Garneau Hector de Saint-Denys

1912-1943
la plus lointaine solitude, la plus dépouillée, ouverte sur une autre lumière . St Denys Garneau
(extrait du dernier texte publié de son vivant).



Ils sont sans doute nombreux ceux à qui on avait présenté Hector de St Denys Garneau comme un poète maudit, déséquilibré, désespéré, et qui serait mort dans des circonstances étranges évoquant le suicide. Ou encore, au début de la révolution tranquille, d’autres à qui on l’a décrit comme une victime de la grande noirceur, menacé d’étouffement sous le joug de la religion et ayant péniblement créé son espace de liberté dans la poésie et la peinture. Accompagnement , son poème le plus souvent cité, semblait concentrer tout le triste destin du poète et nous dispensait en quelque sorte de le connaître plus à fond. « La beauté de leur architecture est tout à fait insuffisante à les justifier par elle-même, disait l’auteur lui-même de ses poèmes. … S’ils valent, c’est par leur transparence à une réalité poétique.» 1
Je marche à côté d’une joie
D’une joie qui n’est pas à moi
D’une joie à moi que je ne puis prendre. …

Je me contente pour le moment de cette compagnie
Mais je machine en secret des échanges
Par toutes sortes d’opérations, des alchimies,
Par des transfusions de sang
Des déménagements d’atomes
par des jeux d’équilibre. 2

Il faut remercier Giselle Huot d’avoir poursuivi ses constantes recherches sur cet auteur en publiant Poèmes et Proses où elle présente plusieurs inédits ordonnés selon une ligne du temps qui nous permet de suivre l’évolution de l’écrivain vers la maturité depuis 1925 jusqu’à 1940, trois ans avant sa mort. Heureuse découverte que celle d’un être à côté de qui on marchait sans le regarder : « Être continuellement prêt à admettre qu’un autre est autre chose que ce qu’on lit quand il est là (ou qu’on pense à lui). Chaque être crie en silence pour être lu autrement. » 3 Ce mot de Simone Weil s’applique irrésistiblement à St Denys Garneau:

Cette lecture autre, Giselle Huot l’a réussie simplement en appliquant la rigueur de l’historien dans le choix des articles et des lettres. 4 St-Denys Garneau a évidemment été d’abord connu par ses poèmes mais il devait ,ou devrait l’être aussi, et peut-être surtout, par ses lettres et son journal qui nous permettent de pénétrer avec un étonnement et une admiration sans cesse grandissants dans sa vie intérieure. On est d’abord frappé par la façon dont il refuse de réduire son être à cette maladie de cœur qui l’emportera. « Les médecins m’ont découvert une maladie de cœur, une lésion. Cela m’a laissé froid : j’ai toujours éprouvé de l’indifférence pour la façon dont je mourrais…. Je me repose activement , en peignant, en écrivant, en lisant. » 5 Et quelques mois plus tard : Le « point de vue maladie » est insuffisant (sous entendre : pour me comprendre). Je l’ai toujours senti et c’est pourquoi je n’ai jamais accordé d’importance à mon état physique, sauf quand je cherchais des prétextes. » Lorsqu’il écrit a u sujet de la mort : « Elle ne m’a jamais répugné. Je l’ai toujours considérée comme une libératrice. » 6 il faut se garder d’entendre ce propos dans le sens d’une tendance suicidaire. Trop de textes montrent qu’il se sentait poussé par une grande force vers la création poétique et artistique. Personne « n’a plus que moi la conviction de la toute-puissance de la volonté » Une volonté qu’il tournera malgré sa santé fragile vers la recherche absolue de la Beauté : « Tu m’a appelé vers toi, Beauté, d’une voix lointaine et qui m’attirait. Je suis venu, j’ai couru à ta recherche, plein de ta voix qui me donnait la force. Mais la route est longue et ardue et ta voix s’est tue soudain et je ne vois plus rien…..» 7 . Plus prosaïquement, à 19 ans il écrit à une amie que son « avenir est décidé, si Dieu ne s’y oppose. … je me donnerai entièrement à la peinture et à la littérature. » 8

