Littérature des origines et origine de notre littérature
Littérature des origines et origine de notre littérature
Jean Éthier-Blais
Texte paru initialement dans le numéro 5 des Cahiers d'histoire du Québec au XXe siècle. Il s'agit d'une communication faite par Jean Éthier-Blais lors d'un séminaire organisé par le Centre de recherche Lionel-Groulx (avec le concours de la Fondation Émile-Nelligan) sur les rapports entre histoire et littérature au Québec au cours des XIXe et XXe siècles. L'auteur y livre ses réflexions sur la place de François-Xavier Garneau dans notre histoire et dans notre littérature, sur son rôle et son influence. Dans sa présentation de l'article, le journaliste et essayiste Jean-Marc Léger écrit: "Dans ce court texte, Éthier-Blais définit admirablement la symbolique de l'oeuvre de Garneau, sa portée politique et psychologique autant que culturelle. Il la situe tant dans notre devenir que par référence à divers moments de l'histoire universelle. Enfin, voici une occasion de plus de reconnaître en lui l'un des plus grands prosateurs contemporains non seulement au Québec mais dans tout le domaine français."
Les origines de notre littérature ne sont pas légendaires. Elles recouvrent le dix-neuvième siècle. Avant Garneau et Crémazie, il y avait eu des oeuvres dont on peut dresser le catalogue raisonné, qui constituent aujourd'hui une Urliteratur à l'usage des lettrés. Elles sont le fruit de la première vague de notre irrédentisme. Aujourd'hui que la langue anglaise et la civilisation qu'elle véhicule phagocytent l'aire culturelle universelle, on se rend mal compte de ce que représentait au dix-neuvième siècle, d'un point de vue symbolique, l'intégration dans l'Empire britannique en gestation d'une fraction du peuple français. Cet événement avait valeur de test historique, car, pour la première fois dans l'histoire moderne de l'Occident, deux civilisations de force égale s'affrontaient sur le terrain de l'assimilation. Et la civilisation perdante était la française, alors à son apogée, et dont la langue dominait l'usage depuis un siècle.
Nos ancêtres, bien qu'analphabètes, sentaient ce qu'ils étaient en sorte que leur instinct de survivance reposait sur une conscience historique, primitive, certes, mais qui trouva ses premières articulations dans la défense de la langue française. Deux raisons majeures permirent au français de durer; à l'intérieur, une dynamique collective fondée, déjà, en histoire; à l'extérieur, le rayonnement absolu du français et de sa littérature. Les écrivains de la génération pré-crémazienne sont le reflet de ce sentiment profond d'appartenance à une universalité de l'esprit et Crémazie lui-même écrivit d'abord des oeuvres d'une poignante nostalgie. Garneau et Gaspé de même. Nos ancêtres (qui n'étaient pas devenus des hybrides) ne pensaient pas encore à la conquête du Canada par l'Angleterre et à l'insertion de leur pays dans l'Empire britannique comme à une Conquête, acte providentiel; mais bien comme à une défaite.
Le ton revendicateur de notre premier corpus littéraire en est le témoin. On peut donc penser que, malgré la défaite par les armes, malgré le retrait de la France, malgré le départ de leur classe dirigeante, nos ancêtres, réduits en nombre et se relevant à peine d'une campagne menée par le général Wolfe avec une extrême violence, se trouvaient malgré tout, face aux autorités anglaises, dans une situation privilégiée. Ces Canadiens étaient Français. On pouvait être protestant et parler français. Le Général Haldimand était suisse. Nos ancêtres ne pouvaient donc rester eux-mêmes qu'en persévérant dans l'être français.
Il est intéressant de constater qu'il n'y eut pas de tentative, même dans la bourgeoisie qu'attirait le pouvoir de langue anglaise, de transformation linguistique radicale. Ainsi, pas question de créer une littérature canadienne de langue anglaise. La cohésion autour de la langue d'écriture fut sans faille. Michel Brunet a décrit ce processus de coagulation dans son Canadians et Canadiens. En somme, les Canadiens auraient pu devenir des sujets britanniques protestants de langue française; le principe essentiel des conquêtes de l'époque était: Cujus regio, ejus religio, non pas ejus lingua. Mais notre langue s'est trouvée rattachée indissolublement à la religion catholique. Car il s'agissait de sauver non pas un mode d'expression plutôt qu'un autre, mais une civilisation. À mon avis, on ne peut rendre justice à la naissance de notre littérature que dans ce contexte.
