Henri Poincaré et l'harmonie interne du monde
Paul Cézanne disait « L’Art est une harmonie parallèle à la nature – que penser des imbéciles qui vous disent que l'artiste est toujours inférieur à la nature ? » Les sciences de la nature créent aussi des mondes parallèles, les théories, mais on insiste pour que ces théories soient en accord avec les faits observés : l’harmonie en science vise à refléter l’harmonie interne de la nature. Par contre, les sciences de l’artificiel (Génie, Architecture, Gestion, Droit, Éducation, Politique, Économie, etc.) sont de type synthétique comme l’Art et produisent une « harmonie » parallèle à la nature, un monde artificiel en évolution constante dans lequel nous vivons. Dans Le meilleur des mondes posssibles, Ivar Ekeland dit : « Notre siècle est celui où l’Humanité a quitté le monde naturel, conçu comme une donnée extérieure dont elle devait s’accommoder, pour entrer dans un monde artificiel qu’elle pouvait modeler », et plus loin « Les mondes possibles se pressent à notre porte… Ils ne sont pas dans la main de Dieu, ils sont dans la nôtre ». Les crises écologiques, financières, sociales actuelles font partie de ce monde artificiel et amènent l’Agora à dénoncer les « excès de formalisme et de désincarnation » qui conduisent à une déshumanisation de la vie.
En réponse à l’invitation de l’Agora de montrer un exemple d’incarnation achevée, j’ai choisi de présenter Henri Poincaré, qui a consacré sa vie à chercher et à révéler l’harmonie interne du monde.
Henri Poincaré (1854-1912), mathématicien, physicien, philosophe, membre de l’Académie des sciences (1887) et de l’Académie française (1908) était une sommité dans le domaine des sciences mathématiques. Il était aussi bien connu d’un large public grâce à ses ouvrages de vulgarisation scientifique La science et l’hypothèse (1902), La valeur de la science (1905) et Science et méthode (1908), qui restent des modèles du genre où il ne craint pas de s’exprimer sur la motivation et le mode de penser du scientifique. Son style est direct, très vivant. Ses textes sont truffés de questions, de questions qu’il pose et surtout des questions qui se posent ! Il écrit au fil de la plume et on a l’impression d’assister au travail de son esprit. Un peu comme Galilée, il participe aux grands débats de son temps et son style peut être mordant. On retient ses aphorismes qui tuent parfois, comme par exemple quand il répond aux empiristes ou aux sceptiques fondamentalistes : « La science n’est pas plus une accumulation de faits qu’un tas de pierres n’est une maison. » ou « Douter de tout ou tout croire sont deux solutions également commodes qui l’une et l’autre nous dispensent de réfléchir ».
S’il m’était permis de faire une analogie avec le domaine de l’Art, je dirais : Poincaré est à la Science ce que Cézanne est à l’Art. Les deux, en effet, ont profondément influencé tout le 20e siècle dans leur domaine respectif. Les deux ont consacré leur vie à la Science ou à l’Art. Les deux étaient des intuitifs de génie qui, en même temps, étaient conscients de la nécessité primordiale d’une structure solide dans leurs œuvres.
Poincaré était un penseur universel qui a apporté une contribution dans tous les domaines des mathématiques et de la physique théorique de son temps. Toute l’activité de Poincaré avait pour but, non pas l’utilité mais la recherche de la vérité, de l’harmonie interne du monde. Pour lui, comme pour Galilée, le langage et la science qui permet de révéler cette harmonie sont les mathématiques. Et, comme le dit René Thom, cela se fait en « plongeant le réel dans un virtuel imaginaire, doté de propriétés génératives, qui permettent de faire des prédictions » (in Prédire n’est pas expliquer, Flammarion, 1993). Les mathématiques vues comme un monde virtuel imaginaire doté de capacités génératives peuvent se développer dans des directions multiples dont les conséquences de certaines peuvent briser l’harmonie de la nature ou d’autres au contraire la respecter en la révélant. Le « formalisme » est une dérive du mode de pensée scientifique où l’on perd de vue le sens des choses. Selon René Thom, « Ce qui limite le vrai, ce n’est pas le faux mais l’insignifiant ». Il y a du vrai insignifiant, il pourrait y avoir du faux signifiant ! Henri Poincaré a toujours eu un sens aigu du sens des choses. Il avait le don de mettre le doigt sur l’essentiel et même ses erreurs ont souvent produit -- après correction -- des résultats significatifs. L’exemple le plus frappant est sa découverte du phénomène du chaos déterministe qu’il réalise en corrigeant une erreur dans son mémoire de 1889 qui avait remporté le Prix du Roi Oscar II de Suède. Il est intéressant d’observer que Poincaré s’est rendu compte de son erreur suite à une remarque d’un jeune mathématicien responsable de la préparation du mémoire pour la publication, qui voulait vraiment comprendre. Il s’agit d’un cas où la rigueur de pensée conduit à la création d’une œuvre exceptionnelle. Le mémoire corrigé après plusieurs mois de travail contenait 93 pages de plus que le mémoire original. Le phénomène du chaos déterministe où, comme le dit bien simplement Poincaré, de petites causes produisent de très grands effets, est utilisé depuis les années 1970 dans tous les domaines de la science.
