Gnose

Pendant tout le deuxième siècle, sous les Antonins, il y eut dans l'Empire romain une atmosphère de paix très favorable à la libre circulation des idées. La méditerranée, libérée de ses pirates depuis Pompée, était devenue un moyen de communication idéal. On allait de Pergame à Rome, Athènes à Alexandrie aussi facilement qu'aujourd'hui, plus facilement même, car il suffisait d'être citoyen romain pour avoir droit de cité où que ce soit dans l'Empire. Il n'est donc pas étonnant que les grandes capitales soient devenues des foyers de culture très vivants. Tous les cultes, toutes les philosophies s'y rencontraient: les rabbins côtoyaient les prêtres égyptiens, les mages côtoyaient les prêtres de Mithra, les philosophes grecs côtoyaient les évêques chrétiens.

La personnalité d'Hadrien est un parfait miroir de cette époque. Cet empereur qui eut le génie de comprendre que Rome n'avait plus la force de continuer sa politique de conquête, passa la plus grande partie de son règne à voyager, à la fois pour veiller au maintien d'une paix sans cesse menacée et pour satisfaire la curiosité d'un esprit ouvert à tous les courants d'idées, à toutes les religions, à toutes les formes d'art. Mais s'il se fit initier au culte de Mithra, s'il se plût à séjourner en Égypte ou dans les Gaules, il fut surtout séduit par la Grèce. Son grand rêve était de faire revivre le classicisme grec pour en faire l'âme de l'Empire. C'est dans ce dessein qu'il choisit comme lieutenant, Arrien de Nicomédie, un historien qui voulait s'élever jusqu'à la hauteur de Thucydide et comme médecin, Hermogène, un nouvel Hippocrate. C'est dans ce dessein aussi qu'il fit ériger une cité grecque en plein coeur de la Palestine. Ce beau rêve peut très bien être considéré comme l'équivalent politique de l'effort accompli au même moment par les gnostiques sur le plan religieux. Le gnosticisme est bien en un sens du moins, un temple grec érigé sur les ruines du temple de Jérusalem. Ce temple connut d'ailleurs le même sort que la Cité d'Hadrien.

Quel sens convient-il de donner au mot gnostique? Traditionnellement, ce mot servait à désigner les membres des sectes combattues par les grands hérésiologues du deuxième siècle. Mais depuis quelque temps, on parle d'une gnose pré-chrétienne dont Philon le Juif serait le principal représentant. Un tel élargissement du sens du mot gnostique est-il légitime? Nous n'en avons pas à décider ici. Nous reviendrons néanmoins, pour des raisons pratiques, au sens traditionnel du mot: nous n'étudierons que les doctrines des hérétiques.

Qui étaient-ils ces hérétiques? C'était des chrétiens au sens large du terme, c'est-à-dire des gens qui connaissaient la tradition juive, qui avaient entendu parler du Christ, et qui, s'ils interprétaient souvent son incarnation d'une manière trop personnelle, croyaient néanmoins à sa divinité ainsi qu'au caractère extraordinaire de son enseignement. Mais ces chrétiens vivaient dans la partie la plus hellénisée de l'Empire romain. Valentin était originaire d'Alexandrie; Marcion, du Pont; Bardasane, d'Edesses. Il est donc fort probable que, comme nous le laissions entendre, ils aient été avant tout des penseurs initiés à la philosophie religieuse des Grecs, c'est-à-dire au platonisme et aux religions à mystères. S'ils ont été, comme le soutient Harnack,(71) les premiers théologiens de l'Église, c'est sans doute pour cette raison.

C'est aussi pour cette raison qu'ils se sont opposés violemment à certaines tendances du christianisme orthodoxe alors en formation. Ce christianisme enseignait alors entre autres choses, l'existence d'un Dieu plus puissant que pur, la résurrection des corps et souvent même l'établissement d'un royaume terrestre. C'était des choses inacceptables pour des esprits habitués aux clartés grecques et assoiffés de pureté Platon n'avait-il pas écrit:

«Dieu n'est pas cause de tout, il n'est cause que des biens, il n'est pas responsable des maux.»

Le Christ n'avait-il pas dit: «Mon Royaume n'est pas de ce monde». Les gnostiques furent frappés, plus profondément peut-être que Platon lui-même, par les contradictions inhérentes à notre nature parce que, d'une part, les persécutions, les déracinements massifs qui avaient précédé l'établissement de la paix romaine, leur avaient donné une profonde expérience du malheur et que, d'autre part, la charité évangélique qui les inspirait leur ouvrait les yeux sur la corruption des classes dirigeantes et sur les souffrances des esclaves.

Berdiaev a raison de comparer les gnostiques aux premiers révolutionnaires russes. Il écrit à propos de l'athéisme de ces derniers:

«Les raisons de l'athéisme russe , nous les trouvons d'abord dans une protestation passionnée, indignée contre le mal, la contrainte, les souffrances de la vie; dans la pitié pour les malheureux, les déshérités et les humiliés. Nous avons vu que par compassion, par impossibilité d'admettre la souffrance , les russes se firent athées. Ils se firent athées, refusant d'accepter un créateur qui aurait engendré un monde méchant, imparfait et rempli de douleur. Un tel athéisme offre plus d'une analogie avec la doctrine de Marcion. Mais Marcion supposait que le monde avait pour créateur un dieu méchant: les athées russes, à une période différente de la raison humaine, estiment que Dieu n'existe pas parce que s'il existait, il ne pourrait qu'être méchant.» (72)

Selon Berdiaev donc, c'est pour expliquer le mal que les gnostiques supposent que le créateur est un dieu méchant. Cette opinion est vraie mais en partie seulement. Le dualisme des gnostiques a des causes plus positives. Platon et le Christ leur avaient révélé l'existence du bien, d'un Dieu qui est bon et pur avant d'être tout-puissant et implacable. Et on peut considérer que c'est pour sauver la transcendance de ce Dieu que les gnostiques attribuent la création à un dieu mauvais, beaucoup plus que pour trouver une explication au mal.

