La rumeur, cet équivoque pouvoir populaire !

Pierre-Jean Dessertine

«“Des inconnus tentent d'enlever des enfants à la sortie des classes” : c'est le bruit qui circule … ». Ainsi commençait un article de journal de 2007 concernant une petite ville de la banlieue parisienne.
La rumeur est un objet spirituel très curieux. C’est un récit sur un état de fait qui suscite une forte adhésion collective alors même qu’il n’offre aucune garantie de vérité. Pire, c’est un discours sans sujet !
La rumeur est un défi pour la pensée. Et c’est un défi qu’il faut relever car une rumeur peut créer de graves problèmes dans la vie sociale.

Crispin et Scapin par Honoré DaumierOfficiellement la rumeur n’existe pas. Aucun texte juridique ne lui reconnaît une place dans l’espace public. Et pourtant la rumeur a une capacité d’impact sur la vie sociale qu’on ne saurait sous-estimer. Les causes immédiates d’épisodes décisifs de la Révolution Française étaient des rumeurs. C’est la rumeur d’un complot pour affamer le peuple de Paris qui a mis en mouvement les parisiens lors de la prise de la Bastille, le 14 juillet 1789.
On objectera que les choses ont bien changé depuis deux siècles. Certes, comme on l’a noté avec justesse, la rumeur est le premier moyen dont les humains ont disposé pour véhiculer l’information – autrement dit, le plus vieux media du monde. Mais l’âge d’or de la rumeur n’appartient-il pas irrémédiablement au passé ? Dans notre « société de la communication » qui s’est donnée les moyens techniques de médias performants et puissants, le rôle de la rumeur n’est-il pas devenu résiduel ?
Et pourtant la rumeur reste quand même bien présente. Par exemple les théories du complot – relevant essentiellement de la rumeur – qui se sont diffusées depuis les années 2000 (suite aux attentats du 11 septembre 2001) ont pris une importance significatives dans les opinions communes occidentales comme le constate un sondage récent.
Se pourrait-il que la rumeur ne soit pas une forme historique dépassée de partage de l’information, mais exprime quelque vérité plus essentielle de la condition humaine ?
 
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Cette reviviscence contemporaine de la rumeur invite à clarifier la signification du mot. Il est avéré aujourd’hui que les rumeurs trouvent un écosystème très favorable sur le réseau Internet, en particulier dans les applications qui réalisent des réseaux sociaux (tel Facebook). Cela implique que l’on ne saurait cantonner la rumeur à la transmission d’informations au bouche à oreille. Par contre, ce qui apparaît constant dans l’un et l’autre mode de transmission, c’est le fait qu’une information se propage dans les consciences de manière impérieuse, alors même que sa source est indistincte et sa vérité douteuse.
Or, l’adhésion à une information insuffisamment étayée objectivement s’appelle la croyance. Ainsi la rumeur est une forme particulière de croyance. C’est parce que « l’essentiel du motif d’adhésion est subjectif, c’est-à-dire propre à celui qui croit » (voir notre essai Pour une diététique de la croyance) que le croyant peut affirmer catégoriquement en dépit du doute qui devrait le traverser.
Tout le problème consiste alors à cerner cette affinité subjective avec l’information portée par la rumeur qui fait sa prospérité. Car elle ne saurait être liée à son énonciateur, puisque celui-ci est inconnu. On peut même considérer que cette question de la source de la croyance est ce qui permet de distinguer les rumeurs des « fake news » (informations délibérément trompeuses). Les « fake news » n’ont-elles pas toujours un auteur identifié ? Et c’est un homme de pouvoir : elles s’accréditent de l’aplomb avec lequel il affirme du haut de sa position dominante – pensons à Trump affirmant qu’Obama n’était pas né sur le territoire des États-Unis et donc qu’il serait un président illégitime.
D’ailleurs n’est-ce pas le régime général de la croyance d’être principalement déterminée par le crédit que l’on accorde à celui qui l’énonce ? Cela est vrai pour la toute première croyance qu’est la vision du monde enfantine, à partir de 4 ans, qui s’appuie sur l’autorité des réponses parentales aux questions de l’enfant. Cela est également vrai pour la croyance religieuse qui s’appuie sur l’autorité des clercs en tant qu’individus investis d’un pouvoir de médiation entre une divinité transcendante et les humains. Toutes les croyances reposent d’abord sur la reconnaissance par le croyant de l’autorité de celui qui l’énonce.
