Saint-Simon à l'armée

Gaston Boissier
CHAPITRE II

« En 1691, dit Saint-Simon, j'étais en philosophie et commençais à monter à cheval à l'académie des sieurs de Mesmont et Rochefort; et je commençais aussi à m'ennuyer beaucoup des maîtres et de l'étude, et à désirer fort d'entrer dans le service.» La France était alors engagée dans une guerre qui durait depuis plusieurs années et où elle avait presque toute l'Europe sur les bras. Quelques signes faisaient paraître aux yeux perspicaces qu'elle commençait à en être fatiguée et que ses ressources s'épuisaient; cependant elle soutenait la lutte avec gloire. Comme il lui restait Luxembourg, elle s'apercevait à peine qu'elle eût perdu ses meilleurs généraux. Louvois venait de mourir, mais le Roi avait affirmé que « ses affaires n'en iraient pas plus mal»; et l'on croyait encore le Roi sur parole. Louis XIV conservait l'habitude de commander ses armées en personne, quand il y avait quelque grande entreprise à faire. Il quittait Versailles au printemps, comme pour une partie de plaisir, et, s'il n'emmenait plus les dames dans ses carrosses, il se faisait accompagner d'une partie de sa cour. Cette année même il était allé jusqu'en Flandre pour assiéger et prendre Mons, en chassant pendant la journée sur la route et jouant le soir au lansquenet avec les seigneurs de sa suite. Ces bruits de combats et de fêtes, qui arrivaient à la jeune noblesse, la rendaient impatiente de servir. Elle n'avait d'ailleurs d'autre métier que celui des armes. On s'y préparait de bonne heure et l'on voulait débuter plus tôt, pour être sûr de marcher plus vite. Saint-Simon étant fils unique et d'une santé fort incertaine, sa mère hésitait beaucoup à le laisser partir; mais il parvint à mettre son père dans ses intérêts, et le 28 octobre 1691 il fut présenté au Roi et enrôlé dans la première compagnie des mousquetaires.

Le voilà donc devenu soldat. Il va l'être sans grand éclat jusqu'après la paix de Ryswick; mais avant de raconter ce qu'il fit à l'armée et comment il la quitta, je crois utile de parler de deux événements qui se passèrent dans l'intervalle, et dont l'un surtout devait avoir une grande influence sur toute sa vie.

En 1692 il perdit son père. Le vieux duc lui laissait une grande fortune, mais fort embarrassée. Il avait gardé de son ancienne faveur un certain nombre de titres honorifiques et quelques gouvernements de villes, qui étaient fort enviés, entre autres ceux de Blaye et de Senlis. Le Roi les donna immédiatement et sans hésiter au fils du défunt, quoique les compétiteurs fussent nombreux, et que notamment Blaye fût demandé par le comte d'Aubigné, le propre frère de Mme de Maintenon. Saint-Simon se loue beaucoup de la manière aimable dont le Roi le traita en cette occasion: « il savait assaisonner ses grâces». Après l'avoir longuement entretenu de son père, il daigna lui dire qu' « il aurait soin de lui».

