La vie et l'oeuvre de Michel de Montaigne

Augustin Gazier
Article «Michel de Montaigne» de La Grande Encyclopédie (1885-1902). Vie de Montaigne. — L'oeuvre de Montaigne. — Son influence sur les écrivains postérieurs. — Sa place dans l'histoire des lettres françaises
MONTAIGNE (Michel de), littérateur, philosophe et moraliste français, né au château de Montaigne en Périgord le 28 févr. 1533, mort au même lieu le 13 sept. 1592. — Montaigne est un de ces hommes dont la biographie n'exige pas de longs développements, car il est tout entier dans le livre qui fait sa gloire, et il n'est que là. Il a été magistrat et maire de Bordeaux; s'il n'avait pas écrit les Essais, la postérité ne le connaîtrait même pas. On peut donc glisser rapidement sur les circonstances de sa vie publique ou privée; tout l'intérêt d'une notice sur Montaigne se trouve concentré sur l'homme, sur l'écrivain, sur le philosophe et sur le moraliste que nous révèlent les Essais.

Issu d'une famille de riches négociants bordelais, petit-fils d'un armateur qui devint seigneur de village en 1477, Montaigne eut pour père un gentilhomme qui avait fait campagne en Italie, et qui en avait rapporté, comme tant d'autres de ses contemporains, une véritable passion pour les beaux-arts et pour la littérature. Aussi l'éducation du jeune Michel fut-elle l'objet de soins particuliers. On l'éveillait, c'est lui qui le raconte, au son des instruments les plus harmonieux; sa langue maternelle était le latin, que les domestiques mêmes devaient parler exclusivement devant lui. Si nous l'en croyons, il serait entré dès l'âge de six ans au collège de Guyenne, à Bordeaux; il en serait sorti maître ès arts à treize ou quatorze ans pour devenir, à Toulouse sans doute, étudiant en droit. Son père, qui s'était fait nommer conseiller à la cour des aides de Périgueux, ayant été, en 1554, élu maire de Bordeaux, Montaigne, âgé pour lors de vingt et un ans, lui succéda dans sa charge de conseiller, et trois ans plus tard, en 1557, il passa avec le même titre au parlement de Bordeaux. Il appartint à la magistrature jusqu'en 1570, c.-à-d. durant seize années consécutives, et, bien qu'il paraisse avoir été chargé de missions politiques à la cour sous les règnes de François II et de Charles IX, il ne fit rien de remarquable. Le grand événement de sa vie de magistrat, ce fut sa liaison intime, à dater de 1557, avec un autre conseiller au parlement de Bordeaux, avec Etienne de la Boétie, dont la mort prématurée, en 1563, à l'âge de trente-deux ans, le plongea dans la désolation. En 1665, Montaigne se maria, il épousa Françoise de la Chassaigne, dont le père était, lui aussi, conseiller au parlement de Bordeaux, et ce mariage dut être heureux, puisqu'il n'a pas d'histoire, et que Montaigne, si enclin à parler toujours de lui, n'en a rien dit dans les Essais. Son père mourut en 1568, et ce fut pour Montaigne l'occasion d'un premier ouvrage. Il avait, à la prière de ce père chéri, traduit du latin la Théologie naturelle de Raymond Sebond; il publia en 1569 cette traduction que son père voulait absolument faire imprimer. L'année suivante, Montaigne renonçait à tout jamais à ses fonctions de magistrat. Retiré dans ses terres qu'il faisait valoir grâce à l'esprit d'organisation de sa femme, cherchant dans la vie de famille un «divertissement» aux chagrins que les calamités publiques causaient alors à tous les bons citoyens, plus sensible qu'on ne le croirait aux joies d'une paternité renouvelée cinq fois, de 1570 à 1577, il s'adonnait à l'étude, à la lecture, à la méditation; il se plaisait à passer des journées entières dans une tour de son manoir où était sa «librairie», c.