Socrate dans l'Origine de la Tragédie de Nietzsche

Frédéric Nietzsche

Chapitre 12, 13, 14 et 15 de L'Origine de la Tragédie

 

 

Avant de nommer cet autre spectateur, arrê­tons-nous un instant pour nous rappeler l’impres­sion que nous avons éprouvée tout à l’heure en présence de la nature hybride et incommensurable de la tragédie eschyléenne; combien nous nous sentîmes déroutés en face du chœur et du héros tragique de cette tragédie, qui nous semblaient in­conciliables aussi bien avec nos idées courantes que d’ailleurs avec la tradition, — jusqu’à ce que nous eussions reconnu, dans cette dualité même, l’ori­gine et l’essence de la tragédie grecque, l’expres­sion collective de ces deux impulsions artistiques, l’esprit apollinien et l’instinct dionysiaque.
Rejeter cet élément dionysien originel et tout-puissant hors de la tragédie, et réédifier celle-ci sur la base exclusive d’un art, d’une morale et d’une idée du monde non-dionysiens, — c’est ce qui nous apparaît maintenant, avec une évidence lumineuse, comme étant la tendance d’Euripide.
Euripide lui-même, au soir de sa vie, a soumis à ses contemporains, de la manière la plus expresse et sous la forme d’un mythe, la question de la valeur et de la portée de cette tendance. Avant tout, le dionysiaque doit-il subsister? Ne faut-il pas employer la violence pour le chasser du domaine hellénique? Certes, répond le poète, si cela était possible; mais le dieu Dionysos est trop puissant. L’adversaire le plus habile — tel Penthée dans les Bacchantes — est frappé à l’improviste par ses sortilèges et court à sa destinée fatale. Le poète vieilli semble partager l’opinion des deux vieillards Cadmus et Tirésias et penser avec eux que la dé­sapprobation des plus sages ne saurait détruire ces antiques traditions populaires, ce culte éternellement vivace de Dionysos, et qu’il y aurait lieu même, en présence de forces aussi extraordinaires, de faire montre tout au moins d’une sympathie prudente et diplomatique; auquel cas, il serait encore très pos­sible que le dieu, froissé d’un intérêt aussi tiède, ne métamorphosât finalement le diplomate — tel Cadmus — en dragon. Le poète qui nous parle ainsi est le même qui, pendant le cours d’une longue vie, résista héroïquement à Dionysos — pour en arriver à terminer sa carrière par la glori­fication de son ennemi, par une sorte de suicide, comme un homme affolé qui se précipite du haut d’une tour pour échapper à l’épouvantable vertige qu’il ne peut plus supporter. Cette tragédie est une protestation contre sa propre tendance; hélas, déjà elle s’était imposée! Le prodige était accompli; lors­que le poète se rétracta, sa tendance avait vaincu. Déjà Dionysos était chassé de la scène tragique, et chassé par une puissance démoniaque dont Euripide n’était que la voix. En un certain sens, Euripide ne fut, lui aussi, qu’un masque : la divinité qui parlait par sa bouche n’était pas Dionysos, non plus Apol­lon, mais un démon qui venait d’apparaître, appelé Socrate. Tel est le nouvel antagonisme : l’instinct dionysiaque et l’esprit socratique; et par lui périt l’œuvre d’art de la tragédie grecque. En reniant son passé, Euripide peut essayer maintenant de nous consoler; il n’y réussit pas. L’incomparable temple est en ruines. Que nous importent à pré­sent les lamentations du destructeur, et son aveu que ce fut le plus beau des temples? Et que le tribu­nal artistique de la postérité ait condamné Euri­pide, que, pour son châtiment, il ait été métamorphosé par elle en dragon, — qui pourrait se décla­rer satisfait de cette misérable compensation?
Examinons à présent cette tendance socratique par laquelle Euripide combattit et vainquit la tra­gédie eschyléenne.
Nous devons nous demander tout d’abord à quoi pouvait aboutir, dans son développement le plus hautement idéal, le dessein d’Euripide d’édifier le drame sur une base exclusivement non-dionysienne. Quelle forme du drame était encore possible, si celui-ci ne devait pas être engendré du giron de la musique, dans le mystérieux crépuscule de l’ivresse dionysiaque? Uniquement celle de l’épopée drama­tisée, et, dans ce domaine apollinien de l’art, il n’est certes pas possible d’atteindre à l’effet tra­gique. Le caractère des événements représentés importe peu dans l’espèce, et j’irais même jusqu’à prétendre que, dans sa Nausikaa inachevée, il eût été impossible à Gœthe de rendre d’une façon tragique