Toutes, exceptées les rumeurs, puisqu’elles sont reçues comme anonymes, leur source – qui existe bien en quelque manière – étant indistincte. Sur quoi se fonde alors l’accréditation d’une rumeur ?
Pour avancer dans ce problème on peut s’intéresser à d’autres caractères singuliers de la rumeur. La rumeur est une information qui toujours se propage en dehors des médias d’informations reconnus dans la société. Cela signifie que la rumeur s’étend de façon assez aléatoire et imprévisible au gré des relations qui s’établissent, la concernant, entre les individus. Contrairement aux informations massivement assénées par les médias reconnus, jour après jour, et dont il est évident qu’elles soient partagées par tout individu socialisé, les rumeurs sont largement incontrôlées. D’ailleurs il y a des rumeurs, qu’on pressent innombrables, qui ne font pas long feu : elles meurent aussi vite qu’apparues. Mais il y a aussi des rumeurs qui se répandent avec une rapidité telle qu’elles embrasent en quelques jours toute une population.
Certainement des manipulateurs aux petits pieds peuvent lancer une rumeur dans l’espoir qu’elle impactera une conscience collective et aura des effets politiques. Mais cet espoir est bien naïf, car ce ne sont pas eux qui décident, ce sont les individus que la rumeur atteint qui, soit haussent les épaules et passent à autre chose, soit n’ont de cesse de la communiquer autour d’eux.
Avec Edgar Morin, auteur du livre éponyme« La rumeur d’Orléans » (1969), on peut voir à l’œuvre ces mécanismes propres à la rumeur, dans cette occurrence qui a bouleversé la capitale provinciale en 1969. La rumeur alléguait que des jeunes femmes disparaissaient dans des cabines d'essayage de magasins de lingerie de la ville tenus par des juifs, afin de les prostituer à l'étranger.
Du point de vue de sa source, on sait que le scénario contenu dans la rumeur était développé dans un livre publié peu avant. D’ailleurs, cette même rumeur est apparue dans bien d’autres villes de province à la même époque ; mais elle est resté (sauf à Amiens) très embryonnaire. Cela montre que ce n’est pas la volonté d’une source énonciatrice, quelle qu’elle soit, mais l’accueil par une population qui est décisif pour la prospérité d’une rumeur – la source, justement, on ne s’en soucie pas.
Alors pourquoi Orléans et non les autres villes ? Orléans était une capitale provinciale prospère, mais pleinement de l’ancien monde, celui d’avant mai 1968, avec ses catégories sociales bien identifiées et hiérarchisées dominées par une haute bourgeoisie dont le pouvoir semblait aller de soi. Or, lorsqu’apparaît la rumeur, le chef de l’État, De Gaulle, vient de démissionner suite à un référendum où il a été mis en minorité, et, dans une certaine précipitation, une élection présidentielle non prévue se prépare. Cela sonne, dans l’opinion commune de la ville, comme une confirmation de la grande peur de mai 1968 : le monde que l’on a difficilement reconstruit, depuis 25 ans, après le désastre de la guerre, et qui commence à donner ses fruits, est bien en train de se déliter – et l’homme d’État qui symbolise cette reconstruction est poussé vers la sortie.
La rumeur est écoutée et adoptée parce qu’elle donne une forme objective a un sentiment de peur, de menace latente, par lequel on vit la situation politique présente. Elle est donc bien une information, et d'abord au sens le plus originel du terme : ce qui donne forme à une matière (ici un sentiment). Mais elle l'est aussi en son sens second, dérivé – une information comme transmission de connaissances nouvelles sur le monde.
Or, à bien regarder, toutes les rumeurs apparaissent porteuses d’informations à caractère éminemment négatif ! Pensons à la rumeur selon laquelle Isabelle Adjani, en 1987, alors au faîte de sa popularité, était atteinte du sida. Pensons à cette rumeur qui s’est emparée d’une petite ville de la banlieue parisienne en 2007 selon laquelle des inconnus tentaient d’enlever des enfants à la sortie des classes.
C’est pourquoi on ne saurait confondre la rumeur avec d’autres formes d’informations de source obscure et de vérité douteuse qui circulent dans la conscience collective. L’existence du Père Noël n’est pas une rumeur, mais une mythologie populaire à destination des enfants. L’information qu’on répand de manière gourmande sur tel voisin dans le village, sur telle famille en vue dans la cité, sur tel personnage « people » de la scène médiatique, peut bien être en marge des médias reconnus et de source obscure, elle n’est pas pour autant une rumeur, elle doit être rangée parmi les potins, ragots ou commérages.