À la fin du 19e siècle, Poincaré bénéficiait d’un langage mathématique beaucoup plus puissant que celui de Galilée : introduction du calcul infinitésimal par Newton et Leibnitz, du calcul des probabilité par Pascal et Fermat, du calcul des variations par Euler et Lagrange, de la géométrie différentielle par Gauss et Riemann, des géométrie non euclidiennes par Bolyai et Lobatchevski, de la théorie des groupes par Galois, Klein et Lie, etc. Les mathématiques avaient évolué et continuaient d’évoluer ! Et Poincaré participait fortement à cette évolution en créant des domaines nouveaux comme la Théorie des systèmes dynamiques et la Topologie algébrique qui ont occupé les mathématiciens pendant tout le 20e siècle et les occupent toujours aujourd’hui. Une des idées force de Poincaré était de chercher un portrait global de l’ensemble de toutes les solutions d’un problème donné, alors que ses devanciers avaient dû se contenter de solutions partielles, valables seulement localement. Cette ambition, naturelle chez lui, l’amène à inventer des méthodes qualitatives pour étudier des systèmes dynamiques complexes, comme par exemple le problème des trois corps en Mécanique céleste. Plutôt que des solutions analytiques, que Poincaré démontre impossibles pour la très grande majorité des systèmes dynamiques, il définit et utilise les notions qualitatives d’état d’équilibre, de cycle, de stabilité, de point de bifurcation, de cycle limite etc. qui lui permettent de décrire le comportement global du système sans le résoudre explicitement. Cette idée a dominé tout le 20e siècle pour aboutir, entre autres, à la théorie des singularités ou à la théorie des catastrophes de Thom.
Ses idées sur les systèmes dynamiques lui sont venues de sa passion pour la Mécanique céleste et pour la question d’une démonstration rigoureuse de la stabilité du système solaire, question qui a occupé les mathématiciens du 18e siècle ; Euler, Lagrange, Laplace, et au milieu du 20e siècle Kolmogorov, Arnold, Moser (le fameux théorème KAM) et des astronomes comme Jacques Laskar dans les années 1980 jusqu’à maintenant.
Poincaré est aussi le créateur de la Topologie algébrique, qu’il appelait Analysis situs, et qui est un genre de géométrie qualitative, laissant une conjecture fameuse qui a inspiré les mathématiciens pendant tout le 20e siècle et qui n’a reçu une réponse qu’au début des années 2000. On a aussi dit qu’il était un « éveilleur d’idées » : à titre d’exemple, c’est suite à une suggestion de Poincaré que Henri Becquerel a découvert la radioactivité, découverte qui lui a valu le Prix Nobel de Physique en 1903, conjointement avec Marie et Pierre Curie. Ses discussions avec Lorentz l’amène à publier en juin 1905 un article où, quelques mois avant Einstein, il obtient l’essentiel de la théorie de la relativité restreinte.
Une théorie récente tout à fait dans le style de Poincaré serait par exemple la Théorie des métamorphoses (perestroïka, en russe) dans laquelle on trouve un résultat du genre : si on veut faire évoluer un système fortement stable (comme l’URSS communiste, par exemple) vers un nouvel état d’équilibre stable considéré comme meilleur (comme un régime démocratique, par exemple), la politique des petits pas ne marche pas, à cause de la résistance farouche au changement d’un régime fortement stable. Il faut au contraire, amener brusquement le système suffisamment loin de son état actuel d’équilibre et assez proche de l’équilibre souhaité pour que les défenses du système ne dépassent pas la capacité qu’il a naturellement à évoluer vers cet autre état d’équilibre souhaité.
