Amour et vieillesse
"Ces fragments sont reproduits d'après la transcription qu'en a donné M. Victor Giraud (Ed. Champion, 1922, un vol. in-4o) : en regard de chaque page typographiée de cette édition, se trouve la phototypie de la page correspondante du manuscrit autographe de la Bibliothèque Nationale. Les parties entre crochets ne figurent pas au manuscrit de Chateaubriand; elles proviennent d'une copie d'Edouard Bricon, faite sur les manuscrits que Chateaubriand avait laissés à son secrétaire Ed. L'Agneau. Le titre de Amour et Vieillesse est de la main de Bricon."
Quand je m'éveille avant l'aurore, je me rappelle ces temps où je me levais pour écrire à la femme que j'avais quittée quelques heures auparavant. A peine y voyais-je assez pour tracer mes lettres à la lueur de l'aube. Je disais à la personne aimée toutes les délices que j'avais goûtées, toutes celles que j'espérais encore ; je lui traçais le plan de notre journée, le lieu où je devais la retrouver sur quelque promenade déserte, etc...
Maintenant, quand je vois paraître le crépuscule, et que, de la natte de ma couche, je promène mes regards sur les arbres de la forêt à travers ma fenêtre rustique, je me demande pourquoi le jour se lève pour moi, ce que j'ai à faire, quelle joie m'est possible, et je me vois errant seul, de nouveau comme la journée précédente, gravissant les rochers sans but, sans plaisir, sans former un projet, sans avoir une seule pensée, ou bien assis dans une bruyère, regardant paître quelques moutons ou s'abattre quelques corbeaux sur une terre labourée. La nuit revient sans m'amener une compagne ; je m'endors avec des rêves pesants, ou je veille avec d'importuns souvenirs pour dire encore au jour renaissant : « Soleil, pourquoi te lèves-tu ? »]
Il faut remonter haut pour trouver l'origine de mon supplice : il faut retourner à cette aurore de ma jeunesse, où je me créai un fantôme de femme pour l'adorer. Je m'épuisai avec cette créature imaginaire, puis vinrent les amours réels, qui n'atteignirent jamais à cette félicité imaginaire dont la pensée était dans mon âme. J'ai su ce que c'était que de vivre pour une seule idée et avec une seule vue, de s'isoler dans un sentiment, de perdre de vue l'univers et de mettre son existence entière dans un sourire, dans un mot, dans un regard.
Mais alors même, une inquiétude insurmontable troublait mes délices. Je me disais : « M'aimera-t-elle demain comme aujourd'hui ? » Un mot qui n'était pas prononcé avec autant d'ardeur que la veille, un regard distrait, un sourire adressé à un autre que moi me faisait à l'instant désespérer de mon bonheur. J'en voyais la fin... et m'en prenais à moi-même de mon ennui. Je n'ai jamais eu l'envie de tuer mon rival ou la femme dont je voyais s'éteindre l'amour, mais toujours de me tuer moi-même, et je me croyais coupable, parce que je n'étais plus aimé.
Repoussé dans le désert de ma vie, j'y rentrais avec toute la poésie de mon désespoir. Je cherchais pourquoi Dieu m'avait mis sur terre, et je ne pouvais le comprendre. Quelle petite place j'occupais ici-bas ! Quand tout mon sang se serait écoulé dans les solitudes où je m'enfonçais, combien aurait-il rougi de brins de bruyère ? Et mon âme qu'était-ce ? Une petite douleur évanouie en se mêlant dans les vents ? Et pourquoi tous ces mondes autour d'une si chétive créature ? Pourquoi voir tant de choses...
J'errai sur le globe, changeant de place sans changer d'être, cherchant toujours et ne trouvant rien. Je vis passer devant moi [de nouvelles enchanteresses ; les unes étaient trop belles pour moi et je n'aurais osé leur parler, les autres ne m'aimaient pas. Et pourtant mes jours s'écoulaient et j'étais effrayé de leur vitesse, et je me disais : «Dépêche-toi donc d'être heureux ! Encore un jour et tu ne pourras plus être aimé ! » Le spectacle du bonheur des générations nouvelles qui s'élevaient autour de moi m'inspirait les transports de la plus noire jalousie : si j'avais pu les anéantir, je l'aurais fait avec le plaisir de la vengeance et du désespoir.]
Vois-tu, quand je me laisserais aller à une folie, je ne suis pas sûr de t'aimer demain. Je ne crois pas à moi. Je m'ignore. La passion me dévore, et je suis prêt à me poignarder ou à rire. Je t'adore ; mais, dans un moment, j'aimerai plus que toi le bruit du vent dans ces rochers, un nuage qui vole, une feuille qui tombe. Puis je prierai Dieu avec larmes, puis j'invoquerai le néant. Veux-tu me combler de délices? Fais une chose : sois à moi, puis laisse-moi te percer le cœur et boire tout [ton] sang. Eh bien ! oseras-tu maintenant te hasarder avec moi dans cette thébaïde?
