Il faut tuer Taylor
Voici le texte d'une conférence que Jacques Grand'Maison a prononcée en 1976 dans le cadre d'un colloqu intitué L'âge et la vie, organisé par la revue Critère et divers autres groupes animés notamment par Madeleine Préclaire et Hubert de Ravinel. Ce texte a d'abord paru dans le numéro 16 de la revue Critère, publié au premier trimestre de 1977.
Nous sommes à l'âge des travailleurs équipés de téléphones intelligents qui les tiennent en laisse. Cette critique du taylorisme faite il y a quarante ans est encore plus pertinente aujourd'hui.
L'école, le travail, la retraite. Voilà la sainte trinité de la vie moderne. Elle grandit aux deux bouts. En dépit des apparences, le drame principal est peut-être au centre. Bien sûr, école et retraite nous inquiètent. On n'a jamais autant parlé des vieillards et des enfants. Ce peut être une façon d'éviter le coeur du problème.
Ne l'oublions pas, toute notre vie moderne se définit en fonction de l'axe travail. L'école doit nous y préparer et la retraite nous en délivrer! Prometteur en amont, regretté en aval. Pourtant, on ne semble pas l'apprécier quand on y est.
Je crois que la crise de l'école et celle de la retraite sont sans issue si nous ne réaménageons pas radicalement l'expérience du travail. J'insiste. Le drame a commencé lorsque Taylor et ses disciples ont vidé le travail des expériences humaines qui lui donnent son sens. On a fait de même avec la ville, l'école, la vie. Plusieurs ont oublié cette démarche historique.
Un premier diagnostic ...
Prenons l'exemple du métier. Celui-ci est plus qu'un job, un poste, un salaire. Ce qualificatif moderne de "salarié" m'obsède. Il est à mille lieues du métier. Le métier porte un mode de vivre, d'être, de penser, d'agir particulier; un champ humain original; un rapport social donné. Il a son rythme et ses rites. Il qualifie une expérience individuelle et collective. Il est plus qu'un diplôme, ou même une compétence. On y accroche sa fierté, sa dignité. Le respect de soi et des autres. Le sens du pain et de la vie. Une certaine sagesse et quoi encore! Quelle éducation allez-vous donner sans de telles références? À témoin, la disparition du métier même dans l'enseignement.
Je n'ai pas connu d'hommes de métier malheureux pendant leur retraite. La plupart d'entre eux ont acquis une véritable expérience humaine dans leur travail. Ils se sentaient utiles et reconnus. Le sens dynamique du métier renouvelle, enrichit, rajeunit un homme. Vous pouvez changer dix fois de job, ou vous trouver un moment sans job; si vous avez du métier, vous serez mieux en mesure d'affronter la majorité des défis de la vie. Valéry est d'accord avec moi!
Je pense ici à une habileté de base avec sa pratique sociale, son style de vie, son champ d'expérience: un métier manuel, un métier intellectuel, un métier pédagogique, un métier social. Il s'agit d'une capacité particulière d'assumer une des dimensions essentielles de la vie collective: une technique de base sans cesse remise à jour, une pédagogie sociale d'intervention ou encore une forme de leadership. Un homme habile de ses mains, un écrivain, un éducateur, un "entrepreneur", un initiateur social sont des êtres qui ne vieillissent pas s'ils cultivent leur aptitude de base.
Comme pédagogue social, j'ai toujours été à l'affût des virtualités particulières que chaque individu porte, virtualités à la fois personnelles et sociales. L'univers culturel urbain se prête à de multiples expressions des talents, beaucoup plus que ne le permettait la culture d'hier. Encore faut-il déborder les catégorisations trop formelles des fonctions et des statuts dans nos organisations modernes.
Un jour, un homme difforme et bègue se présente à moi après une réunion. Il me dit: "Je veux faire quelque chose dans le groupe". J'ai cherché avec lui sa ligne d'intervention. Il est devenu par la suite un éveilleur extraordinaire de collaborations. Toute sa force résidait dans le "contact personnel". Si je m'en étais remis aux critères habituels, il n'aurait rien fait qui vaille. Cela est arrivé il y a vingt ans. Aujourd'hui, cet homme est à la retraite. Il continue de jouer un rôle très actif dans la communauté.
J'en arrive à penser qu'une pédagogie sociale plus riche, plus inventive, plus créatrice changerait profondément l'école, le monde du travail. Elle pourrait empêcher la mort sociale au moment de la retraite. Tout métier, j'en ai la conviction, est susceptible de multiples investissements pendant la vie entière, si on en fait une vraie pratique sociale. Essayons de bien situer cette première problématique du symptôme identifié et du diagnostic proposé.