Ce désir de sauvegarder à tout prix la transcendance, la pureté, la bonté de Dieu constitue l'essentiel, l'âme de leur doctrine. La gnose, nous le verrons, n'est pas autre chose que la connaissance de ce Dieu. Pour pouvoir donner une définition plus complète et plus précise de cette gnose, il faut d'abord souligner que les gnostiques ont fait de larges emprunts aux religions à mystères. (73) Ils leur ont emprunté leur ésotérisme et surtout leur conception de la connaissance. Le poème de Dyonisos-Zagreus par exemple, qui était révélé aux initiés de l'orphisme, est plus qu'un simple récit. C'est une véritable métaphysique exprimée d'une façon allégorique dans un mythe tout à fait semblable à ceux que l'on trouve dans Platon. Les initiés de l'Orphisme avaient en outre accès à d'autres mythes et à des théories de caractère plus scientifique, ce qui leur permettait d'entrer en possession d'un savoir très étendu et très profond. La principale caractéristique de ce savoir, c'est qu'il n'était pas acquis de la façon habituelle mais révélé, qu'il n'était pas communiqué par des dissertations mais par des rites religieux.(74)

C'est aussi qu'il était réservé à des élus, qu'il fallait l'avoir mérité par une naissance heureuse ou par une longue suite de purifications. Il n'est pas surprenant que ce savoir ait été confondu avec le salut lui-même, si , pour y avoir droit, il fallait en quelque sorte être déjà sauvé.

Nous n'avons qu'à remplacer la légende de Dyonisos-Zagreus de l'Orphisme par un poème ayant pour centre un être réel, le Christ, et nous avons déjà une première idée de la gnose. Cela nous permet d'entrevoir que la religion des gnostiques est, comme le dit Harnack, une Théo-Sophie mystérieuse,(75) une métaphysique révélée et une philosophie de visions.

Nous pouvons maintenant proposer la définition suivante: la gnose est une connaissance immédiate de l'Être, contenant en germe une cosmologie, une métaphysique et une morale susceptibles d'être développées dans des poèmes allégoriques. Cette connaissance ne peut être révélée que par le Christ. Elle est la grâce, le salut lui-même. Elle a en outre toutes les caractéristiques du savoir orphique dont nous parlions précédemment.

Pour pouvoir mieux comprendre cette connaissance, la découvrir du dedans, nous pouvons nous mettre en imagination à la place des grands hérétiques du deuxième siècle. Cela est d'autant plus facile pour nous que notre époque n'est pas sans ressembler à la leur. Nietzsche disait déjà des «peuples civilisés» à la fin du siècle dernier:

«Tous les temps et tous les peuples jettent pêle-mêle un regard à travers vos voiles; toutes les coutumes et toutes les croyances parlent pêle-mêle à travers vos gestes.»(76)

N'était-ce pas aussi un peu le cas des hommes du temps d'Hadrien? Comme nous, ces hommes étaient pris dans un engrenage politique qui n'était pas à leur mesure, au milieu duquel les voix individuelles n'avaient aucune chance de se faire entendre. Comme nous, ils n'avaient aucune raison sérieuse de croire en un bel avenir. Les points de ressemblance sont très nombreux.

Essayons donc de nous représenter les préoccupations des esprits inquiets de l'Alexandrie des années cent trente après Jésus-Christ. Pendant leurs années d'enthousiasme, ils ont fréquenté plusieurs écoles, ils se sont intéressés aux traditions secrètes de la Grèce et de l'Orient. Ils ont entendu parler de Platon, de Pythagore, de Zoroastre et peut- être même de Bouddha. Mais la variété même de ces doctrines n'a fait que les rendre plus pessimistes.(77) Ils cherchaient un témoignage vivant et ils ne trouvaient que des doctrines...

La grande machine romaine semblait montée pour toujours. Nouvelle contrainte dans un univers déjà suffisamment contraignant par lui-même. Ils se sentaient de plus en plus étrangers dans ce monde. Leur désir d'évasion se faisait de plus en plus pressant. Ils étaient prêts à tout pour échapper à ce destin qu'ils n'avaient pas choisi. Mais il ne faut pas croire qu'ils étaient révolutionnaires à la façon des esclaves romains. Ils connaissaient trop bien les dieux intraitables qui règlent la politique. L'impitoyable nature leur paraissait plus hospitalière que la société.

C'est alors qu'ils ont fait la connaissance de cette secte nouvelle qui se réclamait d'un certain Jésus dont ils avaient déjà entendu parler mais qu'ils n'avaient pas pris au sérieux, peut-être parce qu'il était juif. Mais cette fois ils le connaissaient à travers les Lettres de saint Paul et l'Évangile de saint Jean. Il les a ainsi conquis. Il leur ouvrait un passage à travers les murs de ce monde.

«Mon Royaume n'est pas de ce monde.»(Jean 18,36) N'enviez pas le monde, ni les choses qui sont dans le monde. Si quelqu'un aime le monde , l'amour du Père n'est pas en lui. Car tout ce qui est dans le monde,
le désir de la chair, le désir des yeux et l'orgueil de la vie n'est pas du Père mais est du monde». (Jean 2, 15,16)

Des textes comme ceux-là ne pouvaient que les ravir car loin de les éloigner de la tradition grecque, il les en rapprochaient. À Socrate qui venait de se moquer des craintes que la mort inspirait à Simmias et à Cébés, ce dernier n'avait-il pas répondu:

«Nous sommes des faibles, Socrate. Efforce-toi de nous réconforter comme tels, en voulant bien supposer toutefois que ce ne sont pas nous les faibles mais un enfant présent en chacun de nous; en te disant aussi que c'est cet enfant qui craint ces sortes de malheur.