-à-d. sa bibliothèque. Le résultat de cette retraite de dix années, ce fut, en 1580, la publication du premier et du deuxième livre des Essais de messire Michel, seigneur de Montaigne. Presque aussitôt après l'apparition des Essais, sans doute parce que la composition de cet ouvrage l'avait fatigué, sans doute aussi parce qu'il était déjà travaillé par la maladie qui devait l'emporter jeune encore, Montaigne laissa au logis femme et enfants, et il se mit à voyager. Il alla d'abord à Paris, et présenta ses Essais à Henri III; puis il se rendit à Plombières, où il prit les eaux; puis il traversa lentement la Suisse et une partie de l'Allemagne; enfin il visita l'Italie, Venise, Florence, Rome, Lorette même où il laissa un riche ex-voto. C'est en Italie que vint le surprendre, le 7 sept. 1581, l'annonce de son élection à la mairie de Bordeaux. Il revint donc, et demeura en charge deux fois deux ans. Les deux premières années se passèrent tranquillement et Montaigne aurait dû s'en tenir là; il se laissa réélire, et ses deux dernières années furent assez troublées par les débuts de la Ligue. La peste, qui vint affliger la ville de Bordeaux au moment où Montaigne allait céder sa place à un autre, lui fit quitter d'une manière fâcheuse pour sa gloire les fonctions qu'il exerçait. Il était absent de Bordeaux quand le fléau y fit son apparition; il ne crut pas devoir faire montre d'héroïsme en rentrant dans une ville contaminée, et durant les six mois qui suivirent, il erra de séjour en séjour pour tâcher d'arracher les siens à la contagion. Rendu enfin à la vie paisible de son château, il se remit au travail comme en 1570, et en 1588, il publiait une nouvelle édition des Essais, augmentés d'un troisième livre. Pour cela, il fit un nouveau voyage à Paris, et c'est alors qu'il se lia d'amitié avec une de ses admiratrices, Mlle de Gournay, qu'il proclama sa fille d'alliance. Pris par les ligueurs, il fut incarcéré durant quelques heures seulement à la Bastille; puis il se rendit aux États de Blois, — il y était quand le duc de Guise fut assassiné; — enfin il rentra dans son manoir pour n'en plus sortir. Les infirmités dont il souffrait depuis longtemps, la goutte et la gravelle, se montraient rebelles à toute médication; il recourut au travail pour chercher à se distraire. Il lui fut donné de marier la seule de ses cinq filles qui lui restât, puis il mourut, à l'âge de cinquante-neuf ans à peine, non pas en philosophe, comme on pourrait le croire, mais en chrétien fervent, pendant qu'on lui disait la messe dans sa chambre et qu'il joignait dévotement les mains pour adorer le sacrement de l'autel (13 sept. 1592).

Telle a été la vie de Montaigne, bien peu chargée d'incidents quoiqu'il ait vécu à l'une des époques les plus troublées de notre histoire. Il a vu dans sa jeunesse, au plus beau temps de la Renaissance, les splendeurs des règnes de François Ier et de Henri II; mais aussi il s'est trouvé au milieu des guerres de religion, il a pu voir la Saint-Barthélemy, les folies de la Ligue, l'assassinat du duc de Guise et bientôt après celui du dernier des Valois. On comprend qu'il n'ait pas cherché à se jeter au milieu d'une semblable mêlée, et son caractère, tel que lui-même l'a tracé dans les Essais, car nous n'avons pas d'autres indications, explique suffisamment sa réserve. Montaigne répète à satiété qu'il ne connaît ni l'ambition ni le désir de la gloire, qu'il est enclin à la paresse, à la nonchalance, qu'il a l'esprit lent, qu'il n'aime ni les soins du ménage ni rien de ce qui peut troubler sa tranquillité; jamais de procès, pas d'engagements avec les hommes de parti ou avec les novateurs. Il n'a vécu en somme que pour lui, c'était un égoïste aimable, un homme qui a passé vingt années de sa vie à faire un livre dont lui seul est la matière, le principe et la fin. Les hommes de ce caractère ont rarement le privilège de forcer l'admiration de leurs semblables; or Montaigne est encore aujourd'hui, après trois siècles, un de nos écrivains les plus goûtés; il faut donc que son œuvre soit d'une étonnante perfection, et à ce titre elle mérite qu'on l'étudie avec une attention toute particulière.