On a dit de Henri Poincaré qu’il était le dernier savant universel du 19e siècle. À voir la modernité de ses idées et la direction du développement de la science au 20e siècle, Mawhin se demande si Poincaré ne sera pas un jour qualifié de premier savant du 21e !
Poincaré distingue très clairement la réalité de ce que l’on peut en dire. De la réalité, notre esprit ne peut, selon lui, percevoir que les relations entre les objets et non les objets eux-mêmes. Ce sont ces relations qui sont objet de science. Nous n’appréhendons les choses que par rapport à d’autres choses et ce qui est susceptible
d’observation se présente comme suit : si telles conditions sont réalisées, alors telle chose apparaît. De plus, ce qu’on peut dire de ces relations n’est qu’approché. Selon Poincaré, au lieu de dire ; « Les mêmes causes mettent le même temps à produire les mêmes effets », nous devons dire : « Des causes à peu près identiques mettent à peu près le même temps pour produire à peu près les mêmes effets ».
Ce qu’on peut dire de la réalité s’appuie sur des propositions fondamentales qui ne sont au fond selon Poincaré que des conventions : « … notre choix, parmi toutes les conventions possibles, est guidé par des faits expérimentaux, mais il reste libre et n’est limité que par la nécessité d’éviter toute contradiction … une géométrie ne peut être plus vraie qu’une autre : elle peut seulement être plus commode. »
La réalité n’étant pas accessible directement, il faut accepter la variété, la multiplicité des points de vue sur elle, mais pour avancer dans la connaissance, la communauté des savants d’une époque s’entend explicitement ou implicitement sur certaines conventions, des conventions que la nature ne nous impose pas nécessairement, mais que l’on choisit pour leur commodité, comme le temps et l’espace qui ne sont pour Poincaré que des conventions commodes. « Mais ce que nous appelons la réalité objective, c’est, en dernière analyse, ce qui est commun à plusieurs êtres pensants, et qui pourrait être commun à tous … », et cette partie commune ne peut être que « l’harmonie interne du monde », qu’un langage suffisamment fin permet de révéler.
Dans ce travail mathématique, Poincaré insiste sur l’importance de l’intuition qui est l’instrument de l’invention, alors que la logique, qui peut seule donner la certitude, est l’instrument de la démonstration. L’intuition est le résultat du travail du moi inconscient qui, après une période préparatoire de concentration consciente sur un problème, engendre des combinaisons multiples formées aveuglément, souvent formées d’éléments empruntés à des domaines très éloignés. Mais ce moi subliminal de l’inventeur possède une sensibilité qui lui fait choisir certaines combinaisons utiles, et Poincaré remarque que ces combinaisons retenues par le moi subliminal sont presque toujours « belles ». Ce moi inconscient possède une sensibilité esthétique qui lui fait livrer à la conscience des combinaisons belles dont la vérité devra être établie par la logique consciente, puisque l’intuition peut nous tromper.
Pour révéler les harmonies internes du monde, Poincaré insiste sur la liberté de la pensée : « La liberté est pour la science ce que l’air est pour l’animal … La pensée ne doit jamais se soumettre, ni à un dogme, ni à un parti, ni à quoi que ce soit, si ce n’est qu’aux faits eux-mêmes, parce que pour elle, se soumettre, ce serait cesser d’être. »
Émile Borel, dans le livre du centenaire (1954), écrit : « Poincaré aurait refusé d’être mis au service de quelque secte, même une secte qui suivrait son enseignement. Pour lui la morale du scientifique peut être résumée dans une loi que l’éthique usuelle condamnerait : la fin justifie les moyens. La fin est la connaissance de l’Univers, c’est l’accord des résultats numériques déduits des formules avec les nombres écrits par les physiciens dans leurs carnets d’observation. Les moyens, pour le mathématicien, sont les formules et un langage qu’il a le droit de créer à sa propre convenance. »
La posture intellectuelle de Poincaré est faite de modestie et de hardiesse. Modestie devant la nature où les faits ont préséance sur les théories, hardiesse de l’inventeur qui n’hésite pas à faire appel à son inconscient et qui est toujours à l’affût des aspects globaux, qualitatifs des phénomènes qu’il étudie.