-Cet enfant, répartit Socrate, il faut le confier aux soins quotidiens d'un enchanteur et le laisser entre ses mains jusqu'à ce qu'il soit complètement libéré de ses frayeurs.

-Mais où, Socrate, trouverons-nous le parfait enchanteur de ces craintes d'enfant, puisque toi tu t'apprêtes à nous quitter?

-La Grèce est grande, cher Cébès, les hommes de valeur y sont nombreux; il y a aussi de nombreux peuples barbares. Il vous faudra parcourir leurs contrées en quête d'un tel enchanteur n'épargnant ni votre argent, ni vos peines ... » (78)

Ce parfait enchanteur, les gnostiques l'avaient trouvé dans la personne du Christ. Le Christ avait dit: «Je suis la Vérité.» Ils avaient pris cette parole au pied de la lettre. Plus ils approfondissaient sa doctrine, plus ils la mettaient en pratique, plus ils se sentaient sauvés. La vraie connaissance, celle qui est aussi le salut, ils l'avaient enfin trouvée. Ils étaient en elle et elle était en eux.

Comment définir cette connaissance sans la trahir? Elle était avant tout une présence une présence qui n'était pas autre chose que la conscience d'être libre, de ne plus se sentir prisonnier du monde.(79) Les gnostiques étaient devenus des hommes nouveaux. Les lois de ce monde, les lois qui régissent les passions, les lois que dicte la force sous toutes ses formes, n'étaient plus les leurs. Il n'y avait plus de destin pour eux, plus de nécessité ou plus exactement, la nécessité d'airain avait été remplacée par une nécessité d'or pur, par une nécessité surnaturelle.

À un second moment, dirions-nous, leur gnose était la révélation du vrai Dieu. Le vrai Dieu est étranger au monde, profondément inconnu. Il n'a rien de commun avec les dieux païens ni surtout avec le Dieu de l'Ancien Testament. Tous ces dieux ne sont que des puissances parmi les puissances de ce monde. Ce monde n'a rien de divin, il n'a pas été créé par le vrai Dieu mais par quelque puissance inférieure et bornée qui ne connaissait pas ce qu'il y avait au-dessus d'elle.

À un troisième moment, leur gnose était la connaissance de la connaissance et par là, une connaissance de soi-même. Ce savoir, qui était à la fois vie et lumière, n'avait rien de commun avec leurs anciens savoirs qui n'étaient au fond que des reflets des choses du monde. Ces anciens savoirs, ils les avaient acquis par leurs propres moyens. Leur nouveau savoir leur était donné; il était une grâce, il était divin. Et eux aussi, ils étaient divins, eux aussi ils étaient lumière et vie, car autrement comment au-raient-ils pu recevoir la lumière et la vie? Les ténèbres en effet ignorent la lumière. Ils étaient des fragments du vrai Dieu. Leur corps seul avait été créé, ils étaient dans le monde mais ils n 'étaient pas du monde. On voit assez facilement quelle sorte de morale pouvait en résulter. Le corps n'étant qu'une partie du monde, point de foi dans l'action, point d'illusion de se sauver en se conformant à des préceptes extérieurs, point de pharisaïsme! Ascétisme bien sûr, car à quoi bon se préoccuper d'une chose d'emprunt qui n'est pas appelée à ressusciter? Mais en même temps, tolérance: le corps ayant ses lois propres, qui ne sont pas celles de l'âme, il peut très bien être entraîné dans des démesures sans que l'âme en soit avilie. (80)

Ces trois moments que nous avons distingués pour donner plus de clarté à notre exposé, ne doivent pas nous faire oublier que la gnose est une connaissance unique qui en-ferme bien sur tous les savoirs nécessaires au salut mais qui est plus que la somme de ces savoirs.

À première vue, le profane en matière de théologie ne voit pas très bien quelle différence il peut y avoir entre cette connaissance, qui est aussi libération, et la
foi telle qu'elle est définie dans le catholicisme orthodoxe. Dira-t-on que la foi n'est pas un acte de l'intelligence mais un acte de la volonté, qu'elle consiste à donner son adhésion à des vérités qu'on ne comprend pas? Cet-te distinction n'est pas très convaincante. La gnose est justement la reconnaissance d'un Dieu inconnu qui n'a rien de commun avec les dieux que nous croyons connaître à l'aide de la raison naturelle . Elle est essentiellement un consente-ment. Si elle diffère réellement de la foi, c'est sans doute beaucoup plus par la forme que par le fond.

On pourrait peut-être même dire que la gnose est une foi sans forme extérieure, en ce sens qu'elle est avant tout une expérience du transcendant dont on n'explicite le contenu qu'ultérieurement. Le fait que dans les religions gnostiques il n'y a pas de dogme est à ce sujet très révélateur. Et c'est sans doute ce caractère subjectif qui a rendu la gnose si suspecte à l'Église. Irénée disait déjà:

«Cette sagesse, chacun croit l'avoir découverte par lui-même, c'est-à-dire en imagination. De sorte qu'il est convenable selon eux que la vérité soit tantôt dans Valentin, tantôt dans Marcion...Chacun d'eux s'est en effet perverti à tel point, dépravant la règle de vérité qu'il n'est pas troublé de se prêcher lui-même.»(81)

Dans la foi orthodoxe, ce caractère subjectif est très atténué. Cette foi est l'adhésion à des dogmes, à un contenu formulé objectivement. L'expérience ne vient qu'après, quand elle vient. De toute manière, elle n'est pas nécessaire. (82)

On pourrait montrer que la grâce selon la gnose se différencie de la grâce selon la conception orthodoxe d'une façon analogue, c'est-à-dire par la forme plutôt que par le fond. Les gnostiques ne voyaient pas l'utilité des sacrements.(83) Eux qui affirmaient que le monde n'est pas l'oeuvre de Dieu.. comment auraient-ils pu croire que la grâce puisse être communiquée par des signes sensibles? Eux qui croyaient que le social ne valait pas mieux que le monde; comment auraient-ils pu admettre qu'il faille faire partie d'une société pour avoir droit au salut?