L'ŒUVRE DE MONTAIGNE.Traduction de Raymond Sebond, le Journal de voyage, les Essais. Aux yeux de la postérité, Montaigne est uniquement l'auteur des Essais, parus comme l'on sait, en 1580, alors que leur auteur venait d'atteindre sa quarante-septième année. Ce n'était pourtant pas la première fois qu'il s'adressait au public par la voie de la presse; onze ans auparavant, en 1559, il avait fait imprimer à Paris, pour obéir aux dernières volontés de son père, un ouvrage dont voici le titre tel qu'on peut le lire à le Bibliothèque nationale sur un exemplaire de l'édition originale, la seule publiée: la Théologie naturelle de Raymond Sebon, docteur excellent entre les modernes, en laquelle, par l'ordre de Nature, est démontrée la vérité de la foy chrestienne et catholique, traduicte nouvellement de latin en français (un vol. petit in-8 de 496 pp. sans compter la table). C'est d'une simple traduction qu'il s'agissait; Montaigne s'est attaché surtout à rendre fidèlement le sens de son auteur, et, comme le docte Raymond Sebond n'était pas un homme de génie, le traducteur n'a pas eu à se mettre en frais d'éloquence. Il n'y a jamais d'envolées, jamais la «translation» n'a les grâces de celles d'Amyot, jamais Montaigne, qui s'adressait à des lecteurs parisiens, ne s'est dit en traduisant Sebond: «Que le gascon y arrive si le français ne le peut.» C'est en définitive une œuvre estimable, et rien de plus; l'érudit seul peut songer à y jeter les yeux, parce qu'elle est de Montaigne, mais il en vient à constater que cette publication n'ajoute absolument rien à la gloire de l'auteur des Essais.

Il en est de même, et le fait est plus étonnant, du Discours sur la mort du seigneur de la Boétie par M. de Montaigne, joint en 1571 à une édition des opuscules de ce magistrat, mais surtout du Journal de voyage de Michel de Montaigne en Italie par la Suisse et l'Allemagne en 1580 et 1581, publié seulement en 1774. Montaigne parait n'avoir attaché aucune importance à la rédaction de ce Journal, dont il a dicté bien des pages à un domestique, dont la partie la plus considérable, celle qui est relative au séjour en Italie, est en italien, dont certains détails enfin n'auraient d'intérêt que pour les apothicaires. Montaigne était, semble-t-il, prédestiné à être l'homme d'un seul livre, du livre des Essais.

Les Essais ont été imprimés pour la première fois à Bordeaux, en 1580, chez le libraire Simon Millanges, et voici le titre de cette première édition: Essais de messire Michel, seigneur de Montaigne, chevalier de l'ordre du roi et gentilhomme ordinaire de sa chambre. Il faut remarquer le caractère aristocratique de cette énumération, et tout donne à penser que l'auteur dut faire les frais de la publication. Les Essais de 1580 ne contenaient que les deux premiers livres; mais le succès répondit aux espérances de l'auteur et l'encouragea à compléter son œuvre. En 1588, Montaigne fit paraître une cinquième édition, non plus à Bordeaux cette fois et à ses dépens, mais à Paris, aux frais d'Abel l'Angellier, un des riches libraires du Palais; non plus dans le format in-12, mais avec les honneurs de l'in-4; et; pour allécher le public, l'Angellier donnait à l'ouvrage le titre suivant: Essays de Michel, seigneur de Montaigne (plus de messire cette fois, plus de chevalier de l'ordre, plus de gentilhomme ordinaire), cinquiesme edition, augmentée d'un troisiesme livre et de six cens additions aux deux premiers. C'est la dernière édition publiée du vivant de Montaigne, et, en bonne critique, elle devrait faire autorité; mais l'auteur des Essais ne cessait pas de revoir son œuvre de prédilection, et quand il mourut, en 1592, il se préparait à en donner une sixième édition avec de nouveaux «alongeails». Ce fut sa fille d'alliance, Mlle de Gournay, qui reçut de la famille la glorieuse mission de donner au public cette édition posthume; elle le fit à la satisfaction générale et publia, en 1595, un Montaigne in-folio qui fut considéré comme définitif pendant plus de deux siècles. Mais en 1802 un membre de l'Institut, le philosophe Naigeon, fit paraître une édition dont le texte était en partie nouveau, et il disait en tête de son Avertissement de l'éditeur: «L'exemplaire qui a servi de copie pour cette nouvelle édition des Essais appartient à la bibliothèque centrale de Bordeaux. Il est chargé en tout sens de corrections et d'additions, toutes de la main de Montaigne.» Il y a plus, Montaigne avait écrit au verso du frontispice de 