On sait qu’il publiera de son vivant des poèmes et de multiples articles. Une production étonnante compte tenu de sa jeunesse (rappelons qu’il est mort à 31 ans). On relève par exemple qu’il aurait écrit treize poèmes le 22 octobre 1937 (du moins portent-ils tous cette date) alors qu’il séjournait dans le manoir familial de Ste-Catherine, sans doute condamné au repos car il dut à plusieurs reprises interrompre ses études. Mais St Denys Garneau se vouait également à la peinture (il s’inscrira à plusieurs cours à l’École des Beaux-Arts) et les trois tableaux reproduits par Giselle Huot (dont deux datés de 1937) donnent très envie d’aller au delà. À quand une autre rétrospective de l’œuvre de St Denys Garneau? La dernière remonte, sauf erreur, à plusieurs années déjà.

Une troisième lecture qu’on pourrait faire, ou plutôt qu’on a faite et peut-être trop faite, c’est évidemment celle de cette sensibilité extrême qui produira des états dépressifs et qui l’amènera, par exemple, à réduire à quelques jours un séjour en France prévu pour une année ! Il s’en ouvre à sa mère avec transparence : d’une part, il a déjà dépensé beaucoup d’argent et surtout, il se dit « incapable de tirer quelque profit de ce (qu’il) voit ». Et il poursuit : « Encore une fois, ne t’inquiète pas, ne crois pas que je suis désespéré. J’ai trop de conviction religieuse pour cela. » 9

Comme beaucoup d’adolescents catholiques, il aura eu une phase où il aura cru que chercher la douleur, la désirer même, rapproche du Christ. Le jugement qu’il porte sur Nelligan dans le texte suivant montre que s’il a connu cet état morbide, il l’a surmonté : « Les hommes sont un peu tous les mêmes, et ceux du genre de Nelligan sont assez nombreux pour qu’on ait appris à les connaître assez bien. Ce sont toute une catégorie d’êtres qui semblent être marqués au front d’un signe de malheur, et qui ne peuvent trouver que des larmes dans la vie, larmes qu’ils prennent dans les misères qui les entourent, mais surtout en eux-mêmes, pauvres âmes inquiètes et tourmentées. […] Il semble qu’ils soient maudits et que les portes du bonheur leur soient fermées au moins pour cette vie. » Suit ce propos qui sous la plume d’un jeune homme de dix-huit ans, étonne par sa pénétration : «Voyez-vous, c’est cela qui les fait souvent espérer un grand malheur, un grand sentiment brisé, une grande douleur, parce qu’alors, ils sauraient pourquoi ils pleurent et ce serait pour quelque chose, quelque chose qui les grandirait au lieu de cette folie sans but. » 10

Et un an plus tard : il revient sur cette folie sans but en ce jugement encore trop actuel : «Car qu’est-ce ce que ce mal du siècle, stérile mal des repliés, neurasthénie, affolement. Course au plaisir pour sortir de soi, pour s’oublier ? C’est cette affreuse obsession de soi-même… 11

Par contre, il est conscient d’une façon aiguë de ses fragilités, et c’est sans indulgence qu’il juge son besoin de solitude et son inaptitude à entretenir des relations avec ses semblables. Mais paradoxalement, ses lettres révèlent le contraire d’un être replié sur soi. Dans celle adressée à Jean Le Moyne en 1938, il décrit la grande importance qu’il accorde désormais à l’esprit de pauvreté et l’esprit de solitude : « Et cela consiste pour moi non pas en un isolement, mais en un certain retrait d’abord pour tuer l’habitude de toutes ces recherches, avidités du monde ; un certain silence, une certaine disponibilité intérieure calme est nécessaire à la recherche de Dieu. Et puis en un redressement de l’intention et tension de la volonté vers Dieu seul. » Toute cette longue lettre mériterait d’être citée car elle situe St Denys Garneau bien au-delà des problèmes psychologiques, ou plutôt elle montre à quel point il les a dépassés : «Tu nies la solitude (ou peut-être dépassais-tu ta pensée en la niant). Je la considère quant à moi comme une réalité à accepter, un défaut (cette séparation du monde et des autres, cette incapacité sur le plan terrestre), et à dépasser par une compagnie charitable (qui peut ne consister en aucun rapport sensible, naturel : en la prière uniquement, par exemple). » 12

