III. Une vie mêlée d'amerture
La vie de Shakespeare fut très mêlée d'amertume. Il vécut perpétuellement insulté. Il le constate lui-même. La postérité peut lire aujourd'hui ceci dans ses vers intimes : « Mon nom est diffamé, ma nature est abaissée ; ayez pitié de moi pendant que, soumis et patient, je bois le vinaigre. » Sonnet 111. — « Votre compassion efface la marque que font à mon nom les reproches du vulgaire. » Sonnet 112. — «Tu ne peux m'honorer d'une faveur publique, de peur de déshonorer ton nom.» Sonnet 36. — « Mes fragilités sont épiées par des censeurs plus fragiles encore que moi.» Sonnet 121. — Shakespeare avait près de lui un envieux en permanence, Ben Jonson, poète comique médiocre dont il avait aidé les débuts. Shakespeare avait trente-neuf ans quand Élisabeth mourut. Cette reine n'avait pas fait attention à lui. Elle trouva moyen de régner quarante-quatre ans sans voir que Shakespeare était là. Elle n'en est pas moins qualifiée historiquement protectrice des arts et des lettres, etc. Les historiens de la vieille école donnent de ces certificats à tous les princes, qu'ils sachent lire ou non.
Shakespeare, persécuté comme plus tard Molière, cherchait comme Molière à s'appuyer sur le maître. Shakespeare et Molière auraient aujourd'hui le cœur plus haut. Le maître, c'était Élisabeth, le roi Élisabeth, comme disent les anglais. Shakespeare glorifia Élisabeth; il la qualifia Vierge étoile, astre de l'Occident, et, nom de déesse qui plaisait à la reine, Diane; mais vainement. La reine n'y prit pas garde; moins attentive aux louanges où Shakespeare l'appelait Diane, qu'aux injures de Scipion Gentilis qui, prenant la prétention d'Élisabeth par le mauvais côté, l'appelait Hécate, et lui adressait la triple imprécation antique : Mormo! Bombo! Gorgo! Quant à Jacques Ier, que Henri IV nommait maître Jacques, il donna, on l'a vu, le privilège du Globe à Shakespeare, mais il interdisait volontiers la publication de ses pièces. Quelques contemporains, entre autres le docteur Symon Forman, se préoccupèrent de Shakespeare au point de noter l'emploi d'une soirée passée à une représentation du Marchand de Venise. Ce fut là tout ce qu'il connut de la gloire. Shakespeare mort entra dans l'obscurité.
De 1640 à 1660, les puritains abolirent l'art et fermèrent les spectacles; il y eut un linceul sur tout le théâtre. Sous Charles II, le théâtre ressuscita, sans Shakespeare. Le faux goût de Louis XIV avait envahi l'Angleterre. Charles II était de Versailles plus que de Londres. Il avait pour maîtresse une fille française, la duchesse de Portsmouth, et pour amie intime la cassette du roi de France. Clifford, son favori, qui n'entrait jamais dans la salle du parlement sans cracher, disait : Il vaut mieux pour mon maître être vice-roi sous un grand monarque comme Louis XIV qu'esclave de cinq cents sujets anglais insolents. Ce n'était plus le temps de la république, le temps où Cromwell prenait le titre de Protecteur d'Angleterre et de France, et forçait ce même Louis XIV à accepter la qualité de Roi des Français. Sous cette restauration des Stuarts, Shakespeare acheva de s'effacer. Il était si bien mort que Davenant, son fils possible, refit ses pièces. Il n'y eut plus d'autre Macbeth que le Macbeth de Devenant. Dryden parla de Shakespeare une fois pour le déclarer hors d'usage. Lord Shaftesbury le qualifia esprit passé de mode. Dryden et Shaftesbury étaient deux oracles. Dryden, catholique converti, avait deux fils huissiers de la chambre de Clément XI, il faisait des tragédies dignes d'être traduites en vers latins, comme le prouvent les hexamètres d'Atterbury, et il était le domestique de ce Jacques II qui, avant d'être roi pour son compte, avait demandé à Charles II son frère : Pourquoi ne faites-vous pas pendre Milton? Le comte de Shaftesbury, ami de Locke, était l'homme qui écrivait un Essai sur l'enjouement dans les conversations importantes, et qui, à la manière dont le chancelier Hyde servait une aile de poulet à sa fille, devinait qu'elle était secrètement mariée au duc d'York. Ces deux hommes ayant condamné Shakespeare, tout fut dit. L'Angleterre , pays d'obéissance plus qu'on ne croit, oublia Shakespeare. Un acheteur quelconque abattit sa maison, New-Place. Un docteur Cartrell, révérend, coupa et brûla son mûrier. Au commencement du dix-huitième siècle, l'éclipse était totale. En 1707, un nommé Nahum Tate publia un Roi Lear, en avertissant les lecteurs «qu'il en avait puisé l'idée dans une pièce d'on ne sait quel auteur, qu'il avait lue par hasard». Cet on ne sait qui était Shakespeare.
En 1728, Voltaire apporta d'Angleterre en France le nom de Will Shakespeare. Seulement, au lieu de Will, il prononça Gilles. La moquerie commença en France et l'oubli continua en Angleterre. Ce que l'irlandais Nahum Tate avait fait pour le Roi Lear, d'autres le firent pour d'autres pièces. Tout est bien qui finit bien eut successivement deux arrangeurs, Pilon pour Hay-Market, et Kemble pour Drury-Lane. Shakespeare n'existait plus et ne comptait plus. Beaucoup de bruit pour rien servit également de canevas deux fois ; à Davenant, en 1673; à James Miller, en 1737. Cymbeline fut refait quatre fois; sous Jacques II, au Théâtre-Royal, par Thomas Dursey; en 1695, par Charles Marsh; en 1759, par W. Hawkins ; en 1761, par Garrick. Coriolan fut refait quatre fois ; eu 1682, pour le Théâtre-Royal, par Tates ; en 1720, pour Drury-Lane, par John Denis; en 1755, pour Covent-Garden, par Thomas Sheridan ; en 1801, pour Drury-Lane, par Kemble. Timon d'Athènes fut refait quatre fois ; au théâtre du Duc, en 1678, par Shadwell ; en 1768, au théâtre de Richmond-Green, Par James Love ; en 1771, à Drury-Lane, par Cumberland ; en 1786, à Covent-Garden, par Hull. Au dix-huitième siècle, la raillerie obstinée de Voltaire finit par produire en Angleterre un certain réveil. Garrick, tout en corrigeant Shakespeare, le joua, et avoua que c'était Shakespeare qu'il jouait. On le réimprima à Glascow. Un imbécile, Malone, commenta ses drames, et, logique, badigeonna son tombeau. Il y a sur ce tombeau un petit buste, d'une ressemblance douteuse et d'un art médiocre, mais, ce qui le rend vénérable, contemporain de Shakespeare. C'est d'après ce buste qu'ont été faits tous les portraits de Shakespeare qu'on voit aujourd'hui. Le buste fut badigeonné. Malone, critique et blanchisseur de Shakespeare, mit une couche de plâtre sur son visage et de sottise sur son œuvre.