1588 un curieux Avis à l'imprimeur, il donnait le titre, sixiesme édition, et proposait une devise qui justifiait ses additions nouvelles: Viresque acquirit eundo. Depuis 1802, on est fort embarrassé pour savoir quel est au juste le véritable texte des Essais, celui de Naigeon différant beaucoup de celui de Mlle de Gournay. Faut-il donc les rejeter tous deux et s'en tenir à l'édition de 1588? Faut-il adopter l'édition pour ainsi dire officielle de 1595, ou enfin doit-on adopter résolument le texte du manuscrit de Bordeaux? Les avis sont partagés à ce sujet. Évidemment les corrections de Montaigne sont de la plus haute importance; mais le manuscrit dont s'est servie Mlle de Gournay a disparu, et celui qu'a publié Naigeon est toujours à la bibliothèque de Bordeaux. En présence d'une difficulté aussi sérieuse, les éditeurs modernes ont hésité; les uns reproduisent aujourd'hui le texte de 1588, d'autres préfèrent celui de 1595, qui a pour lui une longue prescription, d'autres enfin mettent à profit le manuscrit de Bordeaux et donnent ce qu'on appelle des éditions variorum. Le seul moyen de mettre tout le monde d'accord serait peut-être de publier un Montaigne à deux colonnes: le texte de 1588 serait conservé intégralement et imprimé en gros caractères; le texte modifié en 1595 figurerait en face, en plus petits caractères, et les variantes du manuscrit de Bordeaux trouveraient place en note au bas des pages.

Voilà bien des difficultés; il y en a de plus grandes encore quand on étudie les Essais en eux-mêmes avec la pensée d'en reconstituer le plan primitif. Dire que le premier livre compte cinquante-sept chapitres, que le deuxième en à trente-sept dont un peut compter pour dix au moins, puisque c'est l'apologie de Raymond Sebond, placée pour ainsi dire au centre de l'ouvrage, que le troisième enfin a treize chapitres seulement, c'est ne rien dire de précis, et l'on voudrait quelques indications sur le lien qui rattache les uns aux autres et les trois livres et les nombreux chapitres d'un même livre. Mais le chercheur le plus patient y perdrait son temps et sa peine, car Montaigne parait avoir pris plaisir à brouiller les cartes et à rendre toute reconstitution impossible. C'est lui qui le premier a imaginé ce titre d'Essais, devenu depuis si fort à la mode, et loin de vouloir construire un édifice régulier avec un péristyle, un pavillon central et des ailes, il a fait plutôt une sorte de galerie musée permettant d'errer pour ainsi dire de salle en salle, d'aller, de venir, de s'arrêter, de passer rapidement, de revenir en arrière tout à loisir. Sauf de bien rares exceptions, les Essais défient absolument l'analyse. De liaison véritable, il n'y en a nulle part; Montaigne s'abandonne à tout moment, il accueille les digressions, il fait des parenthèses interminables, il cite et il commente à propos ou hors de propos, c'est le désordre le plus complet. Ce qu'on pourrait dire de mieux de ces causeries à bâtons rompus, c'est que ce sont des mémoires autobiographiques d'une nature toute particulière; il serait permis de les intituler: Souvenirs et réflexions d'un liseur, ou encore Voyage de Montaigne autour de sa librairie. Classer ses idées lui était bien facile de 1580 à 1588, et justement c'est lui qui dira en 1588, dans son chapitre sur l'art de conférer: «Tout un jour je contesterai paisiblement si la conduite du débat se conduit avec ordre. Ce n'est pas tant la force et la subtilité que je demande comme l'ordre.» Cet ordre qu'il appréciait si fort, il ne l'a admis nulle part dans ses Essais; il a même fait en sorte de lui substituer une sorte de chaos, et en voici une preuve assez curieuse. En 1588, lorsqu'il ajouta un troisième livre aux deux autres, il devait avertir le lecteur et placer au début de ce troisième livre une sorte de préface. Elle y est, mais où donc? au chapitre IX, et au beau milieu de ce chapitre. C'est là en effet que se trouvent perdus ces mots: «Laisse, lecteur, courir encore ce coup d'essay et ce troisième alongeail du reste des pièces de ma peinture. J'adjoute, mais je ne corrige pas, etc.» Cacher son plan, tel a été le plan de Montaigne, et cela parce qu'il voulait éviter le ton doctoral des pédants ses ennemis, parce que son plus grand désir était d'offrir à ses lecteurs un livre de chevet, un de ces ouvrages de prédilection sur lesquels on s'endort, qu'on emporte avec soi, même à la promenade, qu'on ouvre au hasard, qu'on prend, qu'on laisse et qu'on reprend encore.