Ce qui fait la signification propre de la rumeur, c’est que ces informations, se propageant hors de médias reconnus, et non identifiées par la connaissance de leur source, mettent toujours en scène une menace. Ce qui peut sembler paradoxal puisqu’une rumeur est caractérisée aussi par sa propagation rapide et incontrôlée. Comment peut-on accueillir positivement et s’empresser de transmettre une information si intégralement négative ?
Les rumeurs sur les fantômes, spectres et autres revenants, semblent aussi anciennes que porte la mémoire de l’humanité. Voici ce que Spinoza en disait à un interlocuteur qui le pressait d’en reconnaître l’existence : « le désir qu'éprouvent les hommes à raconter les choses non comme elles sont, mais comme ils voudraient qu'elles fussent, est particulièrement reconnaissable dans les récits de fantômes et de spectres » (Lettre à Hugo Boxel – 1674)
Autrement dit, ce qui fait la consistance d’une rumeur et sa prégnance dans la conscience collective, c’est le désir qu’elle assouvit. Et ce désir est de surmonter un sentiment négatif collectif, lié à la situation sociale, et qu’on peut caractériser dans sa généralité comme un sentiment de peur.
Comprenons bien de quoi il s’agit. Lorsque nous parlons de « sentiment collectif », nous ne sommes pas dans la réalité, nous sommes dans l’abstraction. En réalité, il n’y a de sentiments qu’individuels. Le sentiment est le phénomène subjectif, par excellence : ce qui nous advient de l’intérieur. Le mot générique par lequel on le désigne – peur, joie, tristesse, espoir – n’est qu’une indication de son orientation, il ne saurait exprimer sa singularité. En vérité nous sommes enfermés dans notre sentiment, avec notre imaginaire propre (lié à notre histoire) en lequel il s’exprime. Et comme cela peut-être lourd à porter (s’il est intense) et que nous sommes des êtres sociaux, nous avons besoin de le communiquer à autrui, de le partager.
La rumeur permet de nous soulager d’une peur liée à la vie sociale, parce qu’elle révèle que cette peur est partagée en tant qu’elle est la conséquence d’un problème social objectif. On n’est plus tout seul à avoir peur. S’approprier la rumeur nous fait passer de l’impuissance individuelle à la possibilité de l’action collective de remédiation, puisque toujours la rumeur désigne l’agent d’une menace (les ancêtres, les nobles, les juifs, les étrangers, la liberté sexuelle, une société secrète, la CIA, etc.)
La rumeur assouvit un désir de libération par rapport à un sentiment négatif qui empêche de vivre ou, tout au moins, amoindrit la puissance d’agir (pour parler en langage spinoziste). C’est pourquoi on y souscrit avec empressement, en négligeant l’identification de sa source et le problème des preuves de sa vérité. D’ailleurs, elle peut aussi bien être vraie, ou comporter un part d’information vraie. Mais ce n’est pas du point de vue de sa vérité qu’il faut juger la valeur que prend une rumeur dans un milieu social ; c’est du point de vue de sa capacité à catalyser les peurs d’une population.
C’est pourquoi la rumeur se « colporte », c’est-à-dire qu’elle se transmet par des canaux interpersonnels extérieurs aux flux d’informations contrôlés par les médias dominants. En effet les sentiments populaires et l’imaginaire proprement populaire qui lui est lié n’ont ordinairement pas de visibilité médiatique car ils sont très étrangers aux intérêts des milieux sociaux dominants, lesquels s’expriment en imposant les thèmes privilégiés d’information (l’économie, l’arène des rivalités politiques, le sport, l’actualité « people », etc.) – voir à ce propos : Muchembeld, culture populaire et culture des élites, 1978).
La rumeur est la contradiction vive de cette conscience collective fantasmée dont les milieux dirigeants croient entendre la voix dans leurs sondages : l'« opinion publique » !
C’est pourquoi la rumeur peut se propager, quelquefois avec une rapidité surprenante, dans une population, et parfois la mettre en mouvement au-delà de toute possibilité de contrôle.
