Biographie de Verdi par un contemporain

Arthur Pougin
Le plus fameux compositeur de l’Italie contemporaine, n’est pas né le 9 octobre 1814 à Busseto, comme tous les biographes l’ont écrit jusqu’à ce jour, mais le 9 octobre 1813, à Roncole, petit village peuplé seulement de 200 habitants, situé à trois milles environ de la petite ville de Busseto, et dans lequel sont père, simple paysan, tenait une modeste auberge de campagne (1). Il dut les bienfaits de son éducation musicale à la municipalité de Busseto, qui lui accorda une bourse pour aller étudier à Milan, et à un dilettante intelligent, Antinio Barezzi, qui compléta pendant plusieurs années les ressources dont il pouvait avoir besoin, et dont il épousa la fille. Plus tard, et celle-ci étant morte, Verdi se maria en secondes noces avec une cantatrice distinguée qui avait été l’une des meilleures inteprètes de ses œuvres, Mlle Giuseppina Strepponi, fille du compositeur de ce nom.

La renommée du compositeur s’est agrandie dans ces dernières années et a pris un nouvel essor, par suite de la production de trois œuvres, dont les deux dernières surtout révélaient une évolution profonde dans son esprit et un changement très-remarquable dans son style. Don Carlos, opéra français en 5 actes, représenté à l’opéra de Paris, le 11 mars 1867 donnait déjà les preuves d’un effort vigoureux du maître en vue de serrer de plus près la vérité dramatique, et d’amener l’alliance aussi complète que possible du discours musical avec tous les détails de l’action scénique. Don Carlos était une œuvre beaucoup plus réfléchie, beaucoup plus étudiée que les compositions antérieures de M. Verdi, et si elle manquait parfois de jet, de spontanéité, elle n’en était pas moins remarquable à divers égards, et surtout sous ce rapport de la recherche exacte, consciencieuse, de la véritable expression dramatique, que, dans une œuvre suivante, le compositeur allait déployer dans toute sa grandeur et tout son éclat.

Peu de temps après, le khédive (vice-roi) d’Égypte, Ismaïl-Pacha, inaugurait au Caire un théâtre italien qu’il venait de faire construire en cette ville. Pour donner une plus grande importance à ce théâtre et appeler sur lui l’attention même du public européen, il eut l’idée de demander à M. Verdi s’il voulait écrire un ouvrage nouveau pour le Caire, lui proposant un livret qui avait pour tire Aida et le priant de fixer lui-même ses conditions. M. Verdi demanda 4000 livres sterling (100 000 francs), qui lui furent accordées, et il se mit aussitôt à l’œuvre. Celle-ci achevée, les études en furent commencées, et Aida fut représentée sur le théâtre impérial du Caire le 24 décembre 1871, avec un succès colossal, qui se renouvela sur la scène de la Scala, de Milan, lorsqu’elle y parut peu de semaines après, et successivement dans toutes les grandes villes de l’Europe, et particulièrement à Paris. La partition d’Aida est une œuvre de premier ordre, d’une grande puissance et d’une rare intensité d’effet, qui se fait remarquer par une déclamation magnifique et pleine de noblesse, par une couleur éclatante, par un sentiment pathétique et passionné que l’auteur n’avait encore jamais manifesté à un si haut degré, enfin par une recherche singulièrement heureuse de la nouveauté harmonique et du coloris instrumental. Les grandes lignes de l’œuvre sont vraiment monumentales, son architecture est grandiose, l’inspiration y est puissante, et l’ensemble en est aussi sévère qu’harmonieux. Aida venait couronner d’une façon superbe, glorieuse, pourrait-on dire, la carrière inégale sans doute, mais déjà bien brillante du maître.

