L’image la plus saisissante de l’éternité de la matière façonnée par l'homme
Celui qu'on surnomme l'"historien national" du Canada français fit un séjour en Europe de 1831 à 1833. Il visita la France lors de deux courtes périodes. C'est alors qu'il découvrit Notre-Dame.
Le politologue Gérard Bergeron évoque la signification de ce voyage dans le parcours de l'historien : "Selon l'image stéréotypée des romans exotiques, on imagine aisément un jeune homme ardent et silencieux, accoudé au bastingage d'un voilier de haute mer et gardant les yeux rivés vers l'est. Visiblement, il est tout plein du désir de prendre contact avec les deux prestigieux pays de son grand rêve intellectuel : l'Angleterre, la puissance dominante depuis 1763 et, par-delà l'étroite Manche, la glorieuse France des aïeux. Il connaîtra cette chance inespérée de passer vingt mois en Angleterre et environ un mois à Paris, se découpant en deux quinzaines à l'été 1831, puis à celui de 1832. Tout ce que François-Xavier Garneau, l'autodidacte récemment gradué « notaire », avait appris chez Perrault puis, plus professionnellement chez Campbell, va se personnaliser en quelque sorte en s'incorporant à sa culture propre. Ces années 1831, 1832, 1833, qui furent sans doute les plus épanouissantes de sa vie, marquent ainsi son entrée dans l'âge d'homme : avec beaucoup d'espoir." (Lire François-Xavier Garneau 1809-1866 «historien national». Québec, Institut québécois de recherche sur la culture (IQRC), 1994, p. 36)
En sortant de chez M. Lebrun, je gagnai par les quais l’église de Notre-Dame. Je ne vis point la foule se porter comme chez nous à la maison du Seigneur au tintement de la cloche. Les rues me présentaient partout le même aspect que les autres jours de la semaine; les boutiques étaient ouvertes et les ouvriers travaillaient comme à l'ordinaire. La vaste cathédrale était vide.
Notre-Dame par ses formes grandioses et colossales peut être mise au nombre des plus beaux monuments gothiques de l'Europe. Il y en a de plus orné, de plus léger, dee plus aérien si l’on veut, mais il n'y en a aucun de plus imposant ni de plus propre à faire une impression profonde sur les âmes. C’est l’image la plus saisissante de l’éternité de la matière façonnée par l'homme. L'origine de sa fondation est inconnue, On sait seulement que l’église actuelle fut construite sur l'emplacement d’une église plus ancienne élevée à la place d’un temple consacré à Jupiter. Les travaux commencés en 1163, ne furent terminés que 200 ans après. On n’était pas alors si pressé de jouir qu’aujourd'hui, et l’on avait plus de foi dans la durée des monuments qu’on élevait, Notre-Dame a 390 pieds de longueur, 144 de largeur et 102 de hauteur jusqu’à la voûte. Le portail est percé de trois grandes portes ogivales. Les deux tours qui s’élèvent au-dessus du portail ont 204 pieds de hauteur à partir du sol. Au-dessus des portes règne une rangée de vingt sept niches dans lesquelles il y avait autant de statues des rois de France, depuîs Childebert jusqu’à Philippe-Auguste, et qui ont été détruites pendant la révolution. Au-dessus de ces niches, dans le centre, est une grande fenêtre circulaire de quarante pieds de diamètre. Au-dessus encore vient un péristyle de trente quatre colonnes, couronné d’une balustrade et garni de bas-reliefs représentant des sujets sublimes ou grotesques, fruit du goût du siècle qui a laissé de si fortes empreintes en ce genre, et dont s’est si fortement coloré M. Victor Hugo dans son roman qui porte le nom de cette basilique.
L’intérieur de Notre-Dame se compose d’une nef et d’un double rang de bas-côtés. Cent vingt gros piliers supportent les voûtes ogivales, ou plutôt la muraille semble percée de chaque côté de deux rans d’arcades, trois de celles du rang supérieur étant pour la largeur égales à une de celles du rang inférieur, et d’un rang de fenêtres au-dessus. Une superbe galerie travaillée comme de la dentelle et ornée de cent huit petites colonnes, chacune d’une seule pierre, règne au-dessus des bas-côtés autour de la nef et du choeur. Cent treize fenêtres éclairent le vaste vaisseau de l'église, outre les trois grandes roses, celle dont nous avons parlé, qui est dans le portail, et une de même grandeur du côté extérieur de chacune des deux tours. Le pavé est en carreaux de marbre blanc et noir. Il n’y a pas de bancs comme dans nos églises canadiennes; cet usage paraît inconnu dans les églises de France.
Le grand autel semble petit et tout-à-fait disproportionné dans la vaste basilique dont les bas-côtés contiennent quarante cinq chapelles. Le prêtre qui officie vu du bas de la nef paraît comme un point à l’autre extrémité; c’est comme le néant devant celui qui est tout. Des tableaux de Champagne, Lafosse, Boulogne, Jouvenet, La Hire sont suspendus en différentes parties de l’édifice où l’on voit aussi plusieurs monuments funéraires, entre autres les figures en marbre de Louis XIII et de Louis XIV à genoux. Louis le-grand à genoux faisait une singulière impression sur moi. Touts mes souvenirs au sujet de ce prince, me rappelaient le despotisme, la pompe, la galanterie; je le voyais là placé à demeure dans une position qui faisait évidemment contraste avec le caractère qu'on a de lui, et qu’il a laissé si fortement empreint dans l’histoire. La toile et le marbre doivent se taire ce me semble, ou représenter le génie caractéristique des hommes historiques avec vérité, surtout dans les temples. Les galanteries de Louis XIV sont trop bien connues pour qu'il puisse servir d’exemple ou donner le change quelqu'attitude que le marbre puisse: lui faire prendre dans les lieux saints.