Les aspirants à la domination n’ont que faire des humanités
L'auteur décrit le danger qui pèse sur les humanités à l'heure où triomphe le capitalisme financier et mondialisé.
Les historiens nous ont largement éclairés sur elles. Nous savons bien, par exemple, que les classes moyennes d’Athènes ou de Rome n’étaient pas insensibles à l’appât du gain, qu’elles s’accommodaient de l’esclavage, que l’esprit de lucre et de jouissance y faisait comme aujourd’hui des ravages. Du moins apprenait-on que nos lointains prédécesseurs n’y voyaient pas le but de toute existence et qu’il se trouvait toujours, parmi les grands témoins de la conscience civique, des voix autorisées pour stigmatiser de telles dérives et faire, comme Ovide par exemple, ce constat indigné : « Ce qui compte aujourd’hui, c’est l’argent. L’argent procure les honneurs, l’argent procure les amitiés. Partout le pauvre est piétiné. »
Désormais, les aspirants à la domination n’ont que faire de ce détour par les humanités classiques. Les petits-bourgeois ont vu s’ouvrir d’autres voies d’accès aux sphères du pouvoir. Le grec et le latin ne sauraient avoir de réelle utilité pour faire carrière dans une société frénétiquement adonnée à la gestion économique et commerciale. Il est hautement significatif du renversement des valeurs humanistes classiques que les métiers du commerce (ainsi que toutes les activités polarisées par la marchandise et visant à vendre et acheter, comme la banque), longtemps méprisés et déclarés « innommables », soient devenus des métiers prisés, célébrés et valorisants, vers lesquels les classes moyennes poussent leurs enfants en foule.
Dans un tel contexte, que pourraient bien nous dire encore d’important les grands classiques que ne puissent remplacer avantageusement les déclarations du directeur général du FMI et le choeur des éditorialistes de presse, nos actuels professeurs de rhétorique ? A quoi peut bien servir, pour les classes moyennes, un humanisme qui exaltait les valeurs de l’otium, ou de la scholè, du loisir studieux permettant au citoyen de se consacrer aux activités de l’esprit, et qui regardait les occupations rémunérées ou lucratives comme un negotium, c’est-à-dire comme un travail d’esclave ? Les classes moyennes, classes préparatoires à l’entrée (très aléatoire) en grande bourgeoisie, ne sont-elles pas fondamentalement filles du négoce, leur destin n’a-t-il pas toujours été tributaire du développement de l’économie marchande, de la monétarisation des échanges commerciaux, de la lutte impitoyable pour la conquête des marchés, de l’épargne et du crédit bancaire, etc. ?
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L’argent est roi, et nos classes moyennes non seulement n’ont plus d’Ovide pour le déplorer mais sont en permanence incitées par leurs « élites » à s’impliquer toujours davantage dans le fonctionnement d’un système qui, de fait, sans leur concours, serait réduit à l’impuissance. Comment nos politiciens, nos managers, nos directeurs de presse, et autres éminences de notre noblesse d’Etat ou d’entreprise, pourraient-ils sans rire continuer à proposer à l’admiration de leurs publics respectifs, par exemple la figure d’un Regulus qui estimait, selon Cicéron, que « pour engager sa parole, aucun lien n’était plus fort qu’un serment », ou bien celle d’un Aristide qui, aux dires de Plutarque, « considérait qu’il était de son devoir d’être utile à sa patrie sans en retirer de l’argent ni des honneurs » ? Comment, aujourd’hui, en France, faire avaler de telles ringardises à des gens à qui des médias obséquieux chantent inlassablement la louange de personnalités de tout poil dont le trait commun est d’avoir érigé en vertus cardinales l’aptitude au reniement, l’ambition arriviste et la soif de privilèges, rebaptisées « capacité d’adaptation », « créativité », « dynamisme » et « efficacité » ?
« L’humanisme, ça sert encore ? », Le Monde diplomatique, janvier 2002, p. 32