l'autre sexe pour seconder l'un des parents dans ses tâches. Ce chevauchement de la frontière des sexes, ou des genres, n'était pas sans conséquences sur le destin des jeunes travestis qui très souvent étaient appelés, plus tard, à remplir des fonctions chamaniques (cf. B. Saladin d'Anglure, 1984, 1985, 1986). À l'adolescence ils devaient apprendre les tâches correspondant à leur sexe biologique mais restaient toute leur vie marqués par cette éducation.
Parallèlement au fait pour un enfant d'être considéré comme un ascendant, on le célébrait, lorsqu'il attrapait ses premiers petits gibiers, comme s'il avait pris de gros gibiers ; ainsi le moineau capturé devenait-il une oie, le scorpion de mer un morse etc... opérations qui consistaient en fait à transposer l'enfant, son statut, ses produits et ses actes à une échelle supérieure à la sienne afin de l' évaluer comme s'il était un adulte, et, partant, de le sécuriser.
L'apprentissage des rôles liés à la division sexuelle des tâches se faisait essentiellement sur le terrain, dés l'âge de six ou sept ans, auprès de la mère et des femmes âgées pour les filles, auprès des chasseurs pour les garçons. Quant aux travestis, qui représentaient environ quinze pour cent des enfants, on les socialisait dans leur nouveau sexe social. En raison de l'éducation, somme toute très individualisée, qu'il recevait on réprimandait très rarement un enfant avant qu'il n'atteigne l'adolescence ; mais, alors, une autorité très forte s'exerçait sur lui de la part des aînés et des ascendants. D'une identité fantasmatique privilégiant l'épanouissement individuel avec la complicité de tout le groupe, il entrait dans des rôles sociaux de production ou de reproduction entièrement contrôlés par le groupe qui lui assignait tâches et obligations tout en lui garantissant aide et partage sur une base de réciprocité.
C'est à l'aune de la vie qu'il faut évaluer l'univers culturel inuit, qui se structurait et prenait sens, dans le grand procès collectif de reproduction de la vie, véritable espace-temps circulaire où les défunts comme les nouveau-nés sont à la fois devant et derrière, où l'identité est flexible et souvent multiple et les frontières symboliques peuvent se chevaucher à commencer par la frontière des sexes, comme aussi celle entre les humains et les animaux, celle des vivant et des défunts, celle du monde visible et du monde invisible, du rêve, de la transe et du mythe, en particulier dans le chamanisme
Cet univers est en fait conçu comme un vaste système de transformation (voir la figure 1) où les relations homme / femme, humain / gibier, vivant / défunt, entretiennent des rapports analogiques, et les différentes échelles du cosmos des relations d'homologie : ainsi l'iglou est-il conçu comme un macrocosme de l'utérus, et un microcosme de la voûte céleste ; ainsi le lemming est-il un pou pour le géant et un caribou pour le nain, comme le renard est un ours blanc pour le nain et un lemming pour le géant (cf. B.S.A. 1978, 1980a, 1980b, 1986). Cette capacité de changer d'échelle va de pair avec une vision holiste de l'univers et une vision holographique de ses composantes. Un axe apparaît dans cette vaste construction (figure 1), il part de la frontière des sexes (sociaux) où il s'exprime, au niveau utérin par la croyance que certains bébés peuvent changer de sexe en naissant ; il traverse le niveau domestique avec le chevauchement des rôles sexuels résultant de la socialisation inversée et du travestissement ; il débouche enfin sur le niveau cosmique où chamanes et grands esprits chevauchent la frontière des sexes comme aussi toutes les autres frontières. Cet axe, qui met en rapport "troisième sexe" et chamanisme est celui de la médiation, de la gestion des crises et de l'imprévu ; il joue un rôle essentiel dans la reproduction sociale du groupe et constitue en quelque sorte la clef de la logique de la vie.
Dans ce système de transformation les éléments, objets ou individus, sont considérés non pas en raison de leurs positions mais de leurs possibilités qui s'expriment selon les circonstances (cf. J. Briggs 1983). C'est ainsi que l'artiste tente de découvrir la forme qui se cache dans la pierre qu'il veut sculpter ; c'est ainsi également que la famille tente de découvrir quelle âme de défunt a pris place dans le corps du nouveau-né... Dans le monde des objets, la différence entre un traîneau et un kayak est faible quand on sait que dans certaines régions de l'arctique on transformait le kayak en traineau, à la fin de l'été, pour revenir des territoires de chasse au caribou, au moment des premières chutes de neige. Les formes que prennent les objets, les animaux et les humains ne sont que des apparences derrière lesquelles se cache une réalité plus profonde. Réalité du mythe du rêve et de la transe chamanique, où l'espace se courbe et le temps s'aplatît.
Individualisme et liberté, pour l'enfant, étaient donc de mise jusqu'à la puberté, jusqu'à l'adolescence. Alors s'opérait un véritable renversement d'attitude et le groupe des adultes en accueillant ses nouveaux membres productifs leur signifiait la totale soumission aux règles sociales dans laquelle ils allaient dorénavant devoir vivre. Des fêtes saisonnières venaient périodiquement renforcer le primat de la solidarité et du partage dont la plus célèbre porte, à Igloolik, le nom de TIVAAJUT.
Cette fête, encadrée par les chamanes se tenait ordinairement au moment du solstice d'hiver. Elle donnait lieu à des mascarades, à des jeux de force et à des repas collectifs entrecoupés de scènes grotesques et d'épreuves de rire qui s'achevaient ordinairement par le réappariement, pour une nuit, des couples présents. On traduisait ainsi la grande inquiétude collective suscitée par l'absence des migrateurs et des animaux hibernants, et par la disparition du soleil. L'épreuve du rire constituait le point fort de cette fête lorsque deux chamanes masqués- l'un d'eux était travesti- cherchaient à provoquer, par leur facéties grotesques, le rire des femmes. Cette épreuve serait à rapprocher de celle que subissaient les chamanes lorsqu'ils se rendaient dans la lune, alors qu'une femme grotesque tentait de les faire rire pour les réduire à l'état d'âmes-mortes. Cette femme mythique dénommée à Igloolik Ululijarnaq est désignée au Groenland par le nom de Nalikateq ; on la représente dans cette région sous une forme androgyne illustrée, sur la figure 2, par une culotte phallique et un couteau d'homme qui lui sert à battre son tambour.
Dans cet univers, qui n'est pas sans rappeler le monde carnavalesque et grotesque, de la culture populaire du Moyen-Age si bien illustré par l'oeuvre de Rabelais, le partage des conjoints, le partage de la nourriture et le partage des enfants (avec l'adoption) semblaient relever d'une même logique sociale visant à déposséder chaque individu de certains de ses biens pour mieux assurer sa survie et celle du groupe.»