St Denys Garneau jetait aussi un regard sur le monde en général et sur la société de son époque . « Dans la grande révolution qui s’ébauche et qui devra être le retour de l’humanité au spirituel, il s’impose que l’art, cette couronne de l’homme, l’expression suprême de son âme et de sa volonté, retrouve son sens perdu et soit l’expression splendide de cet élan vers le haut. » 13 Au retour d’une réunion de La Relève où l’on avait discuté de nationalisme, il écrit : « Est ce que la culture peut être envisagée sous l’angle nationaliste ? Il me semble que non. La culture est chose essentiellement humaine dans son but, essentiellement humaniste. Faire des Canadiens français est une notion qui a peut-être cours mais qui n’a aucun sens. Elle est même à contresens et contre nature. On peut prendre conscience de soi pour se donner, se parfaire ; mais non pas pour se parfaire SOI, mais pour se parfaire HOMME. … Tout mouvement vers soi est stérile. Et surtout je crois pour un peuple. … Tout l’effort me semble-t-il tout le problème consiste à libérer l’humain (non pas libérer le C.F.) … » De la sorte, poursuit-il, on enlèv e le restrictif, les traits déformants, les défauts, « on libère les communications plus véritables, plus saines et simples et vivantes avec le milieu (nature, travail, etc.) » et on permet « aux traits essentiels de s’accuser avec plus de caractère, de fermeté. » 14

On sait qu’il vivra ses trois dernières années en reclus à Ste-Catherine en contact étroit avec la nature, renouant avec son enfance:«C’est dans ce pays charmant parmi ces paysages poétiques que s’est formée mon âme, c’est là qu’elle a conçu ces aspirations artistiques, qui dirigent ma volonté plus que toute autre chose. Car le besoin de Beauté, de vraie Beauté pure, plus que l’amour même du devoir, me tient dans la voie du bien. » 15 Le rapport entre la beauté et la vérité lui inspirera les lignes suivantes adressées à un autre ami, Robert Élie : « Je sépare de moins en moins vérité et beauté. Ce qui n’est pas vrai est d’une beauté factice… ce n’est pas la vérité absolue de la philosophie, c’est la vérité de chaque chose dans son ordre : et cette vérité, c’est la vérité de l’être… Chaque chose, si nous la comprenions dans son ordre, serait belle pour nous. Le poète est celui qui voit les choses dans leur ordre. … » 16 . On croit entendre Simone Weil, morte elle aussi en 1943 : «Le beau dans la nature : union de l’impression sensible et du sentiment de la nécessité. Cela doit être ainsi (en premier lieu), et précisément cela est ainsi. » 17

Thème qu’il reprendra sous un autre angle lorsqu’il écrira que le poète a ceci de commun avec le peintre qu’il voit, non pas « différemment, anormalement , mais qu’il voit plus. » Comment, avec ces yeux que tu as, ce regard que tu jettes sur les choses lui demande un ami, peux-tu ne pas être désespéré ? « Tu as tort lui répond G de dire que chacun avec mes yeux serait au désespoir. Les plus durs jugements que j’aie portés contre moi-même, je les maintiens aujourd’hui que j’accepte l’espérance.[…] J’ai toujours compté sur l’âme. » 18

L’âme, c’est par elle que St Denys Garneau aura porté l’épée de Damoclès de sa maladie, quels qu’aient été ses passions, et ses péchés, ce mot devenu tabou de nos jours. Les mystiques de tous les temps et de toutes les religions ont des points de convergence tellement constants qu’on pourrait presque les codifier. L’amour d’un Dieu, d’un Être suprême, de celui que Grégoire de Naziance nomme l’Au-delà de Tout, et dans le cas de St Denys Garneau qui est catholique, l’amour du Christ, la compassion, la prière intérieure, la charité, le détachement et l’acceptation de la souffrance et de la mort. On retrouve ces convergences dans de nombreux textes de St Denys Garneau et on y est d’autant plus sensible que son sens de l’absolu n’aura pas, pour autant, fait de lui un moine, même s’il s’est posé à certains moments la question de la vocation. Il fut aussi « l’amant désespéré du plus proche des biens »(Maurras).