Quand toute la vie devient industrie
Mon point de vue est à la fois traditionnel et révolutionnaire. N'a-t-on pas dit que bien des révolutions sont nées d'une vérité traditionnelle laissée pour compte, qu'on se met un jour à prendre au sérieux. L'idée de métier pourrait être un bon exemple. Mais voyons sa négation. Celle-ci fait partie de l'instance révolutionnaire, en l'occurrence.
J'ai évoqué Taylor tantôt. Il a eu plus d'influence qu'Adam Smith ou Karl Marx. On le retrouve à l'Est comme à l'Ouest. C'est un peu la même industrialisation techno-bureaucratique des institutions; pas seulement de l'économie, mais aussi de la culture et de la politique, de l'école et de la vie. Même modèle de division du travail reproduit partout. Seul étalon pour mesurer les hommes et les structures. Unique définisseur du temps-espace dans les itinéraires individuels et collectifs. Il ne reste à vrai dire qu'un certain processus techno-administratif pour déterminer l'organisation sociale et ses diverses composantes. Un des plus beaux indices, c'est le MBA qui habilite à gérer n'importe quel champ institutionnel: un hôpital, une usine, une Eglise, un réseau de marketing, une école, un ministère, une municipalité, une entreprise de construction, etc.
Mais voici que ce modèle industriel de division du travail est en train d'éclater partout. Ce sont maintenant les conflits de travail ... à la chaîne! Dans toutes les institutions. Les problèmes soulevés à l'école comme dans le Centre d'Accueil pour vieillards ne sont pas étrangers à ceux de la division taylorienne du travail, des institutions et de la vie tout court.
Après avoir segmentarisé et émietté le travail, on a fait de même en éducation, puis dans l'ensemble de l'existence. La seule intégration sociale possible n'est plus à hauteur d'homme, mais dans une fonctionnalité technologique poussée jusqu'à la programmation informatique intégrale. Etrange paradoxe dans une nouvelle culture où l'on se veut maître de son cadre de vie, de son temps personnel, de ses rapports sociaux. Un immense clash se prépare entre la volonté naissante de l'auto-organisation personnalisée et socialisée organiquement, d'une part, et l'organisation mécanique de la technostructure, d'autre part.
Le vieillissement précoce
Bon gré mal gré, nous serons amenés à redéfinir radicalement des dimensions anthropologiques aussi fondamentales que l'éducation de la jeunesse, l'expérience de la "vie active" et l'économie du vieillissement. J'anticipe un certain bouleversement de ces catégories. Et je soupçonne qu'il faudra une révolution du "temps" occidental, de ce temps aussi technicisé que le travail, aussi vidé de sens humain, de relations chaudes, d'espace organique, d'action autodéterminée, d'expression gratuite, bref de tout ce qui constitue une authentique expérience d'homme et une pratique sociale d'autodéveloppement dynamique.
Taylor a tué le travail et le temps proprement humains, personnels et sociaux. La société aussi bien que les citoyens y ont pris deux coups de vieux. Le problème du troisième âge n'est qu'un aspect du vieillissement précoce qui marque tout autant la jeunesse, la "vie active" que la retraite.
Toute notre vie moderne est faite de mini-relations courtes et hachées dans des maxi-organisations longues et superstructurées. Voyez l'écart entre l'utilisation immédiate et impulsive de la carte de crédit, d'une part, et, d'autre part, l'organisation qui la sustente et vous échappe totalement. L'achat à la carte, l'instruction à la carte, la télévision à la carte, le travail à la carte, les amitiés à la carte, la retraite à la carte. Quelle liberté! On la revendique même pour l'avortement à la carte ... sur demande ... comme bientôt l'euthanasie. Après tout, il ne s'agit que d'un rapide et efficace processus technique. Neutre à part ça. Taylor omniprésent.
On ne sait plus vivre et partant vieillir quand on a perdu le sens humain de la durée. La vieillesse devient un épouvantail, car elle tient de l'expérience longue, comme l'éducation d'ailleurs. Or, toute expérience "longue" affole. Voilà où le bât blesse. Mais ce que nous oublions, c'est notre acceptation complice d'une certaine organisation techno-économique qui nous offre la liberté illusoire de la production et de la consommation à la carte.
De la révolution du travail à la nouvelle culture
Je trouve ici mon test de vérité signalé plus haut. J'ai la conviction que le premier enjeu se trouve dans cette expérience humaine fondamentale qu'est le travail. Voilà la première maîtrise personnelle et sociale des relations et des fonctions fondamentales de la vie. Le travail est un lieu humain privilégié d'expression, de signification, de socialisation et d'action. Mais il le devient par le métier de base et par une organisation sociale fondée sur celui-ci. Un métier permet une première autogestion du temps et de l'espace, de l'individualité et de la socialité.