Ce qui précède relève d'un rite de passage, de l'initiation historique d'un peuple qui doit à brûle-pourpoint forger les instruments de sa survie. Jusqu'en 1763, les Canadiens se situaient en marge de l'histoire. Ils n'étaient et ne pouvaient être qu'une Marche de l'Empire français, qu'une province de la métropole projetée dans l'espace, qui rapportait plus ou moins, ici le sucre, là quelque précieux métal, ailleurs les fourrures. La France n'en finissait plus de bomber le torse vers les frontières naturelles et le Rhin projetait le Saint-Laurent dans l'ombre des infernaux palus. Sur l'échiquier européen, nous étions une monnaie d'échange. Mais nos ancêtres ne l'entendaient pas ainsi. Presque en secret, ils s'étaient constitués en société civile à part entière. C'est ce qui explique la rapidité avec laquelle, après le départ des seigneurs et des fonctionnaires, se dresse devant l'occupant une nouvelle classe dirigeante bourgeoise qui s'approprie le système politique anglais et en fait l'un des instruments de sa politique depuis lors ininterrompue de libération.
Nous savons qu'aucune évolution réaliste ne peut faire abstraction du passé. C'est pourquoi, par-delà le théâtre et les discours politiques, l'oeuvre fondamentale de notre littérature, notre Chanson de Roland, est le récit de la geste des aventuriers venus de France conquérir l'Amérique. Je veux dire l'Histoire du Canada de Garneau. La déviation idéologique est importante; plus question du train-train paysan et de l'implantation d'un certain peuple dans une terre donnée; mais, à partir de cet enracinement, l'exaltation de la prise de possession d'un continent. C'était la façon la plus éclatante de faire comprendre au conquérant qu'un monde avait été notre empire. Par ce livre, nous entrions dans l'histoire et nous y entrions de la façon littéraire la plus naturelle, la plus classique, celle qui figure dans tous les manuels, par l'épopée.
Le cheminement initiatique est tout aussi important ici, et pour nous, que le furent pour les Grecs, l'Illiade et l'Odyssée. Garneau a inventé la morphologie de notre monde imaginaire. Si vous me permettez d'apporter une nuance à la formulation de nos débats, je dirais qu'il ne s'agit pas d'une double naissance tant que d'une gémellité. L'histoire est inséparable de l'acte littéraire au Québec et cette situation perdurera aussi longtemps que notre histoire sera avant tout celle des autres.
Lorsque je vais au concert, je suis frappé par la partie du second violon, qui reprend les thèmes, à sa façon; mais, après les premières variantes, qui sont du domaine de l'illusion auditive, on se rend compte qu'il ne fait que répéter ce que lui souffle le premier pupitre. Il est lié au rythme de l'autre. En revanche, cette gémellité est aussi la naissance simultanée de deux formes, l'historique et la littéraire, inséparables et nécessaires. À la phase de la gestation succède chez Garneau cette première naissance de deux formes égales, l'historique, qui est l'Illiade, la narrative, qui est l'Odyssée. À cet égard, Garneau est une source inépuisable, où se retrouvent les thèmes subséquents de notre littérature, notre fidélité à la géographie, nos regrets, nos palinodies idéologiques. Le seul document qui lui soit comparable, ce sont les Relations des Jésuites, mais, depuis Parkman, aucun historien québécois n'a cru bon de plonger dans cet océan. Cette immense saga attend toujours son découvreur.
Il y eut chez Garneau une volonté délibérée de donner de notre histoire la version de l'avenir. Lorsque nous pensons à lui, nous pensons à l'espace et l'on peut dire que l'oeuvre de l'abbé Savard, par exemple, n'est qu'une reprise, sur le mode poétique, de l'envol géographique de Garneau. Il s'était agi, pour Garneau, de ne pas laisser périr et sombrer le passé, ce maître. Pour la génération suivante, celle de Crémazie et de l'abbé Casgrain, le problème se posait différemment, non plus d'écrire sur le mode de la protestation ou de la nostalgie (bien que le tempérament de Crémazie le portât vers l'attendrissement historique) mais bien de créer de toutes pièces une littérature française en Amérique du Nord.