« La femme est couronne de la nature, ô bel amour, et aussi le dernier échelon quand elle n’est plus pour nous que la réponse à notre désir désespéré, l’objet de la possession désespérée. C’est pour dire que la femme alors devenait pour moi une sorte de compensation désespérée. Mon désir déchaîné, avidité déchaînée n’arrivant pas à posséder adéquatement se réfugiait tout à coup tout entier dans le sexe.. C’est pour dire que le sexe est la dernière forme de l’amour , et que si le désir n’est pas alimenté et comblé par une forme plus pure, il s’y réfugie tout entier. » 19

Dans un autre passage, il raconte comment au retour de ses expéditions amoureuses bien que se sachant pécheur il ne doutait pas de la miséricorde de Dieu ! « J’ai toujours eu conscience en moi de cette partie sauvable , intacte et que Dieu retrouverait en moi inattaquée par mes péchés. 20

Le 24 octobre 1943, St Denys Garneau parti canoter sur la rivière Jacques-Cartier, à proximité du manoir, ne revient pas. On le croit en train de camper. Et le lendemain, deux enfants d’un voisin retrouvent son corps étendu dans une petite mare d’eau, la tête hors de l’eau. L’enquête du coroner conclut qu’il est « mort naturellement d’une syncope cardiaque à la suite d’un effort physique intense. » 21

« Je sais maintenant que j’existe, que rien, ni moi-même, ne peut me détruire ; car je ne suis à personne, ni à moi ; je suis à Dieu. »

Notes

Le livre de Giselle Huot a plusieurs qualités remarquables : un format agréable, une très belle page couverture illustrée d’un tableau de l’auteur et surtout, une chronologie dans laquelle est incluse une bibliographie extrêmement complète, un travail de recherche rare de nos jours. Enfin, autre chose devenue rarissime, aucune coquille !

1.Hector de St Denys Garneau, Poèmes et Proses (1925-1940), Avec des inédits (textes et illustrations), Choix et présentation de Giselle Huot, Collection Geai bleu, Éditions de l’Outarde, 2001, 413 pages, p. 273.
Adresse : 5647, avenue Canterbury, Montréal (Québec) H3T 1S8.
(2) Poèmes et Proses, p. 47
(3) La pesanteur et la grâce, Plon, 1948, p. 154.
(4) Comment ne pas souligner l’extraordinaire anthologie de Benoît Lacroix et de Jacques Brault publiée en 1971 (avec la collaboration de Giselle Huot entre autres). Quand on sait combien est difficile et délicate la tâche de recueillir les écrits d’un auteur après sa mort, on ne peut que citer le propre frère de St Denys saluant la façon dont le Père Lacroix a procédé : « Grâce à lui, écrit Jean Garneau, le retour à la réalité au sujet de De Saint-Denys fut amorcé. » (cité dans Dits et Gestes de Benoît Lacroix, prophète de l’amour et de l’esprit , sous la direction de Giselle Huot, Éditions du Noroît, Fondation Albert-le-Grand, 1995).
(4) Poèmes et Proses (1925-1940), p.128.
(5) p. 228.
(6) p. 175.
(7) p. 392.
(8) p. 114.
(9) p. 244.
(10) p. 117-118.
(11) p. 123.
(12) p. 284-286.
(13) p. 383.
(14) p. 257-258.
(15) p. 112.
(16) p. 210
(17) Simone Weil, op. cit. p. 170.
(18) p. 287
(19) p. 278.
(20) p. 175
(21) p. 339.

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