Histoire de la littérature romaine: les Géorgiques
Le mot Géorgiques est un mot grec, qui signifie les travaux de la terre. Le poème de Virgile n'est pas seulement un recueil de leçons sur la culture: il comprend à peu près ce que nous entendons par économie rurale. J'ai dit ailleurs que Virgile avait suivi, en général, le plan de l'ouvrage de Varron. Le premier livre des Géorgiques est consacré aux préceptes relatifs à la culture proprement dite. II s'agit, dans le second livre, de l'arboriculture, particulièrement de la culture de la vigne; dans le troisième, il s'agit de l'élève des bestiaux; dans le quatrième, des soins qu'exigent les abeilles. Le poëte n'a pas voulu épuiser tout son sujet. Il a volontairement omis plus d'un point important qu'il eût pu y faire entrer, ou même qui semblait en faire partie intégrante. Ainsi il n'a pas voulu traiter des jardins. Il a laissé à d'autres après lui à retracer les préceptes de la science où excellait son vieillard de Tarente.
Ce n'est point seulement à Varron que Virgile a fait des emprunts. Le vieux Caton est pour son contingent dans les Géorgiques, et, comme lui, Hésiode, Nicandre, Aratus, Xénophon, Aristote, que sais-je encore? Néanmoins les Géorgiques sont plus qu'un résumé de la science antique sur le sujet traité par Virgile. Virgile ajoute, à ce qu'il a puisé dans les livres, les résultats de sa propre expérience. Aussi a-t-il mérité de devenir lui-même une autorité chez les anciens. Pline et Columelle citent fréquemment Virgile à l'appui de leurs opinions.
Virgile semble se donner quelque part comme un imitateur d'Hésiode. Mais le poème des Œuvres et Jours n'a presque rien de commun avec les Géorgiques. Ce n'est pas pour certains vers imités çà et là , c'est plutôt, comme le remarque un critique, à cause de la similitude du genre, qu'il a pu dire avec vérité: «Je chante, dans les villes romaines, un chant ascréen».
Excellence littéraire des Géorgiques
Le style des Géorgiques n'a aucun des défauts que nous avons essayé de relever dans celui des Églogues. Aussi bien le sujet était vraiment digne de Virgile et de son génie. Nous voyons ici le poète dans sa maturité, complétement maître de son art et de lui-même. Rien de lâche ni de décousu; nulle redondance, nul mot inutile; les transitions mêmes sont invisibles, ou plutôt on ne les aperçoit qu'à la lumière des idées. Partout une plénitude de sens qui permet à la réflexion cette joie des trouvailles dont j'ai parlé. Ici, on peut creuser à son aise, et toujours avec la certitude du succès. Et cette concentration de la pensée ne nuit pas un instant ni à la rapidité ni à la souplesse des mouvements: cette poésie si savante est encore la grâce et la facilité mêmes. Tout s'anime sous l'heureuse main de l'enchanteur; tout, jusqu'à la fleur, jusqu'au brin d'herbe; et la vie qui circule dans l'univers semble avoir passé tout entière dans le poème. La langue rend au gré de Virgile tout ce que ses termes, tout ce que ses sons peuvent donner d'images, d'énergie pittoresque, d'expressive harmonie. Variété infinie des tours, coupes hardies et pourtant naturelles, effets imprévus, tout ce qui peut charmer et surprendre, tout ce qui saisit l'âme et l'éveille, toutes les satisfactions de l'oreille, du goût et de l'esprit, il n'y a pas de trésors que Virgile ne nous prodigue, et avec une intarissable abondance. Cherchez, parmi ces deux mille vers, un vers, un seul vers où il n'y ait pas quelque chose à admirer; et ce vers, vous ne le trouverez pas. C'est donc la perfection absolue: non! c'est la perfection de ce qu'a voulu faire le poète. L'absolu n'est pas de ce monde. Je vais plus loin; j'oserai dire que je regrette quelque chose, parmi tant de beautés, quand je me rappelle et l'aimable laisser aller d'Hésiode, et les éclairs de Lucrèce, et la majesté de Parménide. Mais à quoi bon rêver un autre Virgile? Les Géorgiques sont le chef-d'œuvre de la poésie didactique. N'est-ce point assez? À d'autres le sublime, à d'autres des grâces encore plus naïves. Contentons-nous du beau continu et sans mélange, et adorons le génie de celui qui fut tout à la fois et un si grand poète et un si grand artiste.
C'est quand on lit les vers de Delille en regard de ceux de Virgile, qu'on sent profondément la désespérante perfection des Géorgiques, et les impuissances radicales de notre idiome, surtout de notre système de prosodie. L'œuvre du poète français est bien remarquable. On peut dire que Delille y a déployé toutes les ressources de son talent et de son esprit, toutes celles, peu s'en faut, de notre versification et de notre langue. C'est la plus belle des traductions. Elle a les charmes d'une production originale. Si l'on oublie un instant qu'il y a eu un Virgile, on n'y voit guère que merveilles.
Mais rapprochez la copie du modèle, et votre enchantement cessera bientôt. Notre alexandrin n'est qu'un petit vers, à côté du magnifique et majestueux hexamètre. On a beau, comme Delille, en varier les coupes et les tours: cette variété se réduit toujours à un petit nombre de figures distinctes. L'hexamètre n'a pas seulement la variété qui provient des mouvements divers de la phrase: il a celle de ses pieds; il a celle de sa longueur, qu'on porte à volonté de treize à quatorze, à quinze, à seize, à dix-sept syllables. Un autre avantage de l'hexamètre, c'est qu'il existe par lui-même, c'est qu'un vers seul est bien réellement un vers. Nos alexandrins, comme tous nos vers français, ne sont des vers véritables que par le fait de la rime, c'est-à -dire qu'à condition d'être au moins deux. Aussi que d'embarras, que d'obstacles, dès qu'on entreprend de lutter, avec un instrument imparfait et discord, contre le plus expressif et le plus complet des instruments! Delille lui-même en est la preuve. Tantôt c'est une épithète nécessaire, qu'il ne peut rendre; tantôt c'en est une autre, qu'il est forcé d'altérer; ici, l'image pâlit; là , elle est remplacée par une expression vulgaire; ailleurs, des vers entiers de l'original ont disparu; ailleurs, la rime a amené des vers de remplissage. Presque partout, presque toujours, excès ou défaut, sécheresse on redondance. C'est, si l'on veut, Virgile; mais c'est l'abbé Delille bien plus encore. Les Géorgiques du poète français sont aux Géorgiques du poète latin ce qu'une statuette de plâtre est à la Vénus de Milo ou à l'Apollon du Belvédère.
Il ne suffit pas, pour estimer Virgile à sa valeur, de lire on même de méditer ce qu'on nomme les épisodes des Géorgiques. Voilà de longues années que mon devoir me commande l'étude de ce beau poème, et son interprétation dans tous les détails. Plus j'approfondis et plus j'admire; et ce que j'admire, c'est tout le poème d'un bout à l'autre. Le grand Homère quelquefois sommeille, jamais Virgile. Ne me demandez donc pas ce qu'il faut choisir. Lisez tout, méditez tout. Quand vous serez au dernier vers, recommencez; et puis après, lisez et méditez encore.