Y a-t-il au moins un fil conducteur qui permette de se reconnaître dans ce dédale, et peut-on dire qu'il y ait dans les Essais ce qu'on appelle une idée maîtresse? Pour bien comprendre ce qui fait le fond même d'un tel livre, il faut se rendre compte des conditions dans lesquelles il a été composé. Commencé en 1570, il a paru de 1580 à 1588, tout à la fin d'un siècle qui, après avoir donné les plus belles espérances, finissait de la manière la plus lamentable, dans la boue et dans le sang. L'apparition des Essais se produisit à l'époque la plus affreuse peut-être de notre histoire. Le XVIe siècle proprement dit était déjà bien loin en 1580; il était mort avec Henri II en 1559. Renaissance et Réforme n'étaient plus guère que de vieux mots sous Henri III. Luther et Calvin avaient disparu depuis longtemps; leurs doctrines ne faisaient plus de nouveaux adeptes; le protestantisme était en proie aux déchirements intérieurs et aux «variations» perpétuelles. La Renaissance artistique et littéraire, après avoir brillé d'un si vif éclat sous François Ier et Henri II, était en pleine décadence; les poètes de la Pléiade, ceux qui n'étaient pas morts, étaient arrivés à la vieillesse, et Ronsard allait mourir désenchanté. Desportes et Bertaux étaient contraints de se montrer moins audacieux que le maître, et les grands représentants de la littérature à cette époque étaient Henri Estienne et Du Bartas. En un mot, le XVIe siècle, si plein de confiance et si arrogant au début, finissait sans avoir «trouvé la fève au gâteau», et ceux qui ne pouvaient prévoir le règne réparateur du Béarnais s'abandonnaient au découragement le plus complet. Montaigne était dans ce cas: les Essais sont l'œuvre d'un homme désabusé qui n'avait même pas la consolation d'espérer des temps plus heureux. Le fameux Que say je? est l'expression polie de son profond mépris pour la science de ses contemporains, et il équivaut à ceci: Vous ne savez rien, et votre orgueil ne se justifie pas. Pascal, qui connaissait bien Montaigne, l'a accusé de ne songer dans tout son livre qu'à mourir lâchement; ce qui pouvait être vrai de l'auteur des Essais considéré comme homme privé l'est bien plus encore de Montaigne considéré comme juge de son siècle. C'est avec la plus parfaite indifférence qu'il le voyait disparaître dans l'abîme des ans. Venu au monde soixante ou quatre-vingts ans plus tard, Montaigne n'aurait ni pensé ni écrit de la sorte; il eût été sans doute un des plus mâles génies du siècle de Louis XIV; homme du XVIe siècle finissant, il devait être ce qu'il a été et faire ce qu'il a fait, Il aimait avec passion tout ce qui est grand, beau, noble, généreux, et il ne voyait autour de lui que petitesse, laideur, vulgarité, bassesse; faut-il donc s'étonner s'il s'est pour ainsi dire acharné à montrer aux hommes leur «dénéantise?» L'étude de l'homme à propos d'une réflexion de Montaigne sur lui-même, l'étude de Montaigne lui-même à propos de considérations sur l'homme en général, voilà ce qu'on trouve perpétuellement dans les Essais au milieu d'histoires, de citations, de gloses et de bavardages de toute espèce. Et cette étude, elle n'est pas empreinte de bienveillance; le moraliste semble heureux d'établir que l'homme est un sujet divers et ondoyant, qu'il est à la fois ridicule et risible, un vrai caméléon, la plus calamiteuse des créatures. Après l'homme, c'est la science et la civilisation qui ont le don de mettre Montaigne en verve railleuse; la science humaine ne sert qu'à montrer la faiblesse de l'homme, elle confine à la bêtise, elle trouble plus qu'elle ne sert, voilà ce qu'on peut lire presque à toutes les pages. Enfin l'idée de la mort paraît avoir été sans cesse présente à l'esprit de Montaigne. Il devait mourir assez jeune, à cinquante-neuf ans; dès 1580, il prévoyait que ses parents et ses amis auraient bientôt à le perdre; et il semble avoir voulu se familiariser avec cette pensée d'une mort prématurée. «Pensez à la mort, et vous ne pécherez jamais», disent les moralistes chrétiens; Montaigne y pense toujours et n'en est pas meilleur; c'est en cela surtout qu'il a pu être jugé sévèrement par Pascal qui le considère comme un franc païen.

