Authenticité
Première version 1999
Nous nous arrêterons ici à l'un des sens du mot authenticité, le plus récent celui que Le petit Robert résume ainsi : « Qui exprime une vérité profonde de l'individu et non des habitudes superficielles, des conventions ». Nous verrons toutefois qu'entre ce sens et les sens plus anciens, il y a un rapport dont il faut tenir compte. Comme nous le rappelle l'étymologie, le mot authentique désigne une qualité intrinsèque telle qu'elle confère autorité aux personnes et aux objets qui la possèdent. En droit, un acte authentique est un acte qui fait autorité. Dans le même esprit, on parle des pièces authentiques d'une collection, ou d'un titre authentique de noblesse
Alors que dans le sens ancien on met l'accent sur l'aspect formel de la situation, dans le sens contemporain, on désigne une qualité intérieure si fondamentale et si complexe qu'on se demande s'il n'est pas présomptueux de tenter de la définir. Il faut pourtant le faire. L'authenticité est en effet une vertu de l'être que, depuis Kierkegaard, Nietzsche et les philosophes existentialistes surtout, l'on oppose à une vertu traditionnelle réduite au faire. Que valent nos bonnes actions, si elles ont un mauvais effet sur notre être, si elles nous rendent amers, envieux, vindicatifs? Cette question est au coeur de la critique contemporaine de la morale traditionnelle. Elle nous ramène à la question de la purification personnelle, à laquelle les philosophes grecs ont attaché une telle importance et, par là, à l'idée d'une vertu intégrale: celle qui n'empoisonne pas l'être quand elle touche d'abord le faire et qui ne paralyse pas le faire quand elle touche d'abord l'être. (J.D.)
Qu'est-ce que l'authenticité?
« Alieno ex ore sapiunt ». Littéralement : ils goûtent par une bouche étrangère. Lucrèce.
« A distinguir me paro las voces de los ecos ». (Je m'arrête pour distinguer les voix des échos.) Antonio Machado
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Le mot authenticité a remplacé au vingtième siècle le mot vertu, qui était au centre de la morale occidentale depuis Socrate. L'homme, pense-t-on, depuis Nietzsche et Kierkegaard surtout, a été trop longtemps l'esclave des idéaux, il est temps qu'il pense a lui-même; jusqu'à maintenant ses actes étaient bons dans la mesure où ils étaient conformes a une norme; ils seront désormais bons dans la mesure où ils seront l'expression du moi.
Le mal était la désobéissance à Dieu : il sera une trahison de soi-même et plutôt que de se reprocher d'avoir transgressé des lois éternelles, on se reprochera d'avoir méconnu ses aspirations véritables.
Mais qu'est-ce que le moi véritable? D'ou vient que nous le percevons assez bien chez autrui pour avoir la certitude d'être tantôt devant une personne authentique, tantôt devant une personne empruntée? Les analyses les plus subtiles nous ramènent toujours a cette constatation du sens commun : nous jugeons de l'authenticité, sans raisonner, par intuition. Nous éprouvons un sentiment de plaisir ou de contrariété et notre jugement n'est rien d'autre que la traduction de ce sentiment. Notre certitude ressemble a celle du dégustateur. Ne dit-on pas d'ailleurs d'un vin médiocre qu'il manque d'authenticité?
Le dégustateur n'analyse pas, il flaire. Il connaît déjà les qualités intimes du vin qu'on lui offre. Il se demande si les qualités du vin contenu dans la coupe participent de ces souvenirs. Il attend une sensation bien caractéristique. Mais il demeure passif. Ce n'est pas lui qui juge, c'est le souvenir de vin d'hier qui, de lui-même, se détache de l'impression laissée par le vin d'aujourd'hui, pour la confirmer ou l'infirmer.
Nous avons une attente analogue a l'égard de toutes les personnes que nous rencontrons et de toutes les situations dans lesquelles nous nous trouvons. Cette attente repose sur un souvenir lui-même fondé sur une expérience antérieure où nous a été révélé ce qui, pour nous, constitue l'essence des êtres et des situations en cause.
Le mot essence provoque des malentendus aujourd'hui. Il n'en existe malheureusement pas de meilleur pour rendre compte de l'expérience la plus fréquente et la plus universelle : juger. L'essence des êtres ou des situations est analogue à un registre qui ne saurait être transgressé sans qu'il y ait fausseté. Des personnes empruntées, nous disons qu'elles forcent leur nature, comme nous disons d'un mauvais chanteur qu'il force sa voix. Nous disons également qu'elles font des choses qui ne sont pas dans leurs cordes, tel un violon qui, subitement, se mettrait à rendre des sons de guitare. Nous procédons de la même manière quand nous disons qu'une fête est ratée. Nous comparons la fête actuelle à une fête essentielle à laquelle, à tort ou à raison, consciemment ou non, nous nous référons.
La réflexion sur 1'authenticité nous replonge donc dans les grandes questions métaphysiques. Qu'est-ce que l'essence d'un être ou d'une situation? Pouvons-nous la connaître? Nous pouvons au moins préciser certains aspects et certaines conditions de l'authenticité.