Quand Saint-Simon fut maître de sa fortune et en possession de son titre, sa mère aussitôt songea à le marier. « Quoique fort jeune, dit-il, je n'y avais pas de répugnance; mais je voulais me marier à mon gré.» Entendons bien ce qu'il veut dire: on pourrait s'y tromper. Il ne s'agit pas ici des agréments de la personne ou des charmes de l'esprit, dont il paraît s'être fort peu préoccupé. Pour être à son gré, une jeune fille devait réunir certaines conditions qu'il nous fait connaître. D'abord il avait besoin qu'elle fût riche « pour nettoyer son bien, qui était fort en désordre». Ce n'est pas qu'il ait eu un seul moment la pensée de faire comme tant d'autres qui se résignaient « à mettre un peu de fumier sur leurs terres» en épousant la fille de quelque traitant. « Les millions, disait-il, ne pouvaient me tenter d'une mésalliance, ni la mode, ni mes besoins me résoudre à m'y ployer.» Il était décidé à n'épouser qu'une jeune fille de grande maison. Mais en même temps qu'il la voulait noble et riche, il souhaitait avant tout qu'elle appartint à une famille puissante, bien posée à la cour, et dont l'appui pût l'aider à prendre la haute situation à laquelle il lui semblait que l'appelait sa naissance. Voilà pourquoi il songea d'abord à l'une des filles du duc de Beauvillier. Le choix était heureux: le duc de Beauvillier était à la fois un très grand seigneur et un ministre d'État fort important, l'un des seuls que le Roi eût consenti à prendre en dehors « de la parfaite roture». De plus il possédait toute la confiance du duc de Bourgogne dont il avait dirigé l'éducation, en sorte que son pouvoir, solidement établi dans le présent par l'amitié de Louis XIV, devait grandir encore quand son élève serait devenu à son tour Roi de France. Beauvillier avait huit filles: « l'aînée entre quatorze et quinze ans, la seconde très contrefaite et nullement mariable, la troisième entre douze et treize ans; toutes les autres, des enfants, qu'il avait à Montargis, aux Bénédictines». Saint-Simon demanda l'aînée; mais, comme elle voulait absolument être religieuse, il se rabattit sur la troisième. Il faut voir, dans les Mémoires, la lutte qu'il livra contre les scrupules respectables de M. de Beauvillier, les arguments subtils auxquels il eut recours, l'insistance ou plutôt l'acharnement qu'il mit à le décider. Si l'on croyait que cet empressement devait venir de quelque passion violente pour la jeune fille, on se tromperait beaucoup: il ne l'avait jamais vue, et ne semble pas s'être informé d'elle. « C'est vous, disait-il au père, qui m'avez charmé; c'est vous que je veux épouser, avec Mme de Beauvillier.» L'affaire échoua malgré la bonne volonté des parents: la jeune fille, pas plus que sa sœur, n'avait la vocation du mariage; il fut impossible de la faire sortir de ce couvent de Montargis où elle vivait depuis sa première enfance. Mais ces tentatives gagnèrent à Saint-Simon l'amitié du duc de Beauvillier, qui le traita comme son fils, et plus tard le rapprocha du duc de Bourgogne.

Il lui fallut donc se tourner d'un autre côté. La princesse des Ursins, qui joua depuis un si grand rôle dans le monde, voulait lui faire épouser Mlle de Royan, une la Tremoille. « C'eût été, dit Saint-Simon, un grand et noble mariage; mais j'étais seul, et je voulais un beau-père et une famille.» C'est ce qui lui fit choisir, cieux ans après (1695), la fille aînée du duc de Lorges, neveu de Turenne, maréchal de France, et capitaine d'une des compagnies des gardes du corps. Tout était à souhait dans cette alliance, sauf un point, qui le chagrina plus qu'il ne veut bien le dire. Le maréchal de Lorges, un « de ces pauvres diables de qualité» que le mauvais état de leurs affaires réduisaient à des mésalliances utiles, avait épousé la fille d'un riche traitant dont les débuts étaient fort obscurs. Saint-Simon, le vaniteux Saint-Simon, devenait donc le gendre d'une femme que Bussy appelait « la fille d'un laquais», et dont les chansons disaient qu'elle allait visiter ses parents aux halles. Malgré les éloges dont il comble sa belle-mère, on sent bien que cette origine lui était pénible, et il ne se surveille pas assez pour ne pas laisser échapper quelques termes fâcheux sur sa nouvelle famille. Le mariage était fait par une tante de la maréchale, amie des deux maisons, qui s'était entremise avec beaucoup de zèle. Saint-Simon lui en était fort reconnaissant, ce qui ne l'empêche pas de dire à son propos qu'«elle était plus du monde que ces sortes de femmes-là n'ont accoutumé d'être». Voilà une parente bien payée de son obligeance!

