Une seconde partie de La Flûte enchantée

Théodore de Wyzewa

Gœthes Fortsetzung der Mozartschen Zauberflœte, par M. Victor Junk, 1 vol. in-8, Berlin, librairie Alexandre Düncker.

J’ai lu dans les journaux que la direction de l’Opéra-Comique avait, pendant ces vacances, demandé aux nouveaux traducteurs de la Flûte Enchantée un remaniement complet de leur livret, ou plutôt de la partie « parlée » de celui-ci : avec l’espoir de rendre ainsi plus courts, et moins ennuyeux, ces innombrables bavardages dont M. Camille Bellaigue nous a dit très justement, ici même, à quel point leur pesante et vulgaire sottise contrastait avec la noble ou charmante beauté des airs, des ensembles, et des chœurs de Mozart [1]. Mais je crains fort que tous les changemens apportés à la traduction de MM. Paul Ferrier et Alexandre Bisson ne parviennent jamais à réconcilier le public français avec un libretto qui, par-dessous la platitude et la banalité de ses plaisanteries, souffre encore d’un manque profond d’unité dramatique, résultant des conditions singulières où l’on sait qu’il a été conçu et écrit par son premier auteur. Qu’on imagine, par exemple, Molière se mettant tout à coup, dans les derniers actes de Tartufe, à nous représenter Tartufe lui-même comme le personnage sympathique de la comédie, tandis que le frère et la femme d’Orgon deviendraient une paire de rusés coquins s’acharnant à la ruine de l’ex-hypocrite, transformé dorénavant en un modèle de toutes les vertus : c’est, exactement, l’incroyable aventure qui est arrivée au livret comme à la partition de la Flûte Enchantée, et qui toujours, jusqu’ici, avait forcé les précédons traducteurs français du chef-d’œuvre de Mozart à remplacer l’intrigue originale de la pièce par un scénario de leur invention, mieux approprié à notre besoin naturel d’ordre logique et de vraisemblance.

Lorsque, dans les premiers mois de 1791, l’imprésario et librettiste viennois Schikaneder obtint de son ami Mozart la promesse d’une partition musicale pour un « opéra-comique allemand » qu’il comptait faire jouer sur la scène de son nouveau théâtre, le manuscrit qu’il lui confia, — et dont nous savons désormais qu’il avait été rédigé, en majeure partie, par l’acteur, poète, minéralogue, et haut dignitaire maçonnique Charles-Louis Gieseke, devenu plus tard baronet anglais et professeur de sciences naturelles à l’université de Dublin, — avait pour sujet la victoire remportée par la Reine de la Nuit, personne infiniment vertueuse et touchante [2], sur un mauvais magicien appelé Sarastro, qui longtemps avait gardé prisonnière la fille bien-aimée de cette princesse, mais se voyait enfin condamné à la restituer, après toute sorte d’exploits accomplis contre lui par le jeune prince Tamino, mais surtout grâce aux prodiges opérés par une flûte merveilleuse que la bonne Reine de la Nuit avait donnée à Tamino pour l’aider à reconquérir sa chère Pamina. Ce sujet avait été emprunté par Schikaneder et son collaborateur Gieseke à un conte du poète Wieland, Lulu, ou la Flûte Enchantée, paru en 1789 dans le troisième et dernier volume d’un recueil d’histoires merveilleuses, un peu à l’imitation de notre exquis et incomparable Cabinet des Fées. Sur quoi Mozart, aussitôt, s’était mis à l’œuvre, ravi d’un sujet qui répondait excellemment à son goût naturel de légère et vivante rêverie poétique ; et déjà il avait composé les premières scènes du livret, où la Reine de la Nuit révélait au jeune Tamino la douleur angoissée de son cœur de mère, et deux ou trois gracieuses dames, ses fidèles suivantes, ayant confié au jeune homme l’instrument magique, l’envoyaient vers la demeure du méchant Sarastro, sous la garde de trois petits pages également dévoués à la noble princesse. Mais voici que, à ce moment, un théâtre rival de celui de Schikaneder offrit au public viennois un opéra-comique de Wenzel Müller, Gaspard le Joueur de Basson, ou la Cithare Enchantée, qui, pareillement, s’inspirait du conte de Wieland ! Impossible de songer maintenant à traiter le même sujet : si bien que Schikaneder, sans le moindre scrupule de probité dramatique, résolut de renverser brusquement les rôles de sa pièce, réduisant la Reine de la Nuit à n’être plus, dans les scènes qui restaient encore à être composées, qu’une odieuse incarnation de l’esprit de ténèbres, tandis que le magicien Sarastro se changeait soudain en une espèce de mage bienfaisant et sacré, qui ne s’était emparé de la belle Pamina que pour la soustraire à l’éducation trop relâchée du palais maternel. Pour cette version nouvelle, l’audacieux librettiste était allé chercher son modèle dans un autre opéra-comique, représenté l’année précédente, l’Obéron Viennois, où le susdit Gieseke avait librement parodié l’intrigue et de nombreux épisodes du fameux Obéron de Wieland, — en attendant que celui-ci reçût une consécration musicale plus digne de sa délicate beauté poétique dans le non moins fameux Obéron de Weber. Mais le malin Schikaneder et son collaborateur Gieseke, qui tous deux étaient de zélés francs-maçons, — ainsi que l’était d’ailleurs, ingénument, le pieux Mozart lui-même, — conçurent le projet de prêter à leur pièce un attrait qui la mît sûrement au-dessus des Gaspard le Bassoniste et des Obéron Viennois, en y introduisant une foule d’allusions aux rites et cérémonies des loges maçonniques [3]. Et il ressort clairement de l’étude récente de M. Victor Junk que, là encore, les librettistes de la Flûte Enchantée se sont bornés à transporter sur les planches un grand nombre de passages d’une œuvre étrangère. Leur source directe, cette fois, a été un livre français de l’abbé Terrasson, l’Histoire du prince égyptien Séthos, publiée d’abord à Paris en 1731, puis réimprimée à Amsterdam en 1732, avec une Carte de l’Egypte et une Carte des Voyages de Séthos, et traduite en allemand, vers 1778, par le poète Matthias Claudius.