Si tu me dis que tu m'aimeras comme un père, tu me feras horreur ; si tu prétends m'aimer comme une amante, je ne te croirai pas. Dans chaque jeune homme, je verrai un rival préféré. Tes respects me feront sentir mes années ; tes caresses me livreront à la jalousie la plus insensée. Sais-tu qu'il y a tel sourire de toi qui me montrerait la profondeur de mes maux, comme le rayon de soleil qui éclaire un abîme ?
Objet charmant, je t'adore, mais je ne t'accepte pas. Va chercher le jeune homme dont les bras peuvent s'entrelacer aux tiens avec grâce ; mais ne me le dis pas.
Oh ! non, non, ne viens plus me tenter. Songe que tu dois me survivre, que tu seras encore longtemps jeune, quand je ne serai plus. Hier, lorsque tu étais assise avec moi sur la pierre, que le vent dans la cîme des pins nous faisait entendre le bruit de la mer, prêt à succomber d'amour et de mélancolie, je me disais: « Ma main est-elle assez légère pour caresser cette blonde chevelure ? Que peut-elle aimer en moi ? Une chimère que la réalité va détruire. » Et pourtant, quand tu penchas ta tête charmante sur mon épaule, quand des paroles enivrantes sortirent de ta bouche, quand je te vis prête à m'entourer de tes charmes comme d'une guirlande de fleurs, il me fallut tout l'orgueil de mes années pour vaincre la tentation de volupté dont tu me vis rougir. Souviens-toi seulement des accents passionnés que je te fis entendre, et quand tu aimeras un jour un beau jeune homme, demande-toi s'il te parle comme je te parlais et si sa puissance d'aimer approcha jamais la mienne. Ah ! qu'importe ! Tu dormiras dans ses bras, tes lèvres sur les siennes, ton sein contre son sein, et vous vous réveillerez enivrés de délices : que t'importeront les paroles sur la bruyère.
Non, je ne veux pas que tu dises jamais en me voyant après l'heure de la folie : « Quoi ! c'est là l'homme à qui j'ai pu livrer ma jeunesse ! » Ecoute, prions le ciel : il fera peut-être un miracle. Il va me donner jeunesse et beauté. Viens, ma bien-aimée, montons sur ce nuage. Que le vent nous porte dans le ciel. Alors je veux bien être à toi. Tu te rappelleras mes baisers, mes ardentes étreintes. Je serai charmant dans ton souvenir, et tu seras bien malheureuse, car certainement je ne t'aimerai plus. Oui, c'est ma nature. Et tu voudrais être peut-être abandonnée par un vieux homme ! Oh ! non, jeune grâce, va à ta destinée, va chercher un amant digne de toi. Je pleure des larmes de fiel de te perdre. Je voudrais dévorer celui qui possédera ce trésor. Mais fuis environnée de mes désirs, de ma jalousie, et laisse-moi me débattre avec l'horreur de mes années et le chaos de ma nature où le ciel et l'enfer, la haine et l'amour, l'indifférence et la passion se mêlent dans une confusion effroyable.
Si tu te laissais aller aux caprices où tombe quelquefois l'imagination d’une jeune femme, le jour viendrait où le regard d'un jeune homme t'arracherait à ta fatale erreur ; car même les changements et les dégoûts arrivent entre les amants du même âge. Alors, de quel oeil me verrais-tu, quand je viendrais à t'apparaître dans ma forme naturelle ? Toi, tu irais te purifier dans des jeunes bras d'avoir été pressée dans les miens ; mais moi, que deviendrais-je ? Tu me promettrais ta vénération, ton amitié, ton respect ; et chacun de ces mots me percerait le cœur. Réduit à cacher ma douleur ridicule, à dévorer des larmes qui feraient rire ceux qui les apercevraient dans mes yeux, à renfermer dans mon sein mes plaintes, à mourir de jalousie, je me représenterais tes plaisirs. Je me dirais : « À présent, à cette heure où elle meurt de volupté dans les bras d'un autre, elle lui redit ces mots tendres qu'elle m'a dits avec bien plus de vérité et avec cette ardeur de la passion qu'elle n'a pu jamais sentir avec moi ! » Alors, tous les tourments de l'enfer entreraient dans mon âme, et je ne pourrais les apaiser que par des crimes.