Ces réflexions qui, il convient de le répéter, sont celles d'un profane, permettent de comprendre pourquoi Harnack a pu dire que le gnosticisme est «l'hellénisation extrême du christianisme». Les gnostiques s'opposaient catégoriquement à tout ce qui venait de la tradition juive. Ils voulaient un christianisme universel bien sûr, mais universel par sa pureté et non pas à la façon de l'Empire romain.

«On veut une religion universelle, qui s'adresse non pas à la nationalité des hommes mais à leurs besoins intellectuels et moraux. On consent à reconnaître dans l'Évangile la religion universelle, mais à condition qu'on le sépare de l'Ancien Testament et de la religion de l'ancienne alliance, pour le modeler sur la philosophie religieuse des grecs et l'enter sur le culte et sur les mystères traditionnels.»(84)

Le fait que le Christ était né en Palestine ne signifiait pas que sa religion dût continuer le judaïsme. Le Christ était essentiellement pour eux celui qui révèle le vrai Dieu et non pas le Messie annoncé par l'Ancien Testament. De là leur docétisme. Le Christ avait bien pris la forme d'un esclave, comme il est dit dans les extraits de Théodote, mais cette forme n'était pour lui qu'une apparence. Le Christ n'avait pas souffert réellement. Il n'était pas mort réellement. On a souvent considéré ce docétisme comme absolument inconciliable avec la doctrine de la Rédemption sans se donner vraiment la peine d'en étudier les nuances. Simone Pétrement s'est donné cette peine et elle en est arrivée à cette conclusion:

«Tout le gnosticisme est paradoxe, et c'est ce qu'on ne doit pas oublier pour le comprendre. Avant tout, c'est comme paradoxe qu'il faut comprendre le docétisme, c'est-à-dire cette négation de l'humanité du Christ, qui paraît d'abord être au christianisme tant de force et de valeur. Le docétisme exprime évidemment la volonté de nier l'apparent, l'immédiat: non, il n'a pas souffert; non, il n'était pas homme; non, il n'est pas mort. Mais il faut l'entendre ainsi: tout en souffrant, il n'a pas souffert; tout l'homme qu'il était, il était Dieu; tout en mourant, il n'est pas mort. C'est seulement ainsi qu'on peut expliquer les apparentes contradictions des gnostiques. Marcion, par exemple, enseignait à la fois le docétisme et que le Christ avait réellement souffert.»(85)

Harnack va même jusqu'à nier que les gnostiques aient été docètes:

«Les gnostiques enseignaient qu'en Jésus-Christ, il faut distinguer nettement l'éon céleste Christ et son apparition humaine et attribuer à chacune des deux natures une action distincte. C'est donc la doctrine des deux natures et non le docétisme qui est propre au gnosticisme.»(86)

On a aussi prétendu que les gnostiques, parce qu'ils attachaient une grande importance à la connaissance, étaient portés à sous-estimer l'importance de la Passion. Il y a sans doute du vrai dans cette opinion,(87) mais les remarques de Simone Pétrement nous invitent de nouveau à introduire des nuances:

«C'est la même chose de dire que le Crucifié avait raison, ou de dire que la vérité, le vrai jugement est d'un autre monde. Vouloir rappeler, comme veulent toujours les gnostiques, que la lumière est d'ailleurs et non d'ici, que nous-mêmes, en tant que nous jugeons vrai, nous sommes d'ailleurs et non d'ici, c'est simplement vouloir maintenir les droits du Crucifié. Le paradoxe entraîne l'affirmation d'une autre réalité. Ce qui échoue ici, réussit ailleurs; il y a deux ordres.

Certains historiens se sont mis l'esprit à la torture pour comprendre comment la croix, selon Valentin, pouvait être appelée une Limite. Ils se sont donné cette raison, que la croix, à cette époque, avait la forme d'un Tau, de sorte que par sa branche supérieure, elle constituait une limite horizontale pour le monde, et par sa branche verticale, le séparait en deux. Ou bien encore, ils ont traduit Stauros, non par croix mais par pieu, palissade. N'est-il pas plus simple de comprendre que la condamnation du juste est vraiment la séparation de deux ordres, la puissance visible d'une part., d'autre part la valeur et la vérité? Vénérer la croix., c'est affirmer qu'il y a deux ordres et, si l'on veut, deux mondes.

L'idée de Valentin est la même qu'exprime Basilide quand il dit que la Passion du Christ «n'a pas eu d'autre but que d'opérer la discrimination des choses auparavant confondues».(88)


Le style gnostique

Jusqu'à maintenant, nous avons parlé de la gnose proprement dite. Il nous faut maintenant parler des différentes doctrines et d'abord, du style qui les caractérise. Puisque leur savoir leur était révélé, donné, les gnostiques ne pouvaient pas le communiquer à la façon des philosophes. On ne démontre pas l'indémontrable. Dans ces conditions, comment pouvaient-ils s'exprimer pour être universellement compris? Ils connaissaient, nous l'avons dit, les mythes de plusieurs religions. Ne pouvaient-ils pas adapter ces mythes?

