Humanisé par votre portable?

Humanisé par votre portable?

Par Jacques Dufresne

Il porte trois noms en français. Vous l’appellerez cellulaire si vous avez le sentiment qu'il vous enferme dans une cellule, mobile si vous êtes sensible au fait qu’il vous précède et vous surveille sur les routes du monde, portable si vous le portez avec la conviction que vous le précédez et le contrôlez, que c’est vous qui le tenez en laisse et non lui.

Les allemands l’appellent Handy, nom qu'aurait sans doute choisi le paléoanthropologue Leroi-Gourhan, aux yeux duquel l’humanisation suppose trois éléments : « un singe se met debout, libère la face pour la parole, la main pour l’outil. »[1] Ce bipède prométhéen a eu beau transformer les pierres en hache, se munir de sifflets pour étendre la portée de sa voix, l’essentiel lui manqua jusqu’au jour où l’outil total lui fut proposé : un outil qui tient dans sa main, porte sa voix et son image aux confins du monde, transmet la musique des sphères à son oreille. À quatre pattes, il n’aurait jamais pu l’utiliser. Il fallait qu'il se dresse. En introduisant ici un peu de finalité – le hasard ne peut tout de même pas expliquer une invention si complexe – on pourrait dire que le singe s’est dressé en vue de pouvoir un jour utiliser un portable!

Outil global

Outil global. C’est l’auteur de Ontologie du téléphone mobile, Maurizio Farraris qui le dit : « Il permet de se connecter à tous les systèmes de communication, orale ou écrite, d’accéder à tous les systèmes d’enregistrement (écriture, image, musique), de vérifier son extrait de compte bancaire, de payer son billet de métro ou sa place d’opéra, de télécharger un livre et de le lire dans le train, tout cela tandis qu'un SMS peut m’apprendre que le Premier ministre a remis sa démission, que le taux d’intérêt a changé…»[2] Votre ontologie est déjà désuète monsieur Farraris : votre portable est aussi votre caméscope et votre salle de cinéma, il peut en outre vous orienter, tracer vos itinéraires, vous situer sur la planète, vous situer dans le temps et, moyennant quelques applications simples qui le prolongent, diagnostiquer vos maladies, vous avertir que vous avez besoin de boire de l’eau, etc.

Bonum diffusivum sui, disent les théologiens. Le Bien se diffuse de lui-même. Nous pouvons ajouter instantanément puisque nous sommes dans l’ordre du spirituel. À en juger par la vitesse à laquelle il se diffuse, le portable est du côté du bien! Inventé sous une forme grossière en 1973 par un certain Martin Cooper, commercialisé à grande échelle à partir de 2007 par Apple en tant que téléphone polyvalent tactile, il était en 2012, toutes générations d’appareils confondues, entre les mains de 5 892 385 400 êtres humains, avec un ratio par habitant variant de 0,52, pour le Bengladesh, à 0,71 pour la Chine, 1,00 pour l’Égypte, 1,04 pour le Japon, 1,39 pour le Vietnam, 2,02 pour l’Arabie saoudite. Comment résister à la tentation de considérer comme le bien en soi une chose qui convient si bien à l’être humain et se diffuse si vite? Source : Actualitix, CIA

Qui poursuit suit

Par comparaison, le nombre de téléviseurs dans le monde est passé de quelques milliers en 1939 à 1 416 338 245 milliards en 2003. Autre preuve de la thèse de Jacques Ellul selon laquelle le système technicien est soumis à la loi de l’accélération.

Téléphone polyvalent (première apparition de ce mot!) ai-je dit et non intelligent? Car à force d’appeler intelligente une machine qui n’est qu'un levier réglé par un programme écrit par un être intelligent, on finit par croire au transfert pur et dur de l'intelligence dans la machine! Les mots transfuges de ce genre, de l’homme vers la machine, comme dans ce cas, ou de la machine vers l’homme, comme dans l’application à l’homme du verbe fonctionner, provoquent une funeste confusion dans les esprits.

