Jacques Dufresne, chevalier errant de l'intelligence
Cat article a d'abord paru dans la revue Philosophie & Cie, Montréal, janvier-avril 2012
J’ai collaboré pour la première fois avec Jacques Dufresne en 1979 à l’occasion d’un numéro spécial de sa revue Critère, un forum interdisciplinaire qu’il avait créé une dizaine d’année plus tôt. J’ai ensuite eu l’occasion de m’entretenir semi-régulièrement avec lui dans les années 80 comme invité à l’émission Le Magazine économique où j’étais journaliste ou dans les divers colloques où nous nous croisions. Et puis dans les années 90, j’ai collaboré à son magazine L’Agora, autre forum qui s’est pérennisé en devenant une encyclopédie en ligne.
Au cours de cette trentaine d’années, Jacques Dufresne a été l’incarnation la plus accomplie de l’intellectuel public : une personne qui s’exprime fermement et d’une manière éclairante pour le public sur les questions d’intérêt public, dans le but de promouvoir la transformation et l’amélioration de la communauté, mais sans défendre quelque orthodoxie que ce soit, parce que l’intellectuel public a une âme incorrigiblement indépendante.
Comme le rappelait Jean-Charles Falardeau dans son discours de réception à la Société Royale du Canada en 1955, ces personnages, dans la tradition d’Arthur Buies, Errol Bouchette, Olivar Asselin, André Laurendeau, ont été les «chevaliers errants de l’intelligence : les Don Quichottes intellectuels du Canada français … sans lesquels la face du Canada français ne serait pas ce qu’elle est ». Or quand les collèges et universités sont devenus le foyer des intellectuels, l’intellectuel public s’est estompé à proportion que les sciences humaines se professionnalisaient, sombraient dans des jargons incompréhensibles, et focalisaient leur intérêt sur la confection de demandes de subventions plutôt que sur la production d’essais éclairants pour le peuple. Ils n’en sont pas tous morts, mais tous ont été frappés.
Mais les « chevaliers errants » ont survécu hors les murs des institutions de haut savoir, Jacques Dufresne étant l’un des plus importants dans cette petite confrérie où se trouve Jacques Grand’Maison ou Gary Caldwell pour n’en nommer que quelques-uns. Il sera un esprit inquiet, toujours en veille, jamais gangrené par les disciplines, toujours engagé,jamais enrôlé.
Dans la langue imagée de Jean-Jacques Simard, l’intellectuel public « se fait conscience critique de la cité commune, pourfendeur du mensonge et de l’injustice, porteur de transcendance, allumeur d’avenir et défenseur d’éternité»1. Je ne saurais trouver meilleure définition de Jacques Dufresne.
Jacques Dufresne hume mieux que personne l’air du temps, a le courage d’aller au bout de ses intuitions, et quand, comme tous les idéalistes et redresseurs de torts, il se trompe, il a le courage de se contredire. J’ai rarement lu un de ses essais sans être dépaysé au meilleur sens du terme, sans qu’il ouvre pour moi une nouvelle porte.
Jacques Dufresne, esprit libre, philosophe, intellectuel public pigiste, a choisi la vie difficile du loup maigre dans un monde de chiens gras. Il faut probablement lui savoir gréd’avoir échappé à la cage universitaire. Car, on aurait probablement tué son talent de fureteur toujours aux aguets, d’explorateur des marges mal connues. On l’aurait embaumé.
Il reste évidemment des universitaires qui correspondent encore pleinement à la définition d’intellectuel public, mais leur nombre décline grièvement, et on leur permet de moins en moins de se faire savanturier. Voilà qui rend de plus en plus important de garder vivante dans la société civile hors les murs une tradition de pensée critique ancrée dans l’existence d’une intelligentsia urbaine vagabonde et nomade, mais entièrement indépendante. C’est une tradition qui remonte aux Goliards du XIIe siècle. Jacques Dufresne a réussi à incarner ce modèle au cours des derniers quarante ans. On connaît son impact à court terme en tant que constructeur de forums et d’institutions, mais le véritable test à long terme reste le nombre de Goliards dont lui et ses collègues auront pu susciter la vocation dans la génération montante.
1 Jean-Jacques Simard, « Désarroi chez les intellectuels », Le Devoir, 15-16 mars 2003.