«On prit la mythologie grossière de n'importe quelle religion orientale, on transforma des personnages concrets en idées spéculatives et morales comme, «abîme, silence, sagesse, vie«, en conservant même fréquemment les noms sémitiques. On créa ainsi- une mythologie d'abstractions, tandis que les rapports qui unissaient entre elles les idées étaient déterminés par les données que leurs modèles fournissaient. Ainsi se forme un poème philosophique dramatique semblable à celui de Platon, mais incomparablement plus compliqué et où, par conséquent, l'imagination avait une place bien plus considérable.»(89)

Ce style en lui-même nous en dit peut-être plus long sur la gnose que toutes les idées qu'il véhicule. Il rend tout à fait manifeste le besoin d'évasion, le désir d'échapper à la nécessité auquel nous avons fait allusion. Songeons au style des grands stoïciens qui furent les contemporains des gnostiques. L'imagination y est sans cesse.. rappelée à l'ordre, l'économie des moyens y est extrême, les phrases y ont des contours sévères; on sent qu'elles ont été ciselées avec l'attention qu'on accorde aux actions les plus importantes de la vie. Si tel est le style qui traduit la soumission à la nécessité et l'amour de la patrie terrestre, on peut en conclure sans invoquer d'autres raisons que le style des gnostiques exprime des idées contraires. Si l'on peut reprocher au premier d'être trop sévère, trop classique, on peut reprocher au second d'être romantique à l'excès.

Le style des gnostiques est donc en contradiction avec leur pensée. Il révèle la prédominance en eux de l'affectivité alors que leur pensée ne cesse d'affirmer la supériorité de la connaissance pure. Mais il ne faut pas trop s'offusquer de cette contradiction. Elle est la gnose elle-même et elle a de plus le mérite de nous mettre en garde contre la tentation de réduire le gnosticisme à ce qu'on appelle aujourd'hui l'intellectualisme, en donnant au mot le sens de sclérose. Les gnostiques n'étaient pas des spéculatifs mais des mystiques et par suite, leur faiblesse n'est pas la sclérose mais bien plutôt le délire. Il y a eu une scolastique délirante; il y a eu aussi une gnose sclérosée. Mais ce n'est pas une raison pour en conclure que dans la meilleure scolastique, c'était l'élément affectif qui prédominait et que dans la meilleure gnose, c'était l'élément intellectuel.


Quelques systèmes

Passons maintenant à l'étude des principaux systèmes. Quatre grands gnostiques ont élaboré une doctrine: Basilide et Valentin d'Alexandrie, Bardesane d'Edesses et Marcion du Pont. Nous n'étudierons que les doctrines de Valentin et de Marcion.

La doctrine de Valentin nous est surtout connue par les citations des hérésiologues, par des fragments réunis sous le titre d'Extraits de Théodote, ainsi que par quelques-uns des textes découverts à Nag Hamadi.

Pour mieux marquer la transcendance de Dieu, les Valentiniens l'appellent tantôt le Dieu étranger, tantôt le Dieu lointain, tantôt le Dieu inconnu. Ce Dieu, ils le placent au sommet d'un univers divin appelé Plérôme, ou lieu de la Plénitude. Ce Plérôme est constitué par des éons ou, puissances célestes qui entretiennent entre eux des rapports très complexes. Voici la description que le Père Sagnard donne de ce Plérôme dans son commentaire des Extraits de Théodote:

«La divinité, infinie transcendante se présente à nous comme un “Plérôme” c'est-à- dire une Plénitude faite de puissances hiérarchisées ou Éons siècles. Ceux-ci émanent successivement par couples de leur Source dans une hiérarchie décroissante qui est pour nous l'expression de cette divinité. Ces couples, conçus sur le type mâle-femelle, veulent simplement exprimer par leur élément femelle, une qualité inhérente à l'élément mâle, et, de cette façon, ils ne font qu'un.»(90)

Leur ensemble forme l'ogdoade:

Père, abîme....................................................Pensée, grâce
Fils mono gène (intelligence).....................Vérité
Logos............................................................ Vie
L'homme.........................................................Église
Voilà donc pour le monde divin tel que se le représentaient les Valentiniens. À côté de ce monde divin, et complètement séparé de lui, il y a le monde d'en-bas, le monde des ténèbres. Il est à remarquer que les Valentiniens comme d'ailleurs tous les premiers gnostiques, ne font pas de distinction très nette entre la matière et le monde. Le mauvais ange qui a formé le monde l'a bien formé à partir d'une matière préexistante, mais il n'a pu le faire que par ce que lui-même était ignorant du divin. On s'explique ainsi pourquoi son travail n'a pas rendu la matière plus divin plus lumineuse. Parlant de cette première gnose, H.W. Barth écrit:

«La caractéristique en est le dualisme radical qui, pour la première fois, n'est pas intérieur au monde, mais qui repousse le monde tout entier, le cosmos grec avec ses dieux, comme le monde oriental avec ses planètes, du côté du mal et les sépare d'un Dieu unique, bon et lointain.»(91)

Il s'agit donc d'un dualisme qu'on pourrait appeler transcendantal et non pas d'un dualisme métaphysique ou dualisme des principes. Ce dualisme tel qu'il existe dans Mani, enseigne que le monde résulte du mélange de deux principes, la lumière et les ténèbres, Dieu et la matière. Le dualisme des premiers gnostiques est plus radicale monde pour eux est tout entier du côté des ténèbres mais en même temps, il est moins catégorique, moins définitif: le monde, après tout, a été créé par une puissance sortie du Plérôme. S'il ne l'a pas créé lui-même, Dieu a au moins permis sa création. Le texte suivant montre très bien le caractère ouvert de ce dualisme:

«Il ( le démiurge ) ne connaissait pas celle ( la sagesse) qui opérait par lui. Il croyait créer par sa propre puissance. C'est pourquoi l'apôtre dit:

«Il a été soumis à la vanité du monde, non de son plein gré, mais à cause de celui qui l'a soumis, dans l'espoir d'être délivré lui aussi quand seront rassemblées les semences de Dieu.»(92)

Venons-en à l'homme. Pour expliquer l'existence d'un élément spirituel dans la matière, les Valentiniens ont recours à un mythe qui fait penser à la fois au mythe de Dyonisos-Zagreus, au mythe du Phèdre et au mythe de la chute des anges dans la Genèse.