L'authenticité, c'est l'accomplissement antérieur à toute prise en charge consciente et rationnelle de soi-même. Un simple geste, unique et sûr de lui-même, peut être un signe d'authenticité. Un sentiment est authentique si le réel y occupe tout l'espace affectif disponible, ne laissant aucune place a la conscience compensatoire. J'aime monter à cheval. Ce sentiment est authentique dans la mesure ou il est inspiré par le cheval plutôt que par l'opinion selon laquelle les gens biens se plaisent à cheval. L'authenticité dans cette perspective, c'est la liberté à l'égard de l'opinion; elle s'apparente ainsi à la vertu telle que la concevaient les stoïciens. Ajoutons, pour compléter cette définition, que les images peuvent être assimilées à des opinions.
Si on a fait de l'authenticité une valeur dominante, c'est parce qu'elle est maintenant plus menacée que jamais. Elle est menacée d'une part par l'importance croissante des processus conscients et rationnels et, d'autre part, par la prolifération des opinions et des images. Nous ne sommes pas faits pour avoir l'embarras du choix. C'est par la liberté que l'authenticité est menacée. La liberté telle que nous la concevons est en effet un processus conscient, s'exerçant devant un éventail aussi large que possible d'opinions et d'images.
On dit qu'un enfant d'aujourd'hui peut absorber en quatre ans autant d'images et d'opinions que ses ancêtres en 200 ans. Cette statistique nous donne la mesure de la démesure pesant sur son authenticité. En 1937, avant la télévision, Gustave Thibon avait formulé un jugement définitif sur cette question : « Les réactions affectives d'un individu s'appauvrissent, glissent sur le plan du jeu et de la fiction dans la mesure où se multiplient autour de cet individu, les excitations artificielles. À la limite les états affectifs les plus naturels et les plus profonds (l'amitié, l'amour, les convictions religieuses et politiques, etc.) deviennent, dans l'âme épuisée, aussi irréels, aussi truqués que le monde des machines, de papier imprimé et de fausse sexualité, qui constitue le milieu urbain. Ici, la parfaite adéquation au milieu équivaudrait à la parfaite déshumanisation de 1'homme ». (1)
Nietzsche dit la même chose en d'autres termes dans les pages du Zarathoustra traitant des pays de la civilisation. « Le visage et les membres enluminés de cinquante taches : c'est ainsi qu'à ma stupeur je vous ai vus assis, vous les hommes de ce temps. Et autour de vous, cinquante miroirs flattaient et imitaient votre jeu de couleurs. En vérité, vous ne pouviez porter de meilleurs masques que votre propre visage, hommes de ce temps. Qui donc pourrait vous reconnaître? »
Il faut, bien entendu, un minimum de liberté pour être authentique : tel paysage me convient mieux que tel autre, mon identité s'y affermira, mais encore faut-il que je sache qu'il existe et qu'il me soit accessible... Le problème dans nos sociétés, c'est que ces choix essentiels y sont difficiles en raison même de la multitude des choix superficiels qui, à la longue, affaiblissent le jugement : à force de choisir ses marques de cigarettes et de voitures, on finit par accepter de vivre n'importe ou et de manger n'importe quoi. On est donc dans l'illusion quand on poursuit à la fois l'authenticité et une liberté accrue. N'est-ce pas là d'ailleurs l'illusion caractéristique de notre temps? En cette matière, seuls les mouvements apparentés à la simplicité volontaire sont prometteurs.
Certes, on a encore le choix de tout le reste quand on s'est limité volontairement à tel ou tel objet de qualité. Mais, dans certaines conditions, la nécessité intérieure peut remplacer la nécessité extérieure; il arrive aussi que des choix initiaux deviennent pratiquement irréversibles et qu'on se trouve par là soumis à une véritable nécessité extérieure.
Nous pouvons aussi agir de façon à laisser se développer en nous la faculté par laquelle nous jugeons de l'authenticité, de la nôtre, de celle des autres, de celle des événements. Cette faculté est un flair lui-même antérieur aux processus conscients et rationnels et donc peu compatible avec la culture livresque ou, à l'autre extrême sensationaliste. Le flair se forme par le ruminement dont parle Nietzche. Il suppose une longue fréquentation des mêmes êtres et des mêmes choses, ainsi qu'une disponibilité semblable à celle dont parle Valéry dans ses vers célebres sur le silence :
« Ces jours qui te semblent vides
Et perdus pour l'univers
Ont des racines avides
Qui travaillent les déserts.
Patience, patience
Patience dans l'azur!
Chaque atome de silence
Est la chance d'un fruit mûr! »(2)
L'authenticité, c'est aussi la consonance intérieure. On dit parfois : j'ai senti qu'en posant tel ou tel geste, j'aurais forcé ma nature, rompu ma consonnance avec moi-même. La racine de l'authenticité est dans ce sentiment par lequel, le plus souvent sans le savoir, nous empêchons le geste faux de prendre forme.
C'est par un sens de la consonance analogue que l'artiste élimine les traits incompatibles avec son idéal encore implicite. Nous sommes inspirés de nous-mêmes comme l'artiste est inspiré par son idée. C'est la même faculté, flair ou sens de la musique intérieure, qui s'exerce dans chaque cas. Cette faculté est nourrie par la nature et par les oeuvres d'art dont on s'imprègne, dans la mesure où ces dernières sont elles-mêmes authentiques.
1-Gustave Thibon, Diagnostics, Paris, Librairie de Médicis, 1953, p.26.
2-Paul Valéry, Oeuvres complètes, NRF, Bibliothèque de la Pleiade, Paris 1957, Tome 1, Palme, p.56