Ce prince Séthos, dans l’ouvrage français, semble bien avoir été conçu déjà comme un type idéalisé de la perfection réservée aux initiés de la maçonnerie. Poursuivi de la haine implacable de sa belle-mère Daluca, le jeune Séthos est recueilli par une mystérieuse société de prêtres, voués au culte des trois divinités symboliques Isis, Osiris, et Horus ; après quoi, ces sages prêtres, absolument comme ceux de la Flûte Enchantée, lui font subir une série d’épreuves assez ridicules, au sortir desquelles il se trouve prêt à devenir le maître et père accompli du peuple égyptien. Tout le détail de ces épreuves, et le caractère des saints prêtres, et jusqu’a des pages entières du livre de Terrasson ont été fidèlement repris par Schikaneder : avec cette seule différence que Séthos, au terme de son initiation maçonnique, n’obtient en récompense que le don, tout abstrait, de la vertu parfaite, au lieu de recevoir par surcroît, comme son successeur Tamino, la main et le cœur de la belle Pamina. Et aussi bien le misogyne Schopenhauer ; malgré toute son adoration pour l’œuvre de Mozart, n’a-t-il jamais pu se consoler de ce que Tamino, après avoir traversé ses épreuves, n’en eût pas rapporté assez de sagesse pour se consacrer, désormais, aux douceurs du célibat, laissant à son prosaïque compagnon Papageno le souci des caresses trompeuses d’une Papagena.