«Sagesse, émanation la plus éloignée du Père a voulu saisir et comprendre son infini, comme le Fils le saisit. D'où passion (naissance du mal, perturbation dans sagesse et dans tout le Plérôme) et finalement exclusion de cette pensée ou intention désordonnée, avec son mélange de passions. Cette pensée
se cristallise au-dehors et se nomme encore sagesse par simple dédoublement de la première.» (93)

Cette étincelle divine, déchue, tombée dans la matière sous forme de fragment constitue le noyau de l'âme humaine, lequel noyau est appelé tantôt «pneumatikon sperma», tantôt «Xenikon sperma», tantôt «eklekton sperma». À son sujet il faut noter:

a) qu'il n'est pas donné à tous les hommes, comme le mot élu qui sert à le désigner l'indique clairement.

b) qu'il fait partie de la substance divine, qu'il est en quelque sorte incréé, thèse contre laquelle s'indigna l'élément orthodoxe de l'Église.

c) que lui seul est digne de la gnose. Nous reviendrons sur ce troisième point un peu plus loin.

La dite étincelle divine, appelée plus fréquemment âme pneumatique, est recouverte d'une âme psychique, laquelle à son tour est recouverte d'une âme hylique. Il est intéressant de remarquer que ces trois terres correspondent à peu près exactement à ceux que distingue Platon dans le mythe du Phèdre. L'âme hylique correspond au mauvais cheval; l'âme psychique, au bon cheval; l'âme pneumatique, au cocher. Seule l'âme hylique est commune à tous les hommes. L'âme psychique est un peu moins rare que l'âme pneumatique mais elle appartient elle aussi à une catégorie restreinte d'élus. (Chez Platon toutefois, il n'y a pas de semblable répartition.)

Il nous reste à d'aborder la question du salut de ces âmes. La théorie valentinienne du salut repose tout entière sur l'idée de rédemption. Le Christ, lui-même élément pneumatique, s'est incarné. Parce qu'il n'a ni âme psychique, ni âme hylique et qu'il est par conséquent d'une parfaite transparence, il est une condition essentielle à la gnose, au salut. C'est lui qui éveille l'élément pneumatique dans les âmes. Cet éveil, c'est la gnose qui est à la fois libération et connaissance, qui est la véritable naissance dont avait parlé saint Paul.

Mais que deviennent les psychiques et les hylique pendant que les pneumatiques naissent ainsi à la vie éternelle? Les Valentiniens tranchent cette question d'une façon qui, à juste titre, nous semble cavalière, mais qui ne manque pas d'un certain fond de réalité: les psychiques ont droit à un salut mais à un salut inférieur à celui des pneumatiques; les hyliques sont néant, ils restent néant. Cette façon de classifier les êtres aurait été vraiment atroce étouffante, si elle avait pu être appliquée à la lettre Mais en réalité, on a tout lieu de supposer que personne n'était en mesure de dire avec certitude si son voisin ou lui-même appartenait à telle catégorie plutôt qu'à telle autre. Et même s'il n'en avait pas toujours été ainsi, nous n'aurions pas lieu de nous offusquer outre mesure: certaines de nos catégories psychologiques, tels le refoulement et le complexe freudien, sont beaucoup plus étouffantes que les catégories gnostiques parce que, étant moins générales, elles sont d'un usage beaucoup plus facile.

Il nous reste à parler de Marcion. Marcion était un esprit plus réaliste et par là, peut-être plus profond que Valentin. Il est le seul des grands gnostiques qui eut une influence durable, le seul qui aurait pu donner à l'Église une orientation différente de celle qu'elle a prise. Voici comment Harnack caractérise sa doctrine:

«Une pensée profonde domine le christianisme de Marcion et l'a tenu à l'écart de tout système rationaliste, c'est la pensée que les lois régnant dan s la nature et dans l'histoire, que les actes de la justicece ordinaire sont contraires aux actes de la miséricorde divine, et que la foi humble et l'amour du coeur sont l'opposé de la vertu orgueilleuse.»(94)

Il n'est donc pas étonnant que Marcion ait jugé l'Ancien Testament très sévèrement, qu'il soit même allé jusqu'à soutenir que le Dieu bon, le Père que le Christ avait invoqué, ne devait pas être confondu avec Yahvé.

On a toutefois exagéré beaucoup sa sévérité à l'égard de l'Ancien Testament, de manière, croirait-on, à le faire apparaître comme fanatique, ce qu'il n'était vraisemblablement pas. Son exégèse telle qu'elle se présente dans la lettre de Ptolémée à Flora, fait preuve d'un souci des nuances que l'on aimerait retrouver chez tous les hérésiologues:

«Car si la loi n'a pas été donnée par le Dieu parfait lui-même, comme nous l'avons déjà dit, et certainement pas non plus par le diable (ce qu'il n'est même pas permis de dire), le législateur doit être un troisième qui existe à côté de ces deux autres.

C'est le démiurge et le créateur de ce monde tout entier et de tout ce qu'il contient. Parce qu'il est, en son essence, différent des deux autres et se tient au milieu d'eux, on pourrait l'appeler à bon droit l'intermédiaire.