Le populisme consiste, pour l’individu en quête de pouvoir, à utiliser les sentiments populaires pour avancer dans ses intérêts particuliers, en jouant de la méconnaissance de ces sentiments par les élites en place. Les populistes n’hésitent pas pour cela à s’appuyer sur les rumeurs, en les nourrissant, en les relançant, voire même en les suscitant. Jeu dangereux puisque la rumeur, toujours insuffisamment fondée en vérité, peut désigner de faux agents menaçants et amener à des violences parfaitement injustes, lesquels justifient d’autres violences, etc., dans une logique d’escalade de la violence amenant des troubles sociaux majeurs
Cela est même assez systématique si l’on en croit la théorie du bouc émissaire développée par René Girard. En particulier dans Des choses cachées depuis la fondation du monde (1978), ce penseur montre que l’état de peur généralisée lié à une violence endémique dans une population amène les gens à désigner un bouc émissaire, lequel finit par faire l’unanimité contre lui, unanimité consacrée par sa mise à mort. Or ce bouc émissaire n’est a priori pas plus coupable qu’un autre : il est désigné de façon parfaitement contingente par la rumeur ! Mais comme sa mise à mort a permis de résoudre le problème social de la violence généralisée, on s’appuie sur le souvenir de son sacrifice pour établir des institutions sociales contraignantes mais pacifiantes. Chez René Girard la rumeur devient le stade final d’évolution d’une société malade de la violence parce qu’elle est le processus même de transformation de la violence indifférenciée en violence contre un seul. Si l’on veut, elle est le premier moment de réunification d’une société disloquée.
Cette théorie est intéressante parce qu’elle met bien en évidence l’ambivalence de la place de la rumeur dans la vie sociale – expression à la fois d’union d’une population et d’injustice. Et c’est sur cette ambivalence que nous pouvons conclure.
 
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Non, la rumeur n’est pas réductible à un moyen de manipulation ou de détournement des foules. Il faut entendre la rumeur comme une authentique voix populaire. « Authentique », parce qu’elle exprime des sentiments populaires qui n’ont habituellement pas droit de cité dans l’espace public contrôlé – celui de l’opinion publique. C’est pourquoi la rumeur apparaît toujours comme incongrue, faisant tache dans l’opinion commune. Pourtant la rumeur a une véritable vertu cathartique car elle permet de dépasser un accablement individuel pour un sentiment de puissance collective.
Du point de vue de la réflexion sur la vie sociale, la rumeur doit être abordée, non pas selon la question de la vérité des informations qu’elle propage, mais comme expression de la vérité des sentiments populaires, et donc selon la question de la connaissance du vécu des populations. Et ce qui est important pour cette connaissance, c’est, en rapport à son contenu, l’analyse du champ d’extension et de la vitesse de propagation de la rumeur.
La rumeur est la manière populaire spontanée de réagir à une situation sociale vécue négativement. En termes spinozistes nous disons qu’elle est un comportement « réactif », et non une véritable « action » (Spinoza, Éthique, Partie III, définition 2). Or le comportement réactif, directement issu du sentiment, a pour cause réelle non l’individu lui-même mais l’agent extérieur qui l’a affecté du sentiment. Autrement dit, dans la rumeur il y a une chaîne nécessaire :
état d’insécurité sociale —> sentiment de peur —> adoption d’une rumeur —> agissement contre l’agent menaçant. Voir une application de cet enchaînement concernant la stigmatisation actuelle des migrants en Europe.
On voit qu’en cette chaîne d’événements nécessaires la liberté de l’individu est court-circuitée. Ce qui veut dire que le peuple mû par la rumeur ne maîtrise pas son destin (même s’il exprime dans l’espace public son sentiment), il est comme agi par les conditions sociales qui lui sont faites.
La voie de la propagation de la rumeur est la voie de l’expression populaire, de la réaction populaire, mais pas encore celle de la liberté populaire. La voie d’une véritable action qui exprime la liberté collective d’une population, doit passer par une prise de recul par rapport au sentiment négatif partagé pour prendre en considération les conditions sociales qui l’ont déterminé. Or, ces conditions sociales ne peuvent être valablement analysées que par le partage des expériences de chacun, le débat et la réflexion collective. Ce qui amène à former un projet d’action politique permettant de remédier au problème social en cause dans la perspective d’un idéal partagé de vie collective (voir à ce propos notre essai Peut-on agir ?).
La rumeur est une authentique expression populaire, mais à son plus bas niveau. L’homme peut prendre du recul et réfléchir son comportement spontané d’adhésion à une rumeur à partir du moment où il en connaît le mécanisme. Au moins la sensibilité à une rumeur peut-elle faire prendre conscience une collectivité d’individus de leur sentiment partagé par rapport à une situation sociale ressentie négativement. Car cette « sympathie » (grec sumpatheia = éprouver avec) populaire est le sol où pousse la motivation pour s’engager ensemble dans une démarche de changement social positif.

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