Leopardi Giacomo
En prose comme en vers, c’est un pessimiste de nature, plus que de raisonnement. Sa sensibilité parle, plutôt que son intelligence. Il n’a construit aucun système; il résume ses impressions, ses observations, en s’efforçant, non sans arbitraire, de les généraliser. Sa philosophie est toute physiologique : le monde est mauvais, parce que sa vie, à lui, est mauvaise. Il s’en fait une représentation affreuse, et il suppose que si les hommes n’en jugent pas comme lui, c’est qu’ils sont fous. L’optimisme est en effet assez répandu. Tant qu’il y a vie, il y a espérance. La fable de la Mort et du Bûcheron peint assez bien l’état d’esprit de l’humanité. Il est certain, d’autre part, que les littératures et les philosophies, et même celles qui visent à faire rire, et même celles qui exaltent la vie, sont en général pessimistes. Il y a un fond tragique dans le théâtre de Molière et un fond lugubre dans les aphorismes de Nietzsche. L’optimisme complet et béat n’est compatible qu’avec une sorte d’insensibilité et de stupidité animales : les idiots seuls rient constamment et sont constamment heureux de vivre. Mais le pessimisme complet ne peut se développer que dans certains organismes déprimés : ses manifestations extrêmes sont franchement pathologiques et liées à des maladies du cerveau.
Schopenhauer affirme que la vie est mauvaise, et il l’aime, il en jouit. Vienne la gloire, et on le voit s’épanouir. Son caractère n’est aucunement sombre. Il a de l’esprit, il sait s’en servir. C’est, en même temps qu’un philosophe, un écrivain humoristique. Léopardi n’a jamais connu ces expansions. Il affecte de mépriser jusqu’à sa gloire, pour laquelle cependant il travaille. Mais lui aussi est spirituel, quoique toujours amer, et lui aussi est un humoriste. Il a certainement du plaisir à écrire. S’il ignore les autres voluptés de la vie, il connaît celle de pouvoir donner à une pensée lucide une forme belle et puissante. Son existence, cependant, bien plus logique que celle de Schopenhauer, est en accord très exact avec sa philosophie. Malade, isolé, incompris, Léopardi n’eut pas la force de réagir; mais s’il se laissa entraîner par la tristesse, ce fut du moins en pleine conscience. Il interroge sa désespérance et entre en discussion avec elle. Cela nous a valu ces beaux dialogues qui, avec quelques pensées, ont été réunis sous le nom d’Operette morali.
Léopardi est mort en 1837. Ses écrits semblent d’aujourd’hui même. Presque toutes les questions effleurées avec une sagacité sans pareille dans le Dialogue de Tristan et d’un ami sont de celles qui intéressent encore les philosophes et les critiques. « Je comprends, dit Tristan, et j’embrasse la philosophie profonde des journaux, lesquels, en tuant toute autre littérature, toute autre étude, trop sérieuse et trop peu divertissante, sont les maîtres et la lumière de l’âge moderne. » Déjà, de son temps, les flatteurs du populaire disaient, comme les socialistes d’aujourd’hui : « Les individus ont disparu devant les masses. » Déjà la bêtise grave affirmait : « Nous vivons dans une époque de transition », comme si, reprend Tristan, toutes les époques et tous les siècles n’étaient pas une transition vers l’avenir!
Quant à la trame même des dialogues, c’est l’idée de la méchanceté de la vie et de l’excellence de la mort. Elle revient sans cesse et Léopardi n’en corrige la monotonie que par l’ingéniosité de ses imaginations, la beauté de son style, la finesse de son esprit. Tel est le magnifique passage où, après avoir dit que, quoique rajeuni tous les printemps, le monde vieillit continuellement, il annonce la mort suprême de l’univers : « Pas un vestige ne survivra du monde tout entier, des vicissitudes et des calamités infinies des choses créées. Un silence nu, un calme suprême planeront dans l’espace immense. Ainsi se dissoudra, s’évanouira cet effrayant et prodigieux mystère de l’existence universelle, avant qu’on ait pu l’éclaircir ni le comprendre. »
Sans doute; mais, en attendant, il faut vivre, ou bien mourir. Dès qu’on a choisi de vivre, il est raisonnable de faire son possible pour s’accommoder à la vie. Le pessimisme n’a qu’une valeur philosophique des plus médiocres. Ce n’est pas même une philosophie, c’est de la littérature et, trop souvent, de la rhétorique. Il est un peu ridicule, cet homme qui poursuit tranquillement son existence, en ajoutant chaque jour une page à la litanie des délices de la mort. En somme, Léopardi, comme bien d’autres hommes, humbles ou supérieurs, souffre de n’être pas heureux; son originalité est, moins de se complaire dans sa souffrance, ce qui n’est pas très rare, que de trouver des raisons à cette complaisance et de les exposer avec logique et décision. Sa sincérité est absolue.
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Qu’il s’agisse des théories transcendantes de Schopenhauer ou des déclarations mélancoliques de Léopardi, la conclusion est la même. Le pessimisme n’est pas recevable, non plus d’ailleurs que l’optimisme. Héraclite et Démocrite peuvent être renvoyés dos à dos, cependant que sans crainte, avec un espoir modéré mais ferme, nous nous efforcerons de tirer de chacune de nos vies, hommes, tout ce qu’elle contient de saveur, même amère.
Léopardi fut encore autre chose que le poète et le moraliste de la désespérance. À dix-sept ans, il s’était déjà rendu célèbre, comme érudit et comme helléniste, par l’Essai sur les erreurs populaires des anciens (1815). Pendant les deux années suivantes, il avait donné plusieurs dissertations sur la Batrachomyomachie, sur Horace, sur Moschus, et des odes grecques dans le goût de Callimaque, dont la perfection fit illusion au point que l’on crut à l’exhumation de quelque manuscrit oublié. Niebuhr affirmait en 1832 que les Notes sur la chronique d’Eusèbe auraient fait honneur aux premiers philologues allemands. Léopardi en était là, quand tout d’un coup son génie personnel lui fut révélé, et parurent alors ses Poèmes, puis ses Opuscules moraux. Il mourut à trente-neuf ans (1837), laissant une œuvre dont chacune des parties atteint la perfection : l’érudit, le poète, le prosateur, le traducteur, le penseur, l’homme d’esprit sont en Léopardi également admirables. Sans la maladie de langueur qui troubla le cours de sa sensibilité, il eût été un des plus lumineux génies de l’humanité. Son originalité est d’en être le plus sombre.
source : Rémy de Gourmont, «Le pessimisme de Léopardi», Promenades philosophiques. Première série. Reproduit à partir de la douzième édition: Paris, Mercure de France, 1931, p. 46-53