Enjeux
De la justice entre les générations
«Si nous pensons aujourd'hui la justice comme un rapport d'équilibre non seulement entre les personnes mais aussi entre les générations, c'est que nous avons pris l'habitude de vivre et d'espérer sous la protection de l'État-providence. Nous lui avons remis le soin de répartir la richesse entre les travailleurs et les chômeurs, entre les riches et les moins bien nantis, entre les personnes bien portantes et les malades. Cette répartition de la richesse prend aussi la forme d'un échange entre les générations. En investissant par leurs impôts dans l'éducation des jeunes, les adultes s'assurent d'une relève qui, quelques décennies plus tard, pourra cotiser au régime de retraite et payer leurs soins de santé à la vieillesse. Dans les sociétés traditionnelles, et encore aujourd'hui dans plusieurs régions de l'Afrique et de l'Asie, l'échange entre générations est l'affaire des familles. Les parents espèrent d'une progéniture nombreuse le moyen d'une assurance-vieillesse. Ils nourrissent et éduquent leurs enfants dans l'espoir qu'à leurs vieux jours, ils pourront compter sur leur aide. Persuadées que cette justice commutative des familles ne suffisait plus, les sociétés modernes ont fait de la justice entre générations une affaire d'État, régulée par l'assurance-sociale et la redistribution collective de la richesse.
Dans les temps de prospérité, comme nous en avons connus au lendemain de la Deuxième Grande guerre jusqu'au début des années soixante-dix, les mécanismes de cette assurance et de cette redistribution se sont implantés, sans que les ponctions faites par l'État ne pèsent d'un trop grand poids. La croissance soutenue de la richesse ouvrait les carrières publiques et privées aux talents et aux générations. Les protections syndicales semblaient établir plus de justice entre les travailleurs et les patrons. Sitôt arrivés le krach pétrolier de 1973, puis la conjugaison du chômage et de l'inflation, puis enfin la nouvelle économie d'aujourd'hui, qui crée de la richesse sans augmenter l'emploi et l'inflation, le système d'échange entre générations a commencé à accumuler des ratés, des inégalités de traitement, voire des aberrations. Ce qui tient ce système c'est un édifice fait de lois, de règlements publics et corporatifs, de contrats privés et de conventions collectives formant ce que l'on pourrait appeler «le complexe légal». Dans nos sociétés, nous employons beaucoup d'énergies et de personnes à maintenir ce complexe, qui régit dans le détail l'accès aux emplois et le partage des richesses, des privilèges et des pouvoirs de décision. Ce complexe a ses lourdeurs et se modifie moins vite que n'avance la société.
La justice entre générations est-elle réalisable? Idéalement, l'État devrait assurer un équilibre des charges et des bénéfices entre les générations. C'est là une vaste idée, que le Législateur devrait avoir comme point de mire, sans toutefois pouvoir prétendre la réaliser. Une foule incalculable de facteurs rendent ardue la réalisation de cette idée de justice. En fait, les conditions dans lesquelles l'État pratique l'échange entre les générations changent continuellement. Dans les années soixante, croissance et emploi allaient de pair, et les artisans de la Régie des rentes, de l'Éducation et de la Fonction publique québécoises étaient persuadés que toutes les générations auraient naturellement leur juste part. Ces artisans avaient en tête un horizon de justice particulier, à savoir qu'ils misaient sur certaines données sociales et économiques; par exemple, que la croissance économique serait sans fin, ou que l'État, en stimulant la demande de consommation par des emprunts, pourrait ensuite rentrer dans ses frais. Aujourd'hui, notre horizon de justice est tout autre, mais le «complexe légal», qui évolue moins vite, procède encore de l'horizon qu'avaient les modernisateurs des années soixante.»
MARC CHEVRIER,
«La justice entre les générations», L'Agora, 1996