C’est à ce vice essentiel de sa conception que la Flûte Enchantée, comme je l’ai dit, doit surtout de n’avoir jamais pu s’acclimater chez nous que sous des déguisemens arbitraires : sauf d’ailleurs pour ceux-ci à être, eux-mêmes, tout à fait incompréhensibles, ainsi que l’étaient ces Mystères d’Isis que nos pères avaient surnommés les Mystères d’Ici. Mais en Allemagne, au contraire, ni les contemporains de Mozart ni leurs descendans n’ont attaché assez d’importance au livret de l’opéra-comique pour se sentir gênés, dans leur ravissement, devant une musique qui leur apparaissait tout ensemble la plus « allemande » et la plus parfaitement belle de toutes celles de l’auteur de Don Giovanni et de Cosi fan tutte. Les musiciens, « — à commencer par Beethoven, qui voyait dans la Flûte Enchantée l’expression la plus complète du génie de sa race, — ont été unanimes à aimer par-dessus tout une partition où ils reconnaissaient, en plus de l’inimitable maîtrise et sûreté du « métier, » un art pour ainsi dire épuré et « surhumanisé, » substituant à la réalité individuelle d’un Chérubin ou d’un Leporello un élément de vérité plus profond, plus général, plus conforme à notre fonds commun d’émotions et de sentimens. Le philosophe Schopenhauer pardonnait finalement à Mozart le mariage de Tamino en considération des chants d’amour sans pareils qui le préparaient ; et si son héritier Nietzsche, sur la fin de sa vie intellectuelle, affectait d’ignorer la Flûte Enchantée au profit de Carmen, je ne doute pas qu’il le fit avant tout pour taquiner, jusque dans l’autre monde, l’ombre invinciblement trop chérie de Richard Wagner [4]. Quant aux poètes, classiques, romantiques, ou même « décadens, » on composerait une petite anthologie en recueillant les passages où ils ont célébré le souvenir du modèle à jamais favori de l’« opéra-comique » national. Peut-être se rappelle-t-on avec quel sourire familier et charmant l’un des vieillards d’Hermann et Dorothée, ayant entendu chanter par ses enfans des airs de Tamino et de Pamina, demande aux jeunes gens s’il n’existerait pas, dans la pièce, un trio où il pût prendre part. Dans ses lettres et ses conversations avec Eckermann, à chaque instant nous voyons Goethe affirmer et expliquer sa prédilection pour cette Flûte Enchantée dont il admirait jusqu’au libretto, déclarant que l’auteur avait « compris au plus haut degré l’art d’agir par de vifs contrastes, et de produire sur la scène de grands effets dramatiques. » Mais ce que je connaissais déjà de ce goût constant du poète de Faust pour le chef-d’œuvre de Mozart ne m’a pas empêché d’éprouver une agréable surprise lorsque, l’autre jour, avec les oreilles et le cœur encore tout baignés des célestes harmonies de la Flûte Enchantée, j’ai découvert sur le quai une vieille édition des œuvres complètes de Goethe où, dès le premier volume feuilleté, se sont offerts à moi les chers noms de Sarastro, de Papageno, voire du ténébreux et brûlant Monostatos. Le « fragment dramatique » qui ressuscitait ces héros de Mozart était intitulé : la Flûte Enchantée, Seconde partie. Aussi me suis-je empressé d’acquérir le précieux volume, et de lire ensuite une étude très savante de M. Victor Junk, qui précisément avait pour sujet cette curieuse tentative théâtrale, trop oubliée, du grand héros des lettres allemandes.

M. Junk m’a appris, d’abord, les circonstances historiques d’où était résulté le « fragment » de Gœthe. Celui-ci, après avoir fait jouer au théâtre de Weimar l’opéra-comique de Mozart, avait été si frappé du prodigieux succès de cette représentation qu’il avait conçu le projet, dans les premiers mois de 1796, « d’écrire une pièce qui pût rivaliser avec celle-là. » Sans compter que, d’autre part, la ferveur dont il était alors animé pour l’idéal et les procédés « romantiques » de la franc-maçonnerie éveillait très probablement en lui l’ambition de prendre prétexte des allusions « maçonniques » du livret de Schikaneder pour créer, à son tour, un poème où fût plus dignement célébrée l’éminente beauté, artistique et morale, de l’initiation. Toujours est-il qu’une lettre au violoniste et compositeur viennois Paul Wranitzki, datée du 24 janvier 1796, nous le montre suggérant à ce musicien, alors très en vogue, l’idée de composer une suite de l’opéra de Mozart. « Les personnages de cet opéra, écrit-il, sont tous connus du public ; les acteurs sont accoutumés à leurs caractères ; et l’on peut aisément, avec la pièce ancienne déjà derrière soi, renforcer les situations et les événemens, en donnant à une telle œuvre beaucoup de vie et d’intérêt dramatique. » Il ajoute que ce nouveau livret, tel qu’il l’a en tête, permettrait « d’utiliser les décors et costumes de la première Flûte Enchantée, » et que, d’ailleurs, il s’est arrangé de telle sorte que « le souvenir de l’opéra de Mozart demeure sans cesse présent à l’esprit des auditeurs. » A quoi Wranitzky répondit, très modestement, qu’il redoutait un contraste trop marqué entre sa propre musique et celle de Mozart : mais surtout, sa réponse nous laisse deviner que la direction de l’Opéra Impérial de Vienne n’admettait pas de payer à Gœthe les énormes droits d’auteur exigés par lui.