Mlle de Lorges paraît avoir été jolie; c'est au moins le Mercure qui le dit en racontant au public son mariage. Sans doute il faut se méfier de ces compliments officiels qui étaient fournis d'ordinaire au journal par les amis de la famille. Ici pourtant ils sont si abondants et si précis qu'il me paraît difficile de croire qu'ils soient entièrement faux; vraisemblablement, si la figure n'eût mérité aucun éloge, on s'en serait tiré en louant le cœur et l'esprit. Voici la description que fait le Mercure de la mariée: « J'oubliais de vous dire qu'elle est blonde et d'une taille des plus belles, qu'elle a le teint d'une finesse extraordinaire et d'une blancheur à éblouir, les yeux doux, assez grands et bien fendus, le nez un peu long et qui relève sa physionomie, une bouche gracieuse, les joues pleines, le visage ovale et une gorge qui ne peut être ni mieux taillée ni plus belle. Tout cela ensemble forme un air modeste et de grandeur, qui inspire le respect.» C'est bien ainsi qu'en parle Saint-Simon lui-même, en l'opposant à sa sœur cadette, Mlle de Quintin, qui était une brune piquante, et qu'on voulait d'abord lui faire épouser. Il nous dit que l'aînée lui plut davantage et « qu'elle avait je ne sais quoi de majestueux et un air noble et modeste». Ce mariage fut très heureux. Saint-Simon, qui n'est pas tendre de sa nature, trouve toujours des termes affectueux quand il est question de sa femme. Il avait en elle la plus complète confiance et n'a jamais rien fait sans la consulter. Nous savons par le duc de Luynes que, lorsqu'il la perdit, en 1743, il donna les marques de la plus vive douleur. Onze ans après, en 1754, quand il fit son testament, il tint à y rappeler longuement les vertus de sa femme « et l'union intime, parfaite, sans lacune, et si pleinement réciproque, qui avait fait de lui, tant qu'elle a vécu, l'homme le plus heureux». Il y demandait enfin que son corps fût inhumé « auprès de celui de sa chère épouse, et qu'il fût fait et mis anneaux, crochets et liens de fer pour attacher les deux cercueils si étroitement ensemble et si bien rivés qu'il fût impossible de les séparer l'un de l'autre sans les briser tous les deux». Ce dernier vœu au moins fut accompli; le duc et la duchesse de Saint-Simon n'ont pas plus été séparés après leur mort qu'ils ne le furent pendant leur vie. En 1794, les deux cercueils, toujours unis par leurs crampons de fer, furent brisés par la populace, et les deux corps, après mille outrages, précipités ensemble dans la fosse commune.

Pendant ces diverses tentatives qu'il faisait pour se marier, Saint-Simon continuait à servir dans l'armée du Roi. Il fut un an mousquetaire, c'est-à-dire simple soldat. L'année d'après, le Roi lui donna une compagnie; à la fin de 1693, c'est-à-dire quand il allait avoir ses dix-neuf ans, il acheta un régiment de cavalerie, et devint mestre de camp, ou, comme nous disons aujourd'hui, colonel. Devenir colonel en trois ans, nous trouvons que c'est marcher vite et que Saint-Simon aurait dû en être très satisfait. Il n'en fut rien. C'est précisément à propos du service militaire et de la manière dont les grands seigneurs y étaient traités qu'il eut l'occasion de connaître pour la première fois et par son expérience personnelle combien le régime nouveau était loin du passé, ce qu'avait gagné l'autorité royale, ce qu'avait perdu la noblesse, et d'en exprimer sa mauvaise humeur.

Il faut bien avouer qu'à son point de vue il n'avait pas tort. Jusqu'à Louis XIV l'armée avait été féodale clans son principe. La noblesse devait au Roi le service militaire et ne lui devait guère que cela. En échange de son sang qu'elle verse pour lui, elle est exempte d'impôts. Du reste elle s'acquitte de soit devoir avec un admirable courage. Les Mémoires de Saint-Simon nous montrent qu'il n'y a pas une seule des grandes familles de la France qui n'ait laissé de son temps plusieurs des siens sur les champs de bataille de l'Allemagne ou de l'Italie. On lit dans le journal de Dangeau: « Le Roi a donné à l'abbé Sanguinet, qui a eu treize frères tués dans le service, une petite abbaye». Mais ces gentilshommes, qui payaient si courageusement leur dette, ne servaient plus dans les mêmes conditions qu'autrefois. Du temps où un grand seigneur rassemblait ses vassaux à l'appel du Roi et les lui amenait, on comprend bien qu'il en fût le maître. En réalité ces hommes qu'il a réunis et qu'il paie ne connaissent que lui. Il les conduit comme il l'entend, il les habille à sa volonté, il choisit ceux qui doivent les commander sous ses ordres. Mais tout change avec Louis XIV; la grande guerre, la guerre moderne commence. Des armées de plus de cent mille hommes ont besoin avant tout de cohésion et d'unité; elles ne marchent qu'avec une organisation sévère et un commandement rigoureux. Cette organisation, c'est Louvois qui l'a créée. Il n'osa pas aller jusqu'au bout de ses réformes et laissa subsister la vénalité des offices militaires: on acheta toujours des régiments et des compagnies, en sorte que la compagnie et le régiment restèrent jusqu'à un certain point la propriété de ceux qui les avaient payés; mais autant qu'il le put, il restreignit les droits du propriétaire. D'abord personne ne devint officier sans avoir été soldat; ensuite on ne peu acheter un régiment qu'avec l'agrément du Roi, qui ne le donnait pas toujours. Enfin, ce régiment, après qu'on l'avait acquis, on n'en était pas tout à fait le maître. Les colonels ne choisissent plus leurs officiers comme ils veulent, et n'administrent pas à leur gré. Ils sont surveillés de près par des inspecteurs, en général des soldats de fortune, gens durs et vétilleux, qui ne laissent passer aucune irrégularité et signalent tout au ministre, de manière que le Roi a désormais la main partout. — C'était une révolution dans l'art de la guerre.