N'oublions pas que le modèle américain se présentait aux hommes de cette génération dans toute sa splendeur: Washington Irving, Emerson, Thoreau avaient réussi en Nouvelle-Angleterre la synthèse du génie anglais et de la nature américaine. Quel exemple pour des hommes qui, dans la seconde moitié du dix-neuvième siècle, vivaient intensément le romantisme de la première. Pourquoi cette génération s'est-elle tournée vers la littérature populaire pour exprimer sa sensibilité et sa volonté d'être, son expérience historique et sa puissance imaginative? C'est ici qu'intervient la personnalité de l'abbé Casgrain. Deux courants se retrouvent en lui. C'est un homme avisé, le fonctionnaire des lettres-né, qui sait et aime diriger ses semblables, en l'espèce les écrivains de son petit milieu québécois. Il inspire confiance, par ses antécédents de haute bourgeoisie d'abord (sa mère était une Baby) et les relations qui en découlent naturellement, par sa méticulosité de gestionnaire, ensuite. Il a le don de rendre tout projet plausible, selon l'esprit de son temps. Aujourd'hui, il présiderait sans doute avec aplomb au gâchis de notre éducation. Il fut, par définition, l'un de ces hommes peu doués pour les lettres, qui ne peuvent vivre sans elles et pour qui la littérature représente le souverain bien. De plus, Casgrain était fortement historicisé, avec une conscience aiguë de notre situation particulière en Amérique. Il n'avait rien d'un idéologue et n'entreprenait que pour réussir.
Deuxième volet de son tempérament, Casgrain était un romantique. Un post-romantique si l'on veut, mais qui avait hérité du romantisme la conception quasi-mystique de l'écriture. Il transposa cette vision héritée du romantisme à la Nodier, fondée en élévation presque surnaturelle de la mission de l'écrivain, dans notre littérature. Casgrain avait de même sous les yeux l'exemple de la littérature allemande du début du siècle et des apports populaires qui s'y trouvent. À cette nuance près qu'il n'était pas question ici de donner dans la poésie progressive de Schlegel ou dans l'idéalisme magique de Novalis.
Il ne faut jamais perdre de vue la matière intellectuelle qui se présentait à l'abbé Casgrain et à ses contemporains: quelques hommes réunis dans une librairie de Québec, à l'horizon intellectuel bouché, sans formation philosophique, presque sans lectures, remâchant les mêmes vieux faits d'armes, les mêmes nostalgies, condamnés à la stérilité faute de public, encroûtés dans la médiocrité provinciale.
Ajoutez à cette atonie le gouffre qui la séparait de l'épopée décrite par Garneau dans son histoire. Grâce à l'abbé Casgrain, le miracle se produit car il sera l'âme des Soirées canadiennes, et imposera à ses contemporains la seule vision plausible d'une littérature qui correspond à la réalité d'une défaite toujours présente et dont il s'agissait avant tout d'effacer la trace; la vision historique. L'oeuvre de Casgrain sera elle-même une explication de ce choix séminal. Il consacrera des ouvrages à Marie de l'Incarnation, à Garneau, à Crémazie (dont il publiera les Oeuvres complètes) à Philippe Aubert de Gaspé; enfin à Francis Parkman et aux Relations des Jésuites (dont je continue à croire qu'aussi longtemps qu'on ne les aura pas re-découvertes, le tableau de notre littérature sera gâté par une énorme craquelure).
Récapitulons. Garneau sera la première naissance, jumelée, de notre littérature, où l'histoire, grâce à l'écriture se transformant en épopée, suscite une prise de conscience proprement esthétique. L'abbé Casgrain et son groupe, autour de Crémazie et de Gaspé, insèrent la vision historique nécessaire à la survie de la nation dans une prospective à dominante littéraire. L'histoire devient ainsi l'épicentre du corpus littéraire canadien, qui se métamorphosera en canadien-français pour déboucher sur le québécois.
Nous assistons depuis quelques années à une remise en circulation systématique des grandes oeuvres du passé. Ici même, le travail accompli par la Bibliothèque du Nouveau Monde est exemplaire. Est-ce une troisième naissance de notre littérature? On ne peut que le souhaiter vivement, car aucune nation ne peut s'épanouir sans que sa vie soit sublimée en littérature. Nos ancêtres l'avaient compris qui, moins d'un siècle après la défaite, avaient permis à l'Histoire du Canada de Garneau de voir le jour. Ils savaient d'instinct que l'histoire est la matrice du champ littéraire; mais aussi qu'en dehors de la littérature, l'histoire est incapable de s'élever au-dessus de l'événement et de le dominer.