En 2011, un tiers des adolescents américains dormaient avec leur mobile. Source. Dans le cadre d’une enquête menée par AVG Technologies, on a appris que parmi les quatre mille femmes de sept pays développés qu'on a sondées, « la majorité serait prête à se passer de sexualité plutôt que de se priver de son portable. »[3]

L'acteur Tony Curtis a emporté le sien dans sa tombe. C'est sous leur oreiller que les adolescents l'enfouissent, sans doute pour échapper à l’ennui jusque dans leurs rêves. « L’ennui, la rêverie, l’attente, le temps perdu, écrit Pierre Cassou-Noguès, avaient quelque chose d’objectif. Ils étaient vécus comme des données irréductibles de la condition humaine. Il faut dorénavant les vouloir pour en faire l’expérience. »[4]

Paul Valéry raconte que lorsqu’un ami lui offrit un téléphone, le peintre Edgar Degas, appartenant à un monde où l'on avait des domestiques, répondit : « On vous sonne et vous répondez? » Pourtant, il suffisait alors de s’éloigner de la pièce où se trouvait le téléphone pour échapper à son commandement. Tandis que le mobile nous mobilise en permanence. Tous les patrons du monde ont vite compris les avantages de ce système.

Le clavardage

« Les propos qui sont échangés sur les portables relèvent la plupart du temps d’un bavardage inutile. C’est-à-dire d’une manière d’utiliser le langage à vide, sans relation directe avec ce qui est dit, mais simplement pour que la communication soit établie. Pour Heidegger, le bavardage est tout de même un phénomène positif : il permet d’établir un premier lien verbal, par de là ces tout premiers liens qui se créent à travers la mimique et la gestuelle. Mais il ne peut devenir une fin en soi. Or c’est ce qui menace lorsqu’il a lieu hors de la présence physique de l’autre. »
Fraçoise Dastur, Philosophie magazine, octobre 2913.

Puisque votre portable vous suit, ou que vous le suivez, on s’attend à ce que vous répondiez à tout moment. C’est une chose qu'auparavant on ne pouvait demander qu’à Dieu, lequel avait la sagesse de répondre d’abord par son silence, pour éloigner les importuns. D’où ce commentaire de Pierre Cassou-Noguès : « Quand à l’avenir mes enfants, encore trop jeunes pour sortir le soir et avoir un portable, ne répondront pas, je ne me demanderai pas où sont-ils, mais pourquoi est-ce qu'ils ne répondent pas. La nuit de l’inconnu aura été remplacée par une incertitude psychologique. »[5]

Un moi extrême

Étrange libération que d’être toujours au bout du fil. Mais c’est mon fil à moi. Le propre d’une personne puissante n’est-il pas d’être constamment sollicitée? Je suis sollicité donc je suis puissant. Ce sentiment de puissance efface la servilité sur laquelle cette puissance repose. « Le mobile est comme la mort, est une propriété individuelle qui nous suit comme une ombre portée. Il est le seul outil véritablement singulier, ‘’toujours mien’’ : En principe personne ne peut répondre à la place d’un autre sur son mobile. »[6] Être cloué à son moi n’est pas une crucifixion, c’est une jubilation.

Un moi en ligne est un moi extrême, puisqu’il est lié à 120 alter ego. C’est le nombre moyen de contacts sur Facebook, ce qui confirme en quelque sort une étude d’un savant professeur selon lequel le cerveau humain peut gérer (sic) adéquatement 150 contacts. Source.

Mon portable a beau convenir parfaitement à mon espèce, le singe debout, et à moi-même, il lui manque encore quelque chose pour être vraiment mien : un miroir. Vous ne le saviez pas? Il existe une application qui transforme votre androïde ou votre apploid en miroir. Miroir de vous qui se transforme en miroir du monde quand vous le retournez.


Ne comptez pas sur un pèlerinage à Compostelle pour apprendre à vous détacher de ce second moi dans l’espoir de pouvoir vous détacher un jour du premier. On trouve des signaux partout sur le camino. Vous en aurez besoin pour vous géosituer en cours de route. Et de toute façon la voie chrétienne du détachement est douloureuse parce qu'elle est incarnée. Vous devez littéralement arracher votre moi de votre chair.

Mais peut-être vous faudrait-il plutôt renforcer votre moi, ne serait-ce que pour pouvoir vous en détacher un jour. Un moi extrême n’est pas nécessairement un moi fort; mais ne comptez pas trop sur votre mobile pour réussir cette cure psychologique. Il favorise bien davantage la mobilité des rapports humains que leur approfondissement. L’attente du facteur à l’époque de la correspondance manuscrite, l’attente au bout de la ligne, à l’époque du téléphone fixe, avivait le désir. Désormais la satisfaction précède le désir et dans les rares moments où la présence réelle est enfin possible, elle est de plus en plus difficile à distinguer de la présence virtuelle. « Toujours joignable, jamais là », note Philippe Garnier, qui ajoute : « La connexion accroît la perte d’intérêt pour le partenaire réel, ce qui nourrit d’autant la demande de connexion », et plus loin, après avoir évoqué la société hollywoodienne « peuplée de solitudes qui s’épient », il conclut : « Le cyberhédonisme, version ludique des sociétés développées, dissuade d’affronter le vide et le manque inhérents aux anciennes aventures, qu'elles soient amoureuses, mais aussi politiques ou artistiques. »[7]

