La tragique histoire du docteur Faust
Vers 1587, parut en Allemagne une légende intitulée : Histoire du Docteur Faust, le fameux magicien et maître de l’art ténébreux; comme il se vendit au diable pour un temps marqué, quelles furent, pendant ce temps-là, les étranges aventures dont il fut témoin ou qu’il réalisa et pratiqua lui-même, jusqu’à ce qu’enfin il reçut sa récompense bien méritée. Recueillie surtout de ses propres écrits qu’il a laissés comme un terrible exemple et une utile leçon à tous les hommes arrogants, insolents et athées. – « Soumettez-vous à Dieu, résistez au Diable et il fuira loin de vous. » (Saint-Jacques, IV, 7) Cette légende (1), œuvre, en son essence, de l’imagination populaire, était rédigée selon l’esprit d’un pamphlétaire luthérien; c’était une manière de tract, du genre de ceux dont sont encore affligés, maintenant, les pays protestants – mais si le rédacteur n’y vit qu’un sujet d’édification, un poète pouvait bien y voir un formidable drame : c’est ce qui arriva, lorsque, traduit en anglais, le pamphlet tomba entre les mains de Marlowe. En ce temps-là, la scène anglaise était libre et fréquentée par un public (au rebours de celui d’aujourd’hui) assoifé de nouveau. Après les pastorales euphuistes de Peele et de Greene, après le Tamerlan et l’Edward II de Marlowe, pièces déjà innovatrices, il accueillit fort bien le Faust (1589) : « De toutes les pièces de Marlowe, le Docteur Faust, dit Phillips (2), est celle qui a fait le plus grand tapage avec ses diables et tout son tragique appareil. » Le côté féerie est très utile dans un drame, en corrigeant ce que l’action a fatalement de trop logique et de trop prévu : il n’est donc pas étonnant que la diablerie ait contribué au succès de Faust, qui se maintint de longues années à la scène; nous nous y serions intéressés encore, s’il nous avait été permis de mieux l’apprécier (3). Cela est d’autant plus regrettable que le Faust de Marlowe, tout nu, est d’un assez médiocre intérêt dramatique.
Ce docteur (un peu de Cambridge, comme Kit, lui-même) est travaillé par un louable désir de savoir; il avoue, et ce trait se retrouvera dans Goethe, un amour de la science poussé jusqu’au consentement à l’abandon, pour une connaissance actuelle et bornée, de la future possibilité de la connaissance absolue; mais cette science qu’il lui faut, c’est moins celle des Normes que celle du plaisir; son idéal ne va pas très haut : s’amuser pendant vingt-quatre ans, même à des gamineries – après on verra! C’est un Faust tout jeune et, on dirait, encore étudiant; il a des désirs d’enfant gâté ou de femme malade. Que fera-t-il des démons commis à ses ordres? Il les enverra à la recherche de l’or, des perles d’Orient, des fruits du Nouveau-Monde, les plus suaves et princièrement délicats :
I’ll have them fly to India for gold
Ransack the ocean for Orient pearl,
And search all corners of the new-found world
For pleasant fruits and princely delicates.
Comme tous les hommes profondément sensuels, il est mélancolique et s’imagine que des plaisirs nouveaux et rares le guériront. Jadis (et maintenant encore on en citerait des exemples), ces sortes d’inquiets se tournaient volontiers vers la magie, comme l’a noté Wierus, lequel est d’ailleurs assez sceptique sur la valeur même des conjurations démoniaques. Au neuvième chapitre de son traité De Lamiis, il caractérise le naturel de ceux qui ont des tendances diaboliques : « Ejusmodi sunt melancholici et ob jacturam vel qualemcumque aliam causam tristes; item Deo diffidentes impii, illicite curiosi… malitiosi, vix mentis compotes… » Ces traits conviennent assez bien au docteur Faust : il a vraiment l’esprit un peu aliéné, vix mentis compos; il conclut un réel marché de dupe; en ses rodomontades avec Méphistophélès, c’est le démon (il nous apparut sous la forme d’un troublant moinillon) qui est le sage; et quand, après une longue succession de parades, Faust tombe dans les enfers (4), on éprouve plus de pitié que de peur et on plaint le pauvre fol qui n’en eut pas pour son argent.
Le « formidable drame » que Marlowe a certainement entrevu, nous n’en retrouvons pas l’impression. À la dernière scène, c’est un conte qui finit. Comme l’écrivit l’auteur en épilogue :
Terminat hora diem, terminat author opus.
Et c’est tout.
C’est que, hormis en littérature anglaise, texte classique, date et point de départ ou de comparaison, le Faust de Marlowe n’existe plus : Goethe, de la première à la dernière lettre, l’effaça, de même que, antérieurs ou postérieurs au sien, tous les autres « Fausts » anglais ou allemands, de Soane, de Klingeman ou de Lenau – il les effaça par un « Faust » qui est LE Faust, l’œuvre qui rénova l’art idéaliste, restaura la foi en l’idée, remit à leurs places logiques le Monde, qui est l’apparence, et l’Idée, qui est l’être,
… Quella fede
Ch’è principio alla via di salvazione (5).
C’est Goethe qui libéra les sept esprits que Pierre d’Apone (croyance italienne du XIVe siècle) tenait enfermés dans une fiole de cristal – et d’un sujet que Marlowe laissa à l’état de légende dialoguée, il façonna le symbole même de cette Église militante dont nous sommes tous, et qui est l’humanité.
Notes
(1) On la trouvera entièrement traduite et très savamment commentée dans l’ouvrage de M. Falignan, Histoire de la légende de Faust (1887).
(2) Dans le Theatrum Poetarum (1675). – Cf. Shakespeare’s Predecessors in the English Drama, by John Addington Symonds.
(3) Il s’agit de la représentation, au Théâtre d’Art, en 1892, du Faust de Marlowe, traduction nouvelle.
(4) Cet épisode serait bien illustré par le dessin de Martin Schongauer que l’on voit, au Louvre, des diables à ailes de chauves-souris, à mamelles inguinales, à œil au nombril, enlevant un Faust grotesque et récalcitrant.
(5) Dante, Inf., II.