Et pourtant, quoi de plus injuste ? Si tu m'avais donné quelques moments de bonheur, me les devais-tu ? Étais-tu obligée de me donner toute ta jeunesse ? N'était-il pas tout simple que tu cherches les harmonies de ton âge, et ces rapports d'âge et de beauté qui appartiennent à ta nature ? Te devais-je autre chose que la plus vive reconnaissance pour t'être un moment arrêtée auprès du vieux voyageur ? Tout cela est juste et vrai, mais ne compte pas sur ma vertu ! Si tu étais à moi, pour te quitter, il me faudrait ta mort ou la mienne. Je te pardonnerais ton bonheur avec un ange ; avec un homme, jamais !
N'espère pas me tromper. L'amitié a bien plus d'illusions que l'amour, et elles sont bien plus durables. L'amitié se fait des idoles et les voit telles qu'elle les a créées. Elle vit du cœur et de l'âme ; la fidélité lui est naturelle, elle s'accroît avec les années et découvre chaque jour de nouveaux charmes dans l'objet de sa préférence.
L'amour enivre, mais l'ivresse passe. Il ne vit pas de poésie et ne se nourrit pas de gloire. Découvrant tous les jours que l'idole qu'il a créée perd quelque chose à ses yeux, il en voit bientôt les défauts, et le temps seul le rend infidèle en dépouillant l'objet qu'il aime de ses grâces. Les talents ne rendent pas ce que le temps efface la gloire ne rajeunit que notre nom.
Il y a dans une femme une émanation de fleur et d'amour.
Elle n'avait pas l'air d'être mise en mouvement par les sons, mais avait l'air de la mélodie elle-même rendue visible et accomplissant ses propres lois.
Non, je ne souffrirai jamais que tu entres dans ma chaumière : c'est bien assez d'y retrouver ton image, d'y veiller comme un insensé en pensant toi ! Que serait-ce, si tu t'étais assise sur la natte qui me sert de couche, si tu avais respiré l'air que je respire la nuit, si je te trouvais à mon foyer, compagne de la solitude, chantant de cette voix qui me rend fou et qui me fait mal...
Comment croirais-je que cette vie sauvage pourrait longtemps te suffire ? Deux beaux jeunes gens peuvent s'enchanter des soins qu'ils se rendent ; mais un vieil esclave, qu'en ferais-tu ? Du soir au matin et du matin au soir supporter la solitude avec moi, les fureurs de ma jalousie prévue, mes longs silences, mes tristesses sans cause et tous les caprices d'une nature malheureuse qui se déplaît et croit déplaire aux autres ?
Et le monde, en supporterais-tu les jugements et les railleries ? Si j'étais riche, il dirait que je t'achète et que tu te vends, ne pouvant admettre que tu puisses m'aimer. Si j'étais pauvre, on se moquerait de ton amour, on en rendrait l'objet ridicule à tes propres yeux, on te rendrait honteuse de ton choix. Et moi, on me ferait un crime d'avoir abusé de ta simplicité, de ta jeunesse, de t'avoir acceptée, ou d'avoir abusé de l'état de désir où tombe...
Durerait-il, s'il était ridicule ? Le temps de te serrer dans mes bras. La jeunesse embellit tout jusqu'au malheur. Elle charme alors qu'elle peut, avec les boucles d'une chevelure brune, enlever les pleurs à mesure qu'ils passent sur les joues. Mais la vieillesse enlaidit jusqu'au bonheur ; dans l'infortune, c'est pis encore: quelques rares cheveux blancs sur la tête chauve d'un homme ne descendent point assez bas pour essuyer les larmes qui tombent de ses yeux.
Tu m'as jugé d'une façon vulgaire ; tu as pensé, en voyant le trouble où tu me jettes, que je me laisserais aller à te faire subir mes caresses. A quoi as-tu réussi ? A me persuader que je pourrais être aimé ? Non, mais à réveiller le génie qui m'a tourmenté dans ma jeunesse, à renouveler mes anciennes. souffrances.
Vieilli sur la terre sans avoir rien perdu de ses rêves, de ses folies, de ses vagues tristesses ; cherchant toujours ce qu'il ne peut trouver et joignant à ses anciens maux les désenchantements de l'expérience, la solitude des désirs, l'ennui du cœur et la disgrâce des années, dis, n'aurais-je pas fourni aux démons, dans ma personne, l'idée d'un supplice qu'ils n'avaient pas encore inventé dans la région des douleurs éternelles ?
Fleur charmante que je ne veux point cueillir, je t'adresse ces derniers chants de tristesse ; tu ne les entendras qu'après ma mort, quand j'aurai réuni ma vie au faisceau des lyres brisées.