 

Point de vide, point de désir d’absolu, point de verticalité, que la plaine, la plaine toujours recommencée : « Cet objet (le portable) a quelque chose à voir avec la mort de Dieu. Il témoigne que nous sommes arrivés au stade où l’humanité prend soin d’elle-même, après avoir congédié Dieu.[…] Comment imaginerait-on sérieusement, de nos jours, que le paradis existe? Ou que notre monde tient sa raison d’être de quelque chose qui est en dehors de lui? L’ailleurs, le télé, la grande distance sont tous devenus internes au monde. Autrefois, le télé, c’était le ciel, le divin, aujourd’hui ce sont les télécommunications. On adressait des prières à Dieu, aujourd’hui on prend son téléphone pour s’adresser à d’autres humains. […] Nous ne savons pas ce que peut engendrer notre télé-monde. Mais c’est le nôtre. »[8]

Recréé à l'image de mon ordinateur

Nous ne savons que trop bien ce qu'il peut engendrer. À défaut de croire qu'il a été fait à l’image de Dieu, l’homme aspire à se refaire à l’image de son chef d’œuvre : l’ordinateur. Mais qu’est-ce que l’ordinateur? C’est un software, un esprit réduit à une raison instrumentale, et relié à une carcasse métallique par l’intermédiaire d’une glande pinéale appelée processeur. La glande pinéale est une allusion à l’homme-machine de Descartes. Dans les nouvelles sciences de l’homme, le cerveau est l’organe central, le seul digne d’immortalité selon les transhumanistes. Or ce cerveau est conçu sur le modèle de l’un de ces logiciels qui ferment ou ouvrent les portes logiques des ordinateurs. Le grammairien Perret ne s’était pas trompé en choisissant pour traduire le mot computer, un terme tiré de la théologie : ordinateur. À l’origine, ce mot désignait Dieu en tant qu'ordinateur du monde.

L’évolution et la génétique, désormais indissociables, sont aussi à la mode dans les sciences de l’homme. Considérons donc le portable et l’ensemble des produits dérivés de l’ordinateur, les robots, les drones, les consoles de jeu vidéo, etc, comme les divers phénotypes issus du même génotype, ou pour parler le langage du jour, celui de la science fiction, les divers avatars d’un même anthropoïde. La perspective d’avenir est plus réjouissante, certes, que dans le cas où le phénotype ne pouvait être qu'une structure de métal. Vous fonctionnerez de mieux en mieux, vous pourrez même voler de nuit en forêt, sans vous écraser sur un arbre, mais vous ne trouverez jamais dans ces habilités et ces performances sans cesse améliorées, de consolation pour l’amour et la compassion perdues : vous fonctionnerez, vous ne vivrez pas.

Vous m’objecterez que les phénotypes de votre portable, tous en lumière et en couleurs, ne sont que la chrysalide d’un nouvel être qui n’aspirera qu'à retrouver la vraie vie qu’il avait en vain tenté d’imiter en poussant la machine à son paroxysme. Puissiez-vous avoir raison.

D’autres, sensibles à l’importance actuelle de la solidarité mondiale, m’objecteront que l’ordinateur et ses divers avatars sont nécessaires à une communication mondiale instantanée qui elle-même est nécessaire à la gouverne de la planète comme à sa survie. Toute chose arrive en son temps, pourriez-vous même soutenir à la manière d’un philosophe stoïcien. Soit, mais si voulez profiter de ces outils pour empêcher que les catastrophes apocalyptiques ne se multiplient sous l’effet du réchauffement climatique, vous feriez mieux d’en faire un usage plus mesuré : ils consomment en ce moment 10% de toute l’énergie disponible dans l’humanité, l’équivalent de ce que produisent ensemble le Japon et l’Allemagne, même l'ensemble des avions n'atteint pas ce 10%. Vus sous cet angle crucial, ils n’auront de sens que s’ils servent d’abord et avant tout à diffuser ce message : le monde vivant est soumis à des limites que les hommes doivent enfin apprendre à respecter.

[1]Philosophie Magazine, Octobre 2013, p.45.

[2]Ibid. p.45.

[3]Ibid. p.65.

[4]Ibid. p.60.

[5]Ibid. p.60.

[6]Ibid. p 49.

[7]Ibid. p.65.

[8]Ibid, p.61.

 

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