Cependant, le poète ne se résignait pas à perdre les quelques scènes qu’il avait composées. En mai 1798, il écrivait à Schiller qu’il s’était remis à la rédaction de son livret, ce qui lui avait fourni l’occasion « de faire, de nouveau, quelques expériences très intéressantes, se rapportant aussi bien à son sujet particulier qu’au drame et à l’opéra en général. » Vainement Schiller l’engageait-il à se défier d’une entreprise où « tout le talent du poète ne suffirait pas à compenser une musique trop peu réussie, » Gœthe continuait de travailler à son libretto, comme aussi de le proposer à tous les musiciens qu’il rencontrait, Kayser, Reichardt, Zelter, et d’autres encore. Pour éveiller la curiosité de compositeurs inconnus, il publiait, en 1800, plusieurs scènes de sa pièce dans un Livre de Poche, ou almanach, du libraire Wilmans, qui le remerciait de cette précieuse collaboration en lui envoyant deux tonneaux de vin vieux. Seule, l’apparition d’une autre Seconde Partie de la Flûte Enchantée, mise en musique par le compositeur populaire Winter sur un livret de Schikaneder lui-même, le décidait enfin, vers l’année 1801, à abandonner une tentative manifestement condamnée, désormais, à ne pas aboutir ; et c’est alors que, dans la première édition complète de son œuvre, il livrait au public la totalité du long a fragment dramatique, » ainsi ébauché et quitté à maintes reprises depuis six ou sept ans.

Ce « fragment » comprenait, à quelques lacunes près, tout le premier acte de la pièce, qui, de même que celle de Schikaneder, devait être divisée en deux grands actes, avec de nombreux changemens de décor. Le poète nous conduit d’abord dans une grotte obscure, pareille à celle où, au second finale de la Flûte Enchantée, la Reine de la Nuit, Monostatos, et les trois Dames jurent de tenter un dernier effort pour empêcher le triomphe de l’esprit de Lumière. Aussi bien est-ce encore Monostatos qui nous apparaît, dès le lever du rideau, en compagnie d’un chœur d’esclaves de la méchante reine. « Victoire ! chantent-ils. Nous avons pu accomplir, au moins, la moitié de ce que nous commandait notre maîtresse ! » Et lorsque celle-ci, à son tour, surgit des profondeurs du sol pour s’enquérir auprès d’eux du succès de leur mission, ils lui répondent que, suivant son ordre, ils ont réussi à enfermer dans un cercueil d’or l’enfant nouveau-né de Pamina et de Tamino ; mais le cercueil, aussitôt, par un prodige fâcheux, est devenu trop lourd pour qu’ils pussent l’emporter, de telle sorte que l’enfant est resté au palais, mais emprisonné et scellé à jamais dans une tombe magique qui ne permettra pas même aux parens le plaisir de le voir. Et, en effet, nous voici transportés ensuite dans un « salon royal » du palais de Tamino, où des servantes promènent sans arrêt le sarcophage d’or : car il a été dit que celui-ci s’enfoncerait sous terre, au premier instant de repos qu’on lui laisserait. Du moins, les femmes qui le portent peuvent-elles assurer à Tamino que l’enfant est vivant : et l’immense douleur du père se trouve, par là, un peu consolée.

Nouveau décor : une cabane au milieu d’un bois, avec une infinité d’oiseaux sur toutes les branches. C’est la demeure de Papageno et de Papagena, à qui Tamino, en cadeau de noce, a donné sa flûte merveilleuse, et qui d’ailleurs en profitent surtout pour charmer toute espèce d’animaux et d’oiseaux comestibles, de manière à n’avoir pas même la peine de les faire rôtir. Hélas ! cet enviable privilège ne suffit pas à les contenter, et peu s’en faut que ce couple, autrefois joyeux d’une gaité surhumaine, n’en arrive maintenant à se bouder, dans l’excès de son chagrin : tout cela parce que le ciel continue à leur refuser la troupe bruyante des petits Papagenos et Papagenas délicieusement espérés dans le dernier finale de la Flûte Enchantée.

