Concert
Dimanche le 13 septembre 2020
«De tous les endroits où se manifeste l’âme de notre temps, je n’en connais point d’aussi sincères que les grands concerts du dimanche. Nous n’avons plus de théâtre au sens profond du mot et ceux que rassemble le goût d’un spectacle restent des individus séparés. Dans les concerts seulement la foule réunie constitue vraiment un public et goûte une émotion qui, par sa puissance et sa profondeur, approche d’une émotion religieuse. On sent aux dispositions, à l’attente des gens qui sont là, que, tout différents qu’ils soient encore les uns des autres, ils seront bientôt unis dans un seul total humain. La salle pleine est, du haut en bas, comme une grande cuve, un puits de figures. Les assistants n’ont devant eux que l’arrangement calme et studieux de l’orchestre, mais, dès que la musique s’élève, elle les saisit plus fortement qu’aucun spectacle. On voit changer les visages qu’elle travaille. Son premier effet est de vider les regards, d’alourdir les paupières, d’éteindre sur les physionomies leur expression ordinaire. Mais que valait cette animation banale, toute sociale, faussement alerte, en comparaison de l’effusion mystérieuse qui la remplace, de cette expression d’aveu qu’on voit sourdre et se répandre sur les visages? Chacun d’eux semble modifié par une poussée intérieure. Un vieillard avance légèrement la tête, et comme une pierre qu’adoucit la fuite de l’eau dans un fleuve, son visage laisse glisser sur sa surface aveugle et subtile le flot abondant de la musique. Une jeune femme qui n’avait tout à l’heure que des mots et des rires insignifiants, montre sur ses traits désarmés une âme triste et tendre qu’on ne lui connaissait pas, et n’exprime plus qu’une sorte de détresse douce. Une autre a fermé les yeux pour être seule avec son secret. Une autre s’assouplit dans son attitude comme si elle allait s’endormir, et, quoiqu’elle reste appuyée à sa chaise comme tout à l’heure, le relâchement presque imperceptible de toute sa pose lui donne la grâce docile des herbes qui s’abandonnent dans le courant des rivières. Cette foule qui tout à l’heure parlait, gesticulait, remuait, ne bouge plus à présent, retient ses soupirs et n’est qu’un grand monstre enchanté, qui se tait aux pieds de la musique.»
source: Abel Bonnard, "Les grands concerts", La Revue de Paris, année 29, tome 2, 15 avril 1922, p. 877-885 (publication dans le domaine public)