Art brut
MICHEL THÉVOZ, conservateur de la Collection de l'art brut à Lausanne, cité par Lucienne Peiry, L'art brut, Collection Tout l'Art, Flammarion, 1997
*******
«Entreprises en 1945, les collections de l'Art Brut sont constituées d'œuvres dues à des personnes étrangères au milieu culturel et préservées de son influence. Les auteurs de ces oeuvres sont pour la plupart d'instruction rudimentaire. Dans d'autres cas ils sont parvenus, à la faveur de perte de mémoire, ou d'une disposition d'esprit fortement contradictrice, à se libérer des aimantations de la culture et retrouver une féconde ingénuité.
[...]
Le but de notre entreprise est la recherche d'ouvrages échappant le plus possible à ce conditionnement et procédant de positions d'esprit vraiment inédites, profondément différentes de celles auxquelles nous sommes accoutumés.
Si les prétendus "dons" attribués aux "artistes" sont, à notre sens, très profusément répandus, rares sont par contre, extrêmement rares, ceux qui prennent hardiesse de les exercer en toute pureté et licence, et s'affranchir pour cela du conditionnement social- prendre au moins à son égard bonne distance. II faut observer que cette libération implique une humeur asociale, une position que les sociologues appelleront aliénée. C'est pourtant cette humeur qui nous paraît le ressort même de toute création et invention - le novateur étant par essence un qui ne se contente pas de ce qui contente les autres, et prend donc position de réfutateur.»
JEAN DUBUFFET, tiré de "Place à l'incivisme", introduction au catalogue de l'exposition "L'Art Brut" (Musée des arts décoratifs, 1967). Citation tirée du dossier Art brut du SCÉREN-CRDP, Académie de Créteil
*******
L'art et son double (B. Chapuis et V. Tinchant)
«Ramener l'art à l'objet d'art, c'est le voir par le petit bout de la lorgnette, manquer la vision du monde qui en est à la racine et qui l'excède. Car il manifeste une tendance profondément inscrite en l'humain, une conscience de la finitude qui fouille inlassablement le visible avec l'invisible. De fait, il peut même à notre époque émerger hors de tout discours sur l'art : Jean Dubuffet désignera en 1945 par art brut des expressions artistiques hors jeu social.
Ni courant artistique, ni contestation réfléchie du type avant-garde ou contre-culture, c'est un phénomène souterrain de production artistique par des singularités en marge de toute actualité ou histoire de l'art. [...]
Faire œuvre ouverte
A l'écart de tout esprit d'école ou de chapelle, l'art brut, dont la docte ignorance accompagne une discipline de l'œil et de la main, éveille plus qu'il n'enseigne. L'épigraphe du Gai Savoir en serait la plus belle exergue. Ce que nous transmettent les artistes "bruts", c'est avant tout la ferveur intempestive comme invention du quotidien : la fin d'une recherche, le début d'une aventure. Traquant la primitivité du monde qui instaure un silence originaire, celle-ci nous met face à face avec l'impensé en nous et autour de nous. Peut-être l'objet d'art (constitué au XVIIIe siècle autour d'un beau individuel) même disparaîtra "comme à la limite de la mer un visage de sable"(Foucault)…
Cet art incognito n'en a pas moins fait écho dans l'art contemporain quant à la relation entre public et œuvre (intégrée aux modes d'activation de l'artisticité). Le sculpteur Jean Tinguely, un des initiateurs du Nouveau Réalisme, va à la rencontre de l'agora, Hervé Di Rosa défend avec sa boutique de l'Art modeste un accès non savant aux œuvres ou encore l'Atelier Van Lieshout, corporation d'artistes à Rotterdam, innerve le tissu urbain de ses travaux. Anticiper, telle est la ligne de front de l'activité artistique : l'exercice du simulacre, frayant vers d'autres champs qu'esthétiques, n'est-il pas, depuis cette séparation entre art et peuple à la Renaissance, secret tourment de traditions réinventées ?»
BORIS CHAPUIS, VALÉRIE TINCHANT, L'art et son double
*******
CITATIONS
JEAN DUBUFFET
Artiste et théoricien de l'Art brut
«Il est impossible d'échapper totalement au conditionnement culturel. Une peinture qui ne s'y réfererait pas du tout serait inintelligible. Il faut de même se placer sur le plan de la pensée pour l'appâter et la détourner. On ne peut prétendre qu'à subir moins le conditionnement, à le troubler, le subvertir, mais pas à l'éliminer.» (Cité par M. Ragon, Du côté de l'art brut, Albin Michel, 1996)
GASTON CHAISSAC
Artiste
«Vous pourriez faire un rapprochement entre mes tableaux et la rusticité du langage des paysans (qui déforment les mots, comme moi le dessin) qui est si expressif et savoureux... Au fond, en peinture, je parle patois.»
«Je suppose que les éliminés ou les échappés, déserteurs de la vie moderne, seraient tout indiqués pour le recrutement des carrières artistiques, et cette vie moderne sera peut-être favorable aux arts du fait du nombre de ses éliminés ou de ses déserteurs.» (Cité par M. Ragon, Du côté de l'art brut, Albin Michel, 1996)
MARIO CHICHORRO
Artiste
«On classifie [les artistes populaires], pour des raisons de raison, dans l'art naïf, dans l'art hors-les-normes, dans l'art marginal, autant d'étagères de la cave d'où on ne les sort que pour les frotter au brillant des théories ou pour leur concéder un regard rapide de sympathie ou de bienveillante moquerie.
Et pourtant un peu d'attention nous permettrait d'apercevoir qu'ils portent en eux cette chose primaire, rare, et à chaque fois plus nécessaire: la capacité de s'étonner.» (Cité par M. Ragon, Du côté de l'art brut, Albin Michel, 1996)
JEAN STAROBINSKI
Écrivain, médecin et historien de la psychiatrie
L'art brut naît de la claustration et de l'exclusion
«Figures pétries dans la mie de pain, statues taillées dans les matériaux de fortune, dessins tracés sur du papier hygiénique: [...] l'artiste schizophrène devait ruser pour accéder aux moyens de son travail. Les obtenant de si haute lutte, il faisait preuve du besoin vital qui appelait l'activité plastique. Comme si, réduit par l'internement à ne plus posséder que son corps, il avait soudain découvert des objets, des surfaces qu'il pouvait traiter comme autant d'extensions de ce corps et de son histoire. C'était bien souvent, pour lui, une façon d'aménager le «passage à la chronicité», d'y répondre, de peupler un espace atrocement vide. L'hospitalisation prolongée et l'absence de tout recours thérapeutique contribuaient à faire du travail artistique, l'unique issue, sitôt que le malade en avait découvert la possibilité. À côté de malades qui sombraient dans la stérilité catatonique, quelques fleurs secrètes, ici ou là, s'épanouissaient sous les doigts de Wölffli, d'Aloyse...» (Cité par Lucienne Peiry, L'art brut, Flammarion, 1997)