Et puis nous sommes dans le temple des prêtres égyptiens. Ceux-ci se trouvent avoir, dans leur code, une loi que Schikaneder a négligé de nous faire connaître. Tous les ans, l’un d’eux, choisi au sort, se dévêt de sa robe de mage pour endosser l’humble habit du pèlerin ; après quoi, il s’en va, de par le monde, apprenant la sagesse et répandant les bienfaits, mais toujours muni d’une boule de cristal dont la moindre faute commise ternirait l’éclat. Le « pèlerin » de l’année précédente vient justement d’achever son voyage ; et c’est Sarastro que le hasard désigne pour accomplir, à son tour, pendant un an, l’exploration charitable des misères du monde.

Des deux scènes suivantes, Gœthe nous a laissé seulement le scenario. Dans l’une, Pamina, solennellement, dépose le cercueil doré sur un autel, afin de vouer son fils au dieu de la Lumière ; mais tout à coup l’autel et le cercueil disparaissent sous terre, « pendant que les personnages, à l’aide de la musique, expriment une série très diverse d’émotions passionnées. » Dans l’autre scène, Sarastro, vêtu en pèlerin, remet à Papageno trois gros œufs, dont on voit sortir trois enfans. » La manière dont ces enfans se conduisent entre eux, ainsi qu’à l’égard de leurs parens, fournira l’occasion de maints détails comiques ; aussi bien au poète qu’au musicien. Puis Sarastro revient vers Papageno. Quelques mots sur l’éducation des enfans. » Et le pèlerin demande à Papageno, en échange de la grâce qu’il lui a conférée, de se rendre tout de suite, avec sa femme et ses enfans, au palais de Tamino ; afin que, par le son de sa flûte et par ses drôleries, il divertisse le couple princier de l’angoisse mortelle où il est plongé.

C’est vraiment à quoi réussit l’ex-marchand d’oiseaux dans la scène ; entièrement rédigée, qui succède à ces deux scenarios, et qui est destinée à former le premier finale de l’opéra-comique. L’action débute par un chœur en sourdine, décrivant le misérable état des deux jeunes parens, qui ne sortent parfois d’une léthargie sans conscience que pour s’abîmer en larmes et sanglots. Survient Papageno, avec son cortège emplumé ; et un long dialogue s’engage entre lui et les serviteurs du palais, se refusant d’abord à le recevoir. Mais à peine a-t-il commencé à jouer de sa flûte qu’aussitôt Tamino et Pamina s’éveillent, sentent leur chagrin s’amollir et décroître, résolvent de secouer leur torpeur, et d’agir et de lutter infatigablement pour reconquérir l’enfant bien-aimé, comme ils ont fait devant nous, autrefois, pour se conquérir l’un l’autre.

Enfin la dernière scène du « fragment » nous offre l’introduction de l’acte deuxième. Dans un caveau souterrain, où deux hommes s’occupent à garder le sarcophage d’or, Tamino et Pamina, accompagnés de leur flûte fidèle, subissent sans trembler les mêmes épreuves du feu et de l’eau qu’ils ont subies déjà au second finale de l’œuvre de Mozart : mais au moment où la voix de leur fils, s’élevant du cercueil, leur permet d’espérer une fin prochaine de leur aventure, un nouveau sortilège de la Reine de la Nuit transforme l’enfant en un génie ailé, qui brusquement s’envole et disparaît à leur vue, après avoir chanté deux strophes singulières, où il dit qu’il est « perdu dès l’heure de sa naissance, » et que « ni les dragons, ni les armées ne peuvent rien contre lui. »