Voici la fin de son livre magnifique La valeur de la science :
« Ce n’est que par la Science et par l’Art que valent les civilisations…Et cependant – chose étrange pour ceux qui croient au temps – l’histoire géologique nous montre que la vie n’est qu’un court épisode entre deux éternités de mort, et que, dans cet épisode même, la pensée n’a duré et ne durera qu’un moment. La pensée n’est qu’un éclair au milieu d’une longue nuit. Mais c’est cet éclair qui est tout. »
Je me rends compte que l’exemple de Poincaré ne démontre au fond qu’une chose assez évidente, à savoir que les scientifiques qui passent leur vie à l’analyse de la nature se prêtent assez mal aux excès de formalisme et de désincarnation pouvant être nocifs pour la nature ou pour l’Humanité. Un excès de formalisme dans les sciences de la nature ne peut mener qu’à l’insignifiance et ne durer que l’espace d’une mode. Le problème de la désincarnation se pose vraiment dans les sciences de l’artificiel dont le but est la construction de systèmes physiques ou sociaux satisfaisants à des objectifs déterminés par l’homme. La construction des mondes (artificiels) possibles utilise les mêmes outils théoriques ou expérimentaux, que ces mondes soient bons ou mauvais. À mon avis, le problème n’est pas dans la méthode mais dans le choix des objectifs, il est d’ordre moral et social. Il faut bien circonscrire le problème pour ne pas sacrifier la méthode scientifique qui est l’une des inventions les plus importantes de l’Humanité. Si on veut construire un monde meilleur, l’accord avec la nature est une condition forte, une contrainte maintenant incontournable. Il y a aussi des contraintes sociales également incontournables. Le beau livre de Ivar Ekeland, Le meilleur des mondes possibles, se termine sur une vision optimiste de l’avenir :
« Maintenant que s’achève l’aventure intellectuelle commencée à la Renaissance et que se réalisent enfin les ambitions de Galilée, une voie encore inexplorée s’ouvre devant nous : construire petit à petit, morceau par morceau, un monde meilleur, en montant des difficultés les plus simples vers les plus compliquées, des problèmes d’environnement aux problèmes de société, sans attendre que les choses s’arrangent d’elles-mêmes et sans croire que telle ou telle idéologie fournisse des réponses toutes faites. Telle sera peut-être l’aventure intellectuelle du troisième millénaire. Les enjeux sont devenus planétaires : à tout instant, le monde oscille entre différents états possibles, et ce sont nos décisions qui font pencher la balance, souvent de manière irréversible… »
Au vu de la Théorie de la perestroïka évoquée plus haut, on pourrait émettre des doutes sur le fait que la construction d’un monde meilleur puisse se faire dans la continuité. Il faudra peut-être, au contraire, amener de façon brusque le monde dans lequel nous vivons suffisamment loin de son équilibre actuel pour vaincre ses résistances farouches au changement et atteindre un nouvel équilibre en accord avec la nature et avec l’humanitude.
BIBLIOGRAPHIE
- H. Poincaré, La Science et l’Hypothèse, Flammarion, 1902.
- H. Poincaré, La valeur de la Science, Flammarion, 1905.
- H. Poincaré, Science et méthode, Flammarion,1908.
- Jean Mawhin, Henri Poincaré ou les mathématiques sans œillères, Revue des Questions Scientifiques, 1998 (4) : 337-365.
- Jean Mawhin, Henri Poincaré. A Life in the Service of Science, Notices of the AMS, Vol 52, No 9, 2005, 1036-1044.
- L’héritage scientifique de Poincaré, collectif sous la direction de Éric Charpentier, Étienne Ghys, Annick Lesne, Belin, 2006.
- Poincaré, philosophe et mathématicien, collection Les génies de la science, Éditions Pour la science, 2000.
- V.I. Arnold, Catastrophe Theory, Springer-Verlag, 1992.
- June Barrow-Green, Poincaré and the Three Body Problem, History of Mathematics, Vol 11, AMS & LMS, 1997.
- Jacques Laskar, Le Système solaire est-il stable ?, Séminaire Poincaré XIV (2010) 221-246.
- René Thom, Prédire n’est pas expliquer, Flammarion, 1993.
- Ivar Ekeland, Le meilleur des mondes possibles, Mathématiques et destinée, Éditions du Seuil, 2000.