Si le Dieu parfait est bon en son essence, comme il l'est effectivement, (car notre Sauveur a dit qu'il n'y avait qu'un seul Dieu bon, son Père, qu'il a révélé) et si l'être qui est par nature Adversaire est mauvais et méchant, caractérisé par l'injustice, alors celui qui se situe entre le Dieu parfait et le diable, et qui n'est ni bon ni assurément mauvais ou injuste, pourrait à proprement parler être appelé juste, parce qu'il est aussi l'arbitre de la justice qui dépend de lui.»(95)

Jacques Dufresne, Simone Weil et la tradition dualiste II


Notes

(71) A. Harnack, Précis de l'histoire des dogmes, Paris, Fischbacher, 1893,

(72) Nicolas Berdiaev, Les sources et le sens du communisme russe, NRF, Paris 1938, p.56.

(73) Rappelons que l'Éleusinisme et l'Orphisme sont les deux principales de ces religions. Nous emprunterons à Erwin Rohde quelques réflexions sur la première et à Théodor Comperz quelques réflexions sur la seconde. Les mystères d'Eleusis: au centre de cette religion, il y a la légende de Dyonisos-Zagreus. On connait cette légende: Déméter, la déesse de l'abondance, la déesse-mère, la magna mater, avait eu de Jupiter une fille nommée Perséphone, Proserpine en latin. Cette fille bien-aimée lui fut un jour ravie par Pluton, le dieu des Enfers. Déméter en conçût une immense douleur et s'en plaignit à Jupiter. Non contente de la consolution que lui apporta le maître des dieux, elle décida de se mettre elle-même à la recherche de sa fille. Nous citons maintenant Rohde:

«Ce vieux culte éleusinien est donc le service divin d'une communauté très refermée. La connaissance des rites sacrés et par là, le clergé, est limitée à la descendance des quatre princes d'Éleusis , entre lesquels Déméter a partagé autrefois les sièges héréditaires. La promesse de foi solennelle qui est jointe à la participation au culte d'Eleusis est très particulière. Elle s'énonce comme suit:« Heureux l'homme qui a contemplé des actes divins! Mais celui qui n'est pas initié et qui ne peut pas participer au rite sacré, n'aura pas le même sort après sa mort dans l'épaisse obscurité de l'Hadès.» ( Erwin Rohde, Psychè,)

(74) Cf J.E. Ménard: «Le sens de gnosis dans l'Evangile de Vérité», in Studia Montis Regii, 1962, fascicule I:

«La gnose apparaît ainsi comme une science secrète, et la formation exigée pour y parvenir ressemble non à l'instruction donnée par le philosophe, mais à celle que communique le mystagogue».

Un destin privilégié après la mort est donc promis à celui qui participe au culte d'Eleusis. Mais déjà dans la vie, il est grandement changé celui que les deux déesses aiment. Il est même favorisé sur le plan matériel...

Voici maintenant ce que nous savons sur le mystère lui-même. Nous citons toujours Rohde:

«Le mystère était un acte dramatique, plus exactement de la pantomime religieuse accompagnée de chants sacrés et de proverbes ainsi que d'une représentation du vol de Perséphone, semblable à celle que certains auteurs chrétiens nous ont laissée. Une telle représentation des aventures des dieux était une pratique très répandue en Grèce. Ce qui est particulier à la fête d'Eleusis, c'est l'espérance qu'elle offrait aux initiés: bonheur pendant la vie et meilleur sort après la mort; immortalité de l'âme. Les raisons de cette immortalité de l'âme étaient exprimées sous forme allégorique par le mystère lui-même:«Déméter est la terre, Perséphone sa fille, la semaille, la graine. La capture de Perséphone par Pluton et son retour dû à Adonis sont signifiés par l'ensemencement de la graine et par sa croissance ou, dans une interprétation plus large, par le renouveau annuel de la végétation.» (Rohde, psyché) La graine, disparue dans la terre est une image de l'âme morte, sa croissance est l'image de l'âme ressuscitée.

La religion orphique: Quant aux cérémonies extérieures, cette religion s'apparente de très près à celle d'Eleusis. Elle est toutefois d'inspiration plus pure que cette dernière. Elle insiste plus sur la pureté intérieure que sur la richesse, elle exige plus qu'elle ne promet. Voici le résumé de sa doctrine d'après Théodor Comperz:

«Mythe des Orphiques. C'est la légende de Dyonisos-Zagreus. Le Père céleste a confié au fils de Zeus et de Proserpine le gouvernement du monde. Les Titans le poursuivent qui, auparavant, ont combattu contre Ouranos et ont été vaincus par lui. Le fils des dieux échappe à leurs coups sournois en se métamorphosant plusieurs fois, jusqu'à ce qu'il tombe entre leurs mains sous la forme d'un taureau, pour être ensuite déchiré et dévoré par eux. Athéna ne sauve que son coeur; mais Zeus avale ce coeur et il engendre ainsi le nouveau Dyonisos. Pour punir les Titans de leur crime sacrilège, Zeus les frappe avec le rayon de son éclair. De leurs cendres naît l'espèce humaine. L'être des hommes provient donc de celui des Titans auquel se mêlent des éléments (divins) provenant de Dyonisos - Zagreus. Les Titans sont l'incarnation du mauvais principe. Dyonisos est l'incarnation du bon principe. Leur union est la cause du conflit entre le divin et le non-divin qui sévit si souvent dans le coeur de l'homme. L'expérience profonde de l'opposition, du contraste violent entre, d'un côté, les souffrances et l'impureté terrestre et, de l'autre, la pureté et la béatitude divine, constitue le centre de l'inspiration propre à l'orphico-pythagorisme. C'est de cette source que provient la soif de la pureté, de la réconciliation et du salut final.» (Théodor Comperz, Die Griechische Denker)

(75) Harnack, op.cit.p.