Tel est, en résumé, ce « fragment » définitif, de la Seconde partie de la Flûte Enchantée. Ce que le poète a voulu y exprimer nous apparaîtra plus clairement tout à l’heure, à la lumière d’un petit « plan » des scènes suivantes, retrouvé plus tard parmi ses papiers : mais dès à présent je dois déclarer qu’il y a tout un côté du livret de Goethe qui, vraiment, reste bien au-dessous des plus banales pitreries de Schikaneder. C’est le côté « comique » de cet « opéra-comique allemand ; » et même, il ne faut pas moins que le grand nom du poète de Faust pour nous rendre supportables tous les bavardages, à la fois grossiers et lugubres, de Papageno et de sa compagne. Qu’un esprit aussi sage et avisé que celui de Goethe ait cru pouvoir offrir au public allemand, dans cette pièce où ne résonne pas un seul éclat de rire, un équivalent de la farce immortelle créée par le génie de Mozart autour du personnage de Papageno, il y a là une erreur qui ne saurait s’expliquer que par un aveuglement professionnel, d’ailleurs commun aux esprits les plus hauts. Non, quelle qu’ait dû être la signification totale du poème inachevé, et quelque puissance de talent qu’ait réussi à déployer, sur ce Livret, non seulement un Wranitzky ou un Zelter, mais un Weber ou un Beethoven, jamais l’Allemagne ni le monde n’auraient consenti à associer dans leur cœur, avec la divine fantaisie de Mozart, cette pièce infiniment trop chargée de tableaux tragiques, et plus dépourvue de gaieté que les drames d’Egmont ou du vieux Gœtz de Berlichingen !

Mais, après cela, je ne crois pas que jamais l’auteur de ces drames ait rien écrit de plus « musical » qu’un certain nombre des scènes de ce livret d’opéra. A chaque instant, des strophes surgissent qui nous chantent aux oreilles comme les mélodies les plus savamment séduisantes : et il n’est pas jusqu’aux répétitions de vers, dans les ensembles ou les chœurs, qui ne donnent à ces vers une plénitude sonore d’un attrait merveilleux. Évidemment le poète, à force d’imaginer la musique qui allait revêtir sa pensée, a imprégné celle-ci de rythmes, de cadences, et d’harmonies verbales qui déjà nous tiennent lieu de cette partition rêvée, ou plutôt qui ne sauraient que perdre à se dissimuler sous une autre musique. C’est dans cette richesse prodigieuse de l’image et du son que consistent pour nous, à n’en point douter, toute la valeur et tout l’agrément du livret de la Seconde partie de la Flûte Enchantée, et sans même que nous ayons besoin, pour en jouir, de connaître l’ensemble d’un projet dramatique fatalement condamné, d’avance, à demeurer toujours irréalisable.

Je vais pourtant essayer encore de définir, en deux mots, l’hypothèse ingénieuse que M. Victor Junk a cru pouvoir tirer du petit « plan » découvert outre les papiers du poète. Et voici, d’abord, ce « plan » lui-même, assez caractéristique dans son élégante concision. pour valoir d’être reproduit tout entier :

PETIT PAYSAGE. — Sarastro et les Enfans.
PAYSAGE PROFOND. — Le Génie, Pamina, Tamino. — Papagena, Monostates. — Papageno, Papagena, les Enfans. — Le Génie est pris. — Les mêmes, Pamina, Tamino. — Les mêmes, Monostatos.
SCENE NOCTURNE AVEC METEORES, — La Reine, Sarastro. — La Reine, Monostatos. — Le combat. — Tamino est vainqueur. — Papageno en armure.
LE PALAIS, NETTOYE ET ORNE. — Femmes et jeux d’enfans. — Monostatos sous terre. — L’incendie.
PRISON. — Les Vaincus, Prêtres.

Ce qui signifie en premier lieu, d’après M. Junk, que Sarastro doit confier aux enfans de Papageno la mission d’apprivoiser le Génie, — incarnation nouvelle de l’enfant de Tamino, — afin de permettre à celui-ci de s’en emparer. Et ce projet réussit dès la scène seconde, où. Goethe lui-même nous affirme que « le Génie est pris. » Mais alors survient Monostatos, qui déjà tout à l’heure a tenté de séduire Papagena, et ne peut se résigner à sacrifier son désir de vengeance. Dans la scène qui vient ensuite, après un entretien solennel de la Reine de la Nuit et de Sarastro, représentant les deux principes opposés des Ténèbres et de la Lumière, un « combat » s’engage, d’où « Tamino sort vainqueur : » et Papageno, tout exalté de cette victoire, s’enorgueillit comiquement d’une « armure » qui, peut-être, ne l’aura pas empêché de se tenir prudemment caché pendant la bataille. Quant aux deux derniers tableaux, ils doivent correspondre aux scènes finales de l’opéra de Mozart, où nous voyons la Reine et Monostatos résolus à risquer un assaut suprême, et où les auteurs terminent le spectacle par une façon d’ « apothéose. » Au moment où des femmes s’occupent à « nettoyer et à orner » le palais de Tamino, tandis que les « enfans » animent la scène de leurs « jeux, » Monostatos, qui s’est blotti « sous terre, » tente vainement l’« incendie » du palais détesté et de ses habitans. Après quoi une « apothéose, » probablement chantée par tous les personnages de la pièce, nous représente à la fois les « vaincus » et les « prêtres » vainqueurs, sans que rien nous empêche d’imaginer ceux-ci pardonnant à ceux-là.