On l'a transformé en pyrrhonien tout pur, en philosophe qui cherche uniquement à s'endormir sur le mol oreiller du doute, et en cela on est allé beaucoup trop loin. Montaigne avait horreur du mentir, qui est «un maudit vice», et nul ne saurait l'accuser d'hypocrisie; or il a toujours fait profession publique de catholicisme. Dès qu'il se sentait malade, il appelait le prêtre; il est allé faire un pèlerinage à la Santa casa de Lorette, il est mort en entendant la messe, donc il n'était nullement sceptique en religion. D'ailleurs, si l'on y regarde de près, où trouve-t-on le scepticisme dans Montaigne? Il est possible de rencontrer çà et là dans les Essais quelques propositions pyrrhoniennes; mais une dissertation en forme, une charge à fond contre le dogmatisme, on n'en trouve nulle part, si ce n'est au chapitre XII du livre II, c.-à-d. dans l'Apologie de Raymond Sebond. Supprimez cette Apologie, il est impossible de faire de Montaigne un philosophe pyrrhonien; or l'Apologie, composée à la prière d'une personne de grande condition, qui est peut-être Marguerite de Valois, est bien ce qu'indique son titre, un plaidoyer très éloquent parfois en faveur du christianisme attaqué par les «athéistes». Soutenir avec Sainte-Beuve que Montaigne feint de défendre ce qu'il veut attaquer et détruire, c'est faire un hypocrite et un menteur de l'homme du monde le plus franc et le plus loyal. Le pyrrhonisme est dans l'Apologie de Raymond Sebond ce qu'il sera plus tard dans les œuvres de Pascal, de Bossuet et de Bourdaloue, une arme qu'on emploie «pour servir la religion». Et cette arme «ce dernier tour d'escrime», Montaigne est le premier à dire: «Il ne le faut employer que comme un extrême remède; c'est un coup désespéré, auquel il fault abandonner vos armes pour faire perdre à vostre adversaire les siennes; et un tour secret, duquel il se fault servir rarement et reservement. C'est grande témérité de vous perdre pour perdre un aultre: il ne fault pas vouloir mourir pour se venger». (II, 12, éd. Louandre, t. II, p. 466.) Faire de Montaigne un pur sceptique, c'est donc une injustice, mais il est permis de voir en lui ce qu'on appelle de nos jours un pessimiste, un des hommes qui font le mieux voir le néant de l'homme et le ridicule de ses prétentions. La seule différence qui existe à ce point de vue entre lui et les grands chrétiens du siècle suivant, c'est qu'il n'a jamais été capable de penser et de dire comme Bossuet: «Il ne faut pas permettre à l'homme de se mépriser tout entier». Montaigne méprise l'homme, et par conséquent il ne peut figurer au nombre des chrétiens qui observent le grand commandement d'aimer son prochain comme soi-même. Mais, s'il y a excès de ce côté dans son livre, quelle hauteur de vues, quelle profondeur d'observation, quelle force de raisonnement, quel admirable bon sens dans ses attaques contre le pédantisme, dans ses théories sur l'éducation! Et enfin quelle langue et quel style! car en admettant que la philosophie de Montaigne peut soulever des contradictions, on est bien forcé de reconnaître que les Essais sont un ouvrage incomparable, le plus beau monument littéraire que nous ait laissé le XVIe siècle. Grâce aux circonstances exceptionnelles au milieu desquelles il s'est trouvé, Montaigne a pu être infiniment plus original que les autres écrivains de son temps. Il vivait dans la retraite, à 150 lieues de la cour, et il n'avait pas à tenir compte des exigences de la mode, il échappait à l'influence fâcheuse des italianiseurs. Seul parmi les auteurs de cette époque, il était libre de dire: «Je ne refuis aucune des phrases qui s'usent emmy les rues françoises», et il pouvait appeler le gascon à son secours quand le français lui paraissait insuffisant. Assurément, il payait tribut à la faiblesse humaine, et l'on peut constater que cet adversaire des pédants n'est pas exempt de pédantisme, qu'il se traîne constamment à la remorque de Sénèque ou de Plutarque, et qu'on allégerait les Essais de moitié si l'on en retranchait les citations, les traductions et les gloses qui arrêtent le