Je sais l'objection: la nouvelle culture conteste la vieille éthique puritaine ou janséniste du travail. Alors comment expliquer la politisation récente qui emprunte l'expérience du travail comme lieu privilégié de libération et de promotion collectives? Cette dernière intuition m'apparaît plus juste, plus réaliste. Il faut passer par là pour rejoindre les nouvelles sensibilités culturelles.
J'ai la conviction qu'un travail progressivement autogéré, plus libre, plus créateur, plus solidaire est une des cibles premières des luttes à venir. De même l'idée des horaires flexibles. Une telle réappropriation aura d'énormes conséquences pour redéfinir ou même abolir certains modèles actuels d'école et de retraite.
Le métier de base, une praxis
Ici, mon idée de métier de base refait surface. On a trop réservé ce genre de travail et d'expérience à des catégories sociales spécialisées: menuisiers, mécaniciens, chirurgiens, journalistes, etc. Le métier de base, c'est davantage un ensemble de pratiques sociales dans un champ particulier d'expérience. Une praxis quoi! On devrait redéfinir toute l'organisation familiale, scolaire, économique et sociale en fonction de ces divers champs d'expérience.
Chacun des citoyens de bout en bout de la vie développerait et exercerait une praxis qui l'identifierait à la fois personnellement, socialement et professionnellement. Dans la mesure où cette praxis s'articule à un champ humain authentique, elle aura de multiples virtualités d'expériences signifiantes et engageantes. Elle aura aussi un coefficient important d'utilité, parce qu'elle couvrira une aire essentielle de besoins permanents. Elle comportera une habileté dont la société ne peut se passer.
Un exemple, une stratégie
Il faut démocratiser le "métier". Les vieux dans le monde rural pouvaient souvent poursuivre certaines activités liées à un métier qu'ils connaissaient bien. Ils l'avaient d'ailleurs exercé depuis leur plus tendre enfance. J'envisage une révolution qui s'inspire un peu de cela, mais cette fois, dans la ville avec son univers peut-être plus riche, sûrement plus complexe.
À la fine pointe de certaines initiatives récentes, on tente de réinventer une organicité spatio-temporelle dans des champs particuliers d'expérience individuelle et collective. Quelques milieux scolaires pratiquent une pédagogie organique des apprentissages de base, un "suivi" de l'itinéraire éducationnel susceptible de se prolonger tout au long de la vie. Voilà le sens véritable de l'éducation permanente ou récurrente.
Mais tout cela présuppose une pédagogie sociale qui fédère l'activité éducative, l'activité laborieuse et les autres activités sociales. Une pédagogie sociale qui permet à des institutions locales, à des milieux sociaux de se prendre en charge. Une pédagogie sociale qui établit des rapports dynamiques et renouvelés entre les institutions ou services d'un même milieu, entre les principales fonctions sociales, entre les expériences collectives. De telle sorte que le citoyen se retrouve en passant de son habitat à son travail, de l'école au centre communautaire, de la paroisse à l'hôtel de ville.
Encore ici, je suis persuadé qu'une des premières recompositions de l'expérience humaine devra se faire dans chacun des milieux de travail, pour une intégration à la fois individuelle et collective des diverses activités d'un même champ d'expérience. Ce serait beaucoup si on mettait d'abord en place de véritables équipes polyvalentes de travail dans un module cohérent d'activité commune. À peu près tout le monde y voit un objectif majeur. Mais bien peu investissent sérieusement en ce sens. Les normes administratives, syndicales et professionnelles s'y opposent. Mais surtout, on n'a pas développé les pédagogies sociales pour y arriver.
Voilà ce que j'ai tenté d'élaborer dans des ouvrages récents, à même des expériences diversifiées. Je suggère particulièrement: Des milieux de travail à réinventer (P.U.M., 1975) et Une pédagogie sociale d'autodéveloppement en éducation (Stanké, 1976). La stratégie pédagogique suggérée peut s'appliquer à l'ensemble de la séquence école-travail-retraite tout en les redéfinissant radicalement, tant pour l'individu que pour l'organisation sociale. Inspirée de la pédagogie populaire, la démarche a l'avantage politique de "changer la vie", et la société, à partir de sa vraie base humaine.
Même le syndicalisme est à redéfinir
Le syndicalisme a un rôle historique majeur à jouer dans cette perspective. Mais son orientation actuelle est, hélas, aussi taylorienne que le modèle administratif contesté. Je porte ici un jugement sur les pratiques plutôt que sur le discours idéologique. Ce qui ne m'empêche pas de reconnaître certaines exceptions admirables et un début d'éveil à la requalification personnelle et sociale du travail, du travailleur, du "nous" de classe à même un milieu quotidien réapproprié dans l'exercice de l'activité laborieuse. Malheureusement, on finit par ressembler à ceux qu'on combat, quand la lutte prend toute la place au point de faire oublier ses propres dynamismes et objectifs. On sait le "contre", mais peu le "pour". Présentement, administrations et syndicats appartiennent à un même univers "social" qui fonde la sainte trinité évoquée plus haut. Je devrais dire un univers "a-social", a-personnel. Il n'y a plus d'expérience humaine au travail et dans la plupart des autres secteurs de vie. J'entends ici une expérience qui soit en même temps un savoir-être-vivre-penser-agir et partager: autre définition du métier. De plus en plus de jobs, de moins en moins de métiers.