Cette révolution, quoi que dise Saint-Simon, s'était faite avec certains ménagements. Quand il s'agissait de très grands personnages, les rigueurs de la discipline étaient fort adoucies. Tandis qu'on envoie la petite noblesse s'instruire dans les compagnies de cadets, à Metz, à Tournai, à Valenciennes, à Besançon, etc., pour le fils d'un personnage important on se contente d'un an d'apprentissage dans la maison du Roi. Saint-Simon commença, nous l'avons dit, par servir dans les mousquetaires et monter la garde à la porte des salons de Versailles: il faut avouer que ce n'était pas un service fort pénible et qui dut mécontenter un grand seigneur; et quand de Versailles il accompagna le Roi à l'armée, on lui permit de se faire suivre de deux gentilshommes et d'un équipage de 35 chevaux ou mulets: c'était un train de duc et pair beaucoup plus que de simple soldat.

Il n'en est pas moins très sévère pour le régime institué par Louvois. Comme les meilleures choses ont leurs mauvais côtés, il en a fort habilement relevé les désavantages. Il montre que cette grande centralisation administrative et militaire est tentée de se perdre par l'excès des règlements minutieux, qu'elle abonde « en vétilles et pointilles inutiles», qu'elle favorise les génies médiocres et réguliers, tandis qu'elle risque d'impatienter et de rebuter les gens de talent. «L'ordre du tableau», c'est-à-dire l'avancement à l'ancienneté, qui est aussi une invention de Louvois, met surtout Saint-Simon en fureur. S'il s'était contenté de reprocher à ce système, quand il est appliqué dans sa rigueur, de n'être pas favorable à l'esprit d'initiative, de nuire à l'émulation, de nourrir l'inaction et la routine, s'il avait dit seulement qu'avec l'ordre du tableau on ne peut plus compter d'avoir de grands capitaines, qui gagnent des batailles à vingt ans, comme Condé, et qu'il convient, à côté des récompenses qu'on accorde à l'ancienneté des services, de faire une place pour les mérites exceptionnels, il serait possible de lui donner raison. Mais ce qui l'irrite contre les réformes de Louvois, c'est qu'elles forcent les grands seigneurs, c'est-à-dire « des gens nés pour commander aux autres», à porter le mousquet comme de simples soldats, à suivre le chemin par lequel passe tout le monde, ou, comme il dit, « à n'être plus qu'un vil peuple en toute égalité». Ici il nous est impossible de le suivre, et nous sommes tentés au contraire de tourner ses critiques en éloges. Nous ne pouvons pas en vouloir à Louvois, comme Saint-Simon, d'avoir rendu le service populaire: en créant l'armée du Roi, il préparait l'armée de la nation.

Avec ses répugnances contre les règlements nouveaux et son regret du passé, Saint-Simon ne pouvait pas être un de ces soldats obéissants et disciplinés comme les voulait Louis XIV. Il n'était guère possible que ce mécontent, ce frondeur eût l'entraînement et l'élan qui sont nécessaires à un officier pour le tirer de pair et faire sa fortune. Aux sièges de Namur et de Charleroi, à la bataille de Nerwinde, il se conduisit comme les autres, mais pas mieux qu'eux. Nulle part il ne trouva l'occasion de se faire remarquer. Après la paix de Ryswick, son régiment fut réformé, et il en éprouva un très vif dépit. En 1712, comme une nouvelle guerre se préparait, le Roi fit une promotion nombreuse de brigadiers, dans laquelle il ne fut pas compris. Ce qui augmenta sa mauvaise humeur, c'est qu'il s'y trouvait quatre mestres de camp moins anciens que lui. Il fut outré de ce qu'il regardait comme une injustice, et, sous prétexte de sa mauvaise santé, il prit le parti de ne plus servir. Le Roi, auquel il annonça sa résolution par une lettre respectueuse, mais ferme, en fut très mécontent. « Eh bien! monsieur, dit-il à Chamillart, voilà encore un homme qui nous quitte!» et il lui en garda longtemps rancune.



Articles récents