Une production d’un genre bien différent allait montrer son génie sous un jour tout nouveau. Dans les premiers mois de 1873 mourait à Milan, chargé d’ans et de gloire, l’un des hommes les plus justement célèbres de l’Italie contemporaine, l’un des plus grands patriotes, l’un des poëtes les plus exquis qu’ait produits cette terre si fertile sous ce double rapport, Alessandro Manzoni. Verdi, qu’une affection profonde et presque filiale, attachait à ce grand homme, se rendi aussitôt à Milan pour proposer à la municipalité de cette ville d’écrire, en l’honneur de Manzoni, une messe de Requiem qui serait exécutée l’année suivante, pour l’anniversaire de sa mort. L’offre fut acceptée avec empressement, et en effet, le 22 mai 1874, le Requiem de Verdi fut produit dans l’église San-Marco, de Milan, avec une solennité et un éclat exceptionnel; les soli étaient chantés par Mmes Stolz et Waldmann, MM. Capponi et Maini, et le compositeur en personne dirigeait l’orchestre, composé de 100 exécutants, ainsi que le chœur, qui en comprenait 120, et dont faisaient modestement partie quelques-uns des meilleurs artistes lyriques de l’Italie.

Le Requiem à la mémoire de Manzoni fut accueilli avec un tel enthousiasme, qu’il fut décidé que trois autres exécutions en seraient faites au théâtre de la Scala, où la foule se porta avec une sorte de fureur, et où les manifestations d’admiration, qui n’avaient pu que se laisser entrevoir dans l’enceinte d’une église, se donnèrent librement carrière. Il en fut de même à Paris, où huit jours après, les mêmes artistes vinrent chanter le Requiem, dans la salle de l’Opéra-Comique, encore sous la direction de l’auteur. Depuis lors cette œuvre magistrale a été admirée par toute l’Europe, rencontrant partout la même faveur.

Il est certain qu’avec Aida, comme avec le Requiem, Verdi a acquis des titres beaucoup plus importants à l’estime publique qu’avec ses compositions précédentes. Dans ces deux œuvres grandioses, son génie s’est assoupli, civilisé, si l’on peut dire, son inspiration, naguère inégale, farouche, heurtée, a gagné en grandeur, en égalité, en sérénité; son sentiment de l’harmonie s’est montré beaucoup plus châtié, plus vivant, plus varié, enfin son orchestre a pris un aplomb, un corps, un ensemble, une cohésion, qu’on ne lui connaissait pas jusqu’alors. Sous le rapport de la forme enfin, aussi bien qu’en ce qui concerne le fond, le compositeur s’est montré, dans ces deux œuvres, dix fois supérieur à ce qu’on pouvait attendre de lui. Depuis lors, malheureusement, il n’a rien produit de nouveau.

En dehors de ses œuvres dramatiques, voici la liste des rares compositions du maître qui ont été publiées : 6 romances (1. Non t’accostare all’urna; 2. More, Elisa, Io stanco poeta; 3. In solitaria stanza; 4. Nell’orror di notte oscura; 5. Perdutat ho la pace; 6. Deh! Pietoso). – Album de 6 romances (1. il Tramonto; 1. la Zingara; 3. Ad una festa; 4. lo Spazzacamino; 5. il Mistero; 6. Brindisi). – l’Esule, chant pour voix de basse. – la Seduzione, id. – il Poverello, romance. – Tu dici che non m’ami, « stornello »; Guardache bianca luna, nocturne à trois voix, avec accompagnement de flûte obligée. – Quatuor pour 2 violons, alto et violoncelle.

Verdi est sénateur du royaume d’Italie.

Note

(1) Sous ce titre : Verdi, souvenirs anecdotiques, j’ai publié en 1878, dans le journal Le Ménestrel, une série d’articles biographiques dont les renseignements, très-précis et pour la plupart inconnus, m’avaient été fournis en Italie par un ami intime du maître, qui le connaissait depuis sa jeunesse. J’y renvoie le lecteur curieux de connaître tous les faits intéressants de la vie et de la carrière de l’auteur de Rigoletto et de La Traviata. Une traduction italienne de cet écrit, en ce moment sous presse, va paraître incessamment à Milan, par les soins de l’éditeur M. Ricordi. Une traduction espagnole est près de paraître aussi à Madrid. Une troisième, en allemand, a été publiée dans la Neue Berliner Musikzeitung.




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