Le problème de l'habitation est une belle illustration. Vous ne savez pratiquement plus rien faire dans votre appartement ou dans votre maison. Non seulement vous ne maîtrisez pas les pratiques d'entretien: électricité, plomberie, menuiserie, etc., mais vous n'avez même pas le droit d'accomplir ces interventions spécialisées. On a paradoxalement dé-démocratisé les habiletés de base. Et voilà des citadins de plus en plus dépendants et impuissants.
Le règne de l'éphémère
Que d'autres exemples j'aimerais donner. Si nous continuons dans la même foulée, il n'y aura bientôt plus de métiers véritables, au sens fort du terme, même celui d'éducateur. Il y a plus grave encore. Certains proposent de réduire à une -fonction" provisoire la relation pourtant longue de paternité et de maternité. Je comprends alors qu'on ne sache pas quoi faire devant le mûrissement de la vie. Tout a été soumis au règne de l'éphémère, même les ouvertures les plus humaines. Le colonel Sanders avec ses poulets aux hormones nous a bien compris! Nous sommes en train de devenir des barbares.
Une hypothèse ...
Je soumets ici une simple hypothèse de travail, à peine esquissée, autour de l'idée de métier conçue comme une praxis sociale qui traverse un itinéraire humain de bout en bout. Une praxis sociale qui permet de maîtriser un champ fondamental d'expérience humaine et d'utilité sociale. Une praxis sociale qui fédère organiquement l'expression, la compréhension, le partage et la transformation d'un vécu toujours original. Une praxis sociale qui abolit las séparations temporelles et spatiales entre l'école, la travail et la retraite, entre les jeunes, les "actifs" et les vieux. Une praxis sociale qui permet la mutuelle inclusion permanente et renouvelée de l'éducation, du travail et de l'itinéraire de vie. Cette révolution est à faire. Elle appelle une tout autre organisation sociale.
Voilà une hypothèse entre plusieurs, j'en conviens. Elle s'appuie sur ma petite expérience fort limitée. J'ai étayé cette hypothèse dans une dizaine d'ouvrages qui ont jalonné mon itinéraire d'implication sociale et politique surtout en milieu ouvrier. Dans la dramatique actuelle, traversée par tant de courants et contre-courants, je me méfie des thèses arrivées, toutes faites. Vous savez, l'unique grille qui explique tout. Ce genre d'assurance me fait trop penser à mon univers scolastique d'hier, qui lui aussi se prétendait indiscutablement vrai, scientifique, objectif, "structural". Je préfère, surtout dans les circonstances, la confrontation d'hypothèses sérieuses qui font place à des investigations nouvelles du pays réel, à un renouvellement incessant du débat démocratique et du combat politique. L'homme, la vie, l'histoire sont trop riches pour s'enfermer dans un système érigé en absolu. De même, le triptyque école-travail-retraite.
Ma démarche ici se veut pédagogique. Elle invite le lecteur à formuler sa ou ses hypothèses face à ces trois étapes séquentielles de notre vie moderne.
Retour critique
Bien sûr, j'ai fait des choix. D'autres hypothèses sont à considérer. Par exemple, il faudrait se demander dans quelle mesure la révolution culturelle de l'éducation et le drame "temporel" du troisième âge nous obligent à reviser profondément la philosophie et l'organisation actuelles du travail.
Le taylorisme a joué un rôle-clef dans le façonnement de notre société. Il a modelé un certain type d'organisation économico-politique qui s'impose encore aujourd'hui. Il a défini le temps des hommes et l'espace de la cité. J'ai dit l'importance d'agir sur ce terrain historique. Mais je ne nie pas que des changements culturels, sociaux et politiques viennent à leur tour bouleverser le monde du travail et sa technostructure. Par exemple, le nouveau statut de citoyen est en train de contester les formes actuelles de travail, d'éducation et de retraite, et aussi l'ensemble de l'organisation sociale. Dans cette foulée, on comprend l'importance de la réappropriation des "praxis" comme forces libératrices et constructrices d'en bas.
Il y a donc un mouvement dialectique entre les changements dans le monde du travail et ceux de la vie hors travail. Voilà une autre façon de poser le problème et le diagnostic esquissés plus haut. J'ai mis l'accent sur l'affirmation: tel travail ... telle éducation, telle retraite, un accent prioritaire, mais pas exclusif, comme on vient de le voir.