(76) Nietzsche, Die Bergland Buch Klassiker, Band I, Also Sprach Zarathoustra, Zweiter Teil, Vom Lande der Bildung, p. 402.

(77) «Quand on étudie l'époque impériale, on est frappé par son besoin de Dieu. Les diverses oeuvres qui fleurissent à ce moment de l'histoire manifestent chez l'homme un sens profond du mal, une conviction non moins profonde de sa faiblesse et de sa corruption, et le désir immense d'une religion qui rachète et d'une union plus intime à Dieu. Un rationaliste pourrait retracer dans de pareils sentiments religieux certaines superstitions, mais une vue plus profonde permet d'y voir, malgré les superstitions, les truquages et les absurdités occasionnelles, une preuve évidente que la nature humaine recèle des instincts et des perceptions spirituels qui ne peuvent être parfaitement assouvis par un rationalisme matérialiste. À Rome, Juvénal pourra bien se moquer de cette dame de la société qui, à la demande d'Isis se jette dans les eaux glacées du Tibre ou qui part en pèlerinage en Egypte. Mais qui pourra jamais dire quelle soif spirituelle, inassouvie par le formalisme de la religion de Rome ou par les vagues divinités de la Grèce a pu émouvoir cette âme éperdue? On y sent le besoin caractéristique de l'époque, une religion plus individuelle, plus personnelle.» (J.E. Ménard, Le«Sitz im Leben» de l'Évangile de Vérité, in Studia Montis Regii, 1963)

(78) Platon, Le Phédon, 77-78.

(79)«Que veut-il donc qu'il pense? Ceci: Je suis comme les ténèbres et les fantômes de la nuit. Lorsque la lumière apparaît, il comprend que la crainte dont il a été saisi n'est rien. C'est ainsi qu'ils étaient ignorants à l'égard du Père, Lui qu'ils ne voyaient pas. Puisque cela inspirait de la crainte et de la confusion, de l'instabilité, de l'indécision et de la dissension, il y avait beaucoup d'illusions qui les hantaient et de vides absurdités, comme s'ils étaient plongés dans le sommeil et s'ils étaient envahis par des rêves troublants; ou bien ils s'enfuient quelque part ou bien ils reviennent sans force, après avoir poursuivi celui-ci ou celui-là, ou bien ils frappent quelqu'un, ou bien ils reçoivent des coups, ou bien ils tombent des hauteurs, ou bien ils s'envolent dans les airs sans pourtant avoir des ailes ...Jusqu'à ce que ceux qui passent par tout cela se réveillent. Ils ne voient rien, ceux qui sont au milieu de ces confusions, parce que ce n'était rien que tout cela. C'est ainsi qu'ils ont rejeté l'ignorance loin d'eux, comme le sommeil qu'ils ne tiennent pour rien, pas plus qu'ils ne tiennent ses oeuvres pour solides... Heureux celui qui s'est retourné sur lui- même et s'est réveillé.» (J.E. Ménard, Evangile de Vérité, rétroversion grecque et commentaire, Letouzay § Ané, Paris 1962, p. 56)

(80) On comprend que les gnostiques aient été de tous temps accusés d'immoralité. Il est possible toutefois qu'on se soit fortement exagéré les conséquences de leur tolérance. L'argument était trop tentant: vous qui prêchez le détachement absolu, voyez comment vous vivez!

(81) Saint Irénée, Contre les hérésies, Liv. 3, Trad. Albert Sarreau, Namur 1963, p. 54.

(82) À propos des rapports entre la foi orthodoxe et la foi des gnostiques, le Père Mondésert fait cette remarque:

«Pour les gnostiques qui, eux aussi, utilisent ces termes philosophiques, la foi est donnée avec la nature, d'après un choix arbitraire de Dieu.» (Clément d'Alexandrie, Les Stromates, Sources chrétiennes, 1954, Introduction, p. 16)

(83) Il faut noter que les Valentiniens avaient des sacrements. Ces sacrements étaient toutefois bien différents des sacrements chrétiens. Pour plus de détails sur ce point, il faut voir: J.E. Ménard, «Introduction à l'Évangile selon saint Philippe», in Studia Montis Regii, Fasc. 2, 1964, p.224.

(84) Harnack, op. cit. p.

(85) Simone Pétrement, op.cit. p. 277

(86) Harnack, op.cit. p.

(87) À ce propos on lira avec intérêt cette remarque d'Emile Mâle:«Cet art des grecs d'Orient est encore tout pénétré de l'antique esprit hellénique. Ce que les Grecs ont vu dans l'Evangile, c'est son côté lumineux, non son côté douloureux. Quand sur les sarcophages, ils représentent la Passion, ils n'en montrent ni les humiliations, ni les souffrances. La couronne d'épines qu'un soldat tient au-dessus de la tête de Jésus ressemble à une couronne triomphale; devant ses juges, devant ses bourreaux, le Christ, garde la ferme attitude du héros antique, du sage stoïcien.» (Emile Mâle, Art religieux du XIIe siècle en France, Armand Collin, 1953, p.50).

(88) Simone Pétrement, op.cit., p. 282-283.

(89) Harnack, op.cit. p.

(90) Sagnard, Extraits de Théodote, Sources chrétiennes, no 23, 1947, p.

(91) H/W Barth, cité par Pétrement in op.cit., p.189.

(92) Extraits de Théodote, op.cit. p.

(93) Extraits de Théodote, op.cit. p.

(94) Harnack, op. cit. p.

(95) Ptolémée, (disciple de Marcion) Lettre à Flora, trad. G. Quispell, Sources chrétiennes, No 24, 1949, p. 65-66. Cf aussi le commentaire de Quispel, p. 8 et suivantes.

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