lecteur. En cela surtout Montaigne est bien de ce XVIe siècle qui croyait avoir découvert l'antiquité classique, et qui, par modestie d'abord, mais ensuite par désir d'étaler son savoir, bariolait son français de grec et de latin. Mais s'il a ce défaut comme tous ses contemporains sans exception, il a des qualités bien personnelles qu’on ne rencontre à ce degré chez aucun d'eux, une finesse incomparable, une extrême vivacité, beaucoup de grâce et en même temps de force, une justesse d'esprit désespérante, et avec cela tout ce qui constitue l'éloquence la plus entraînante et parfois la poésie la plus sublime. Il a beau prétendre qu'il n'a appris sa langue que par routine, qu'il subit toujours l'influence du dernier lu, qu'il est trop épais en figures et trop gascon, la France du XVIe siècle n'a pas de rival à lui opposer. Comme l'a si bien dit Nisard, «sa langue a les grâces et la liberté de celle de Rabelais, sans cette fureur qui roule les mots au hasard et en fait si souvent un jargon. Elle a l'exactitude de celle de Calvin, avec plus de variété. Elle contient toute celle d'Amyot, aux richesses de laquelle Montaigne ajoute ses propres inventions; enfin elle réunit tout ce que le XVIe siècle a mis de science et de génie dans la formation de notre langue littéraire». Si l'on prenait l'habitude d'imprimer Montaigne avec l’orthographe moderne, on verrait que son éloquence et sa poésie se rapprochent singulièrement de l'éloquence de Bossuet et de la poésie de Corneille.


INFLUENCE DE MONTAIGNE SUR LES ÉCRIVAINS POSTÉRIEURS,
SA PLACE DANS L'HISTOIRE DES LETTRES FRANÇAISES. – Un penseur et un écrivain du génie de Montaigne ne pouvait manquer d'exercer une influence considérable sur ses contemporains et à plus forte raison sur la postérité; cependant les Essais n'ont pas toujours été goûtés comme ils le sont de nos jours, et la gloire de Montaigne n'a pas été sans subir quelques éclipses. Il a été lu, médité, souvent même imité de très près par les auteurs de la Satire Ménippée, par Henri IV, un grand écrivain lui aussi, et par saint François de Sales. Ces différents écrivains lui ont emprunté quelques-unes de ses qualités; mais il n'en fut pas de même de Pierre Charron, que Montaigne avait honoré de son amitié, qu'il avait fait héritier de ses armoiries, mais non de sa plume. Le XVIIe siècle, sauf de rares exceptions, n'a pas eu pour Montaigne une admiration aussi vive. Sans doute les éditions de ses Essais ont été nombreuses à cette époque; on en voit paraître en 1635, 1640, 1652, 1657, 1659 et plus tard encore, quoique leur nombre aille en diminuant; mais il vieillit très vite, et il partagea la défaveur qui s'attachait dès 1610 aux hommes et aux choses du siècle précédent. Sous l'influence de Malherbe, de l'hôtel de Rambouillet, de Balzac et de Voiture, la langue se transforma avec une telle rapidité qu'il y a plus de différences entre deux livres français dont l'un fut imprimé en 1595 et l'autre en 1637, entre les Essais et le Discours de la méthode, qu'il n'y en peut avoir entre ce dernier ouvrage et un livre publié de nos jours. Au XVIIe siècle, il se trouva des gens pour traduire Amyot et Rabelais; un jésuite se chargea de publier l'Introduction à la vie dévote «mise en meilleur français», et Montaigne fut, lui aussi, soumis à cette épreuve. Mlle de Gournay, qui l'eût cru? imprima en 1635 une édition des Essais rajeunie et dédiée à Richelieu. Aussi voyons-nous que Corneille, Racine, La Fontaine et Molière semblent ne pas le connaître; ils ne lui empruntent, ce qui était pourtant bien facile, ni un sujet de tragédie, ni une fable on même un conte licencieux, ni un trait de caractère. Les philosophes proprement dits, Descartes, Gassendi, Malebranche, ne sont pas de son école. Les orateurs ont étudié ailleurs que chez lui les replis du cœur humain. La Bruyère seul l'apprécie, regrette son vieux langage, l'imite à l'occasion. Il semble vraiment étrange qu'un si grand écrivain, reconnu tel dès le premier jour, ait si peu agi sur le grand siècle. Je ne vois guère qu'une exception à faire, mais