Une vingtaine de vers ou de petits passages isolés, également découverts parmi les manuscrits de Goethe, semblent prêter encore plus de poids à cette interprétation ; et certes, M. Junk a raison de penser qu’il y a telles des scènes ainsi projetées qui, sous la main du poète du Second Faust, auraient eu de quoi devenir d’admirables morceaux, tout imprégnés de pensée et de poésie, l’entretien de Sarastro avec les enfans, par exemple, ou bien sa rencontre avec la Reine de la Nuit, nous ne pouvons trop regretter que ces épisodes imprévus n’aient point reçu, pour nous émouvoir, la noble et légère musique qui s’exhale de mainte page des scènes précédentes. Et nous devinons aussi, grâce à M. Junk, la haute portée symbolique d’une pièce où se seraient trouvées reprises, et poussées plus à fond, les grandes idées vaguement entrevues déjà dans le livret de Schikaneder, ou plutôt dans la transfiguration qu’est parvenue à lui imposer la surnaturelle musique de Mozart : le conflit des deux principes des ténèbres et de la lumière, l’opposition des deux élémens figurés par Tamino et Papageno, et surtout la doctrine morale d’une initiation obtenue au moyen d’une longue suite d’ « épreuves, » qui, chez Gœthe, consistent moins en efforts corporels qu’en souffrances profondes de l’esprit et du cœur. Ce sont les mêmes idées qui, bientôt, se déploieront magnifiquement à nos yeux dans le Second Faust ; et il est curieux de noter l’influence indirecte que paraît bien avoir ainsi exercée, sur le poète le plus parfait de la race allemande, le génie du plus parfait de ses musiciens. Mais si nous voulons maintenant comparer, dans leur ensemble, l’opéra-comique de Mozart et celui que Gœthe a longtemps rêvé de lui accoupler, force nous est de reconnaître qu’une différence les aurait toujours séparés, qui non seulement les aurait empêchés de s’unir vraiment dans l’admiration et l’amour de la postérité, mais qui sans cesse encore aurait tourné à l’avantage du chef-d’œuvre fondé sur le livret imbécile de Schikaneder : faute, pour l’illustre poète, d’avoir senti et compris, — parmi les réflexions esthétiques dont il parlait dans sa lettre à Schiller, — la nécessité impérieuse d’animer de joie et de vivante gaieté jusqu’au plus harmonieux libretto d’un « opéra-comique. »


Notes
(1) Voyez la Revue du 15 juillet 1909.
(2) Le nom véritable de ce personnage, dans les premières scènes du livret de Schikaneder comme dans le conte de Wieland, n’avait, d’ailleurs, rien de ténébreux : elle s’appelait « la Reine flamboyante d’étoiles. »
(3) Allusions à la fois assez transparentes pour piquer la curiosité des badauds viennois, et assez discrètes, — ou plutôt insignifiantes et niaises, — pour n’avoir pas à redouter les rigueurs du nouveau souverain, Léopold, qui, à l’opposé de son frère défunt Joseph II, commençait à se défier de la prétendue innocuité « philanthropique » de la franc-maçonnerie internationale.
(4) On sait également que le délicieux poète romantique de la peinture allemande, Maurice Schwind, a consacré aux scènes et aux personnages de la Flûte Enchantée une nombreuse série de fresques, tableaux, et dessins, qui sont, à coup sûr, la plus parfaite « transposition » plastique du chef-d’œuvre de Mozart.

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