elle suffirait à le gloire de Montaigne. Pascal n'a pas cessé de le lire, de l'analyser, de le discuter, de lui emprunter des arguments, de le paraphraser et même de le citer: les Pensées de Pascal sont pleines du souvenir de Montaigne. Ailleurs, on n'en trouve pas de traces. Mais quoi! l'auteur des Essais se trouva enveloppé avec tout son siècle dans une sorte de proscription générale. Le siècle de Louis XIV comptait bien peu d'irréguliers, et encore moins de novateurs; la presque unanimité des écrivains subissait le joug de Malherbe et aspirait aux honneurs académiques ou aux pensions. Les audaces du siècle précédent étaient toutes condamnées, et l'on cherchait même à en effacer le souvenir. Quelle influence pouvait donc exercer Montaigne, un irrégulier, un provincial, un gascon? Aussi Montaigne écrivain n'a-t-il agi en aucune façon sur les écrivains du XVIIe siècle, Pascal excepté. Montaigne penseur fut plus heureux. Il compta au temps de Louis XIV beaucoup d'adversaires, entre autres Descartes, Malebranche, qui l'appelait «un pédant à la cavalière», Bossuet, qui l'attaqua en chaire, Port-Royal, qui le maudit, lui reprocha, notamment dans la Logique d’Arnauld et de Nicole, ses «infamies honteuses», ses «maximes épicuriennes et impies», et finalement le déclara «plein de venin». Il compta aussi quelques amis, ou plutôt des amies, car si l'on peut citer Mmes de La Fayette, de Sablé et de Sevigné, on constate que des hommes, tels que Gui Patin, Naudé, Ménage, ne paraissent pas le goûter; Boileau jeune, composant une Satire sur l'homme, semble n'avoir pas lu l'Apologie de Raymond Sebond, dont la lecture l'aurait sans doute empêché de faire une pièce aussi faible. En revanche, on peut trouver au XVIIe siècle quelques disciples de Montaigne, La Mothe le Vayer, qui affichait ouvertement un scepticisme philosophique absolu, Saint-Evremond, Daniel Huet, Bayle enfin, qui n'a pourtant pas consacré d'article à Montaigne dans son Dictionnaire critique.

Quant au XVIIIe siècle, qui par certains côtés a tant d'analogies avec le XVIe, il procède tout entier de l'auteur des Essais. A lui se rattachent directement les grands lutteurs, les «philosophes»: Montesquieu son compatriote, Voltaire, Diderot, d'Alembert et les encyclopédistes, Rousseau, qui le met au pillage sans le nommer, Grimm, Vauvenargues, et beaucoup d'autres encore. Mais il faut établir à ce sujet une distinction fondamentale: ce qui subsiste au XVIIIe siècle, c'est le Montaigne sceptique ou jugé tel, le Montaigne railleur, libertin au sens tout moderne de ce mot, le Montaigne «à la bouche effrontée». Mais, par contre, l'écrivain est jugé avec une excessive sévérité. Voltaire apprécie, dit-il, l'imagination de Montaigne, car elle était «forte et hardie», mais il le plaint d'avoir eu à son service «une si pauvre langue, un jargon familier bon tout au plus pour la plaisanterie». Il est vrai que Voltaire se croyait le Montaigne du XVIIIe siècle, qu'il se flattait d'avoir refait les Essais en composant son Dictionnaire philosophique, dont il disait ingénument «Les chapitres en sont variés comme ceux de Montaigne, et ils ne sont pas si longs».

Chez nous enfin, Montaigne occupe, surtout depuis trente ou quarante ans, une place considérable. Les Essais sont un livre classique, une cause de châtiment, ce qui eût indigné leur auteur, pour la «jeunesse captive» qui ne les admirerait pas assez. Montaigne n'est pas seulement à nos yeux un homme des plus aimables, un causeur intarissable; il est devenu un auteur, et qui plus est un pédagogue. Les éducateurs de la jeunesse attribuent à son beau chapitre de l'Institution des enfants une importance capitale; les philosophes l'étudient, le discutent, le mettent en parallèle et quelquefois en opposition avec Pascal; en un mot, Montaigne est considéré aujourd'hui par tous ceux qui connaissent à fond l'histoire de la littérature française comme un de nos penseurs les plus originaux et les plus profonds, et surtout comme un de nos écrivains les plus admirables

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