et poignante, le suicide de cette nature idyllique — suicide qui devait être la matière du cinquième acte. Si prodigieuse est la puissance de l’art épique apollinien, qu’il transfigure à nos yeux les plus horribles choses, par cette joie que nous ressentons à l’apparence, à la vision, par cette félicité libératrice qui naît pour nous de la forme extérieure, de l’apparence. Il est aussi peu possible au poète de l’épopée dramatisée qu’au rapsode épique de s’identifier d’une manière absolue avec ses images. Ce poète demeure toujours un contem­plateur immobile, au regard calme et pénétrant qui voit les images devant lui. Dans l’épopée drama­tisée, l’acteur reste toujours, jusqu’au plus profond de son être, un rapsode; il est l’Oint du rêve in­térieur, un caractère sacré plane sur toutes ses actions, de sorte qu’il n’est jamais tout à fait ac­teur.
Qu’est l’œuvre d’Euripide au regard de cet idéal du drame apollinien? C’est, en face du solennel rapsode de l’époque antique, ce chanteur nouveau et plus jeune qui, dans le Ion de Platon, nous dé­crit en ces termes sa propre nature : « Lorsque je dis quelque chose de triste, mes yeux se remplis­sent de larmes; mais si ce que je dis est horrible et épouvantable, mes cheveux se dressent sur ma tête et mon cœur bat ». Ici, nous ne découvrons plus rien de ce sentiment épique d’absorption dans l’apparence extérieure, plus rien du sang-froid et de l’insensibilité intime du véritable acteur qui, juste au moment que son jeu nous émeut le plus vivement, est entièrement apparence et joie à l’apparence. Euripide est l’acteur au cœur qui bat, aux cheveux dressés sur la tête; il esquisse le plan de son œuvre en penseur socratique et il l’exécute en acteur passionné. Il n’est un pur artiste ni dans l’ébauche, ni dans l’exécution. Aussi son drame est-il une chose à la fois froide et ardente, également apte à glacer et à enflammer; il lui est im­possible d’atteindre à l’émotion apollinienne de l’épopée, et il s’est débarrassé le plus possible des éléments dionysiens; et il lui faut chercher alors, pour agir sur nous, de nouveaux moyens d’émotion qui ne peuvent plus se réclamer désormais des deux seules et uniques impulsions artistiques, l’esprit apollinien et l’instinct dionysiaque. Ces moyens d’émotion sont de froides et paradoxales pensées, — à la place des contemplations apolliniennes, et des sentiments passionnés, — à la place des enthousias­mes dionysiens, — et ces pensées et ces senti­ments sont copiés, imités de la façon la plus réa­liste, et n’ont rien de commun avec les créations idéales de l’art.
Après avoir reconnu qu’Euripide ne put réussir à donner au drame une base exclusivement apol­linienne, et que sa tendance anti-dionysienne s’est bien plutôt fourvoyée dans un naturalisme anti-artistique, nous pouvons examiner de plus près la nature du socratisme esthétique. Son dogme su­prême est à peu près ceci : « Tout doit être con­forme à la raison pour être beau », argument parallèle à l’axiome socratique : « Celui-là seul est vertueux, qui possède la connaissance ». Armé de cet étalon, Euripide mesura tous les éléments de la tragédie, la langue, les caractères, la construc­tion dramaturgique, la musique du chœur, et il les corrigea d’après ce principe. Ce que nous avons si fréquemment considéré chez Euripide, en compa­rant son œuvre avec la tragédie de Sophocle, comme un signe de pauvreté et d’infériorité poéti­ques, est le plus souvent le résultat de l’intrusion de cet esprit critique et aveuglément rationnel. Le prologue d’Euripide nous servira d’exemple pour montrer les conséquences de cette méthode rationaliste. Il n’y a rien de plus opposé à notre conception de la technique dramaturgique que le prologue dans le drame d’Euripide. Qu’un seul personnage, au commencement de la pièce, s’avance et raconte qui il est, ce qui précède immé­diatement l’action, ce qui s’est passé antérieure­ment et même ce qui doit arriver au cours du drame, c’est là un procédé qui paraîtrait impar­donnable à un poète de théâtre moderne, et qui équivaudrait pour lui à renoncer de propos délibéré à toute surprise, à tout effet. Si l’on sait d’avance tout ce qui doit arriver, qui voudra attendre que cela arrive vraiment? — puisqu’il ne s’agit d’ailleurs ici en aucune façon d’un rêve prophétique qui laisserait entiers l’intérêt et l’émotion de sa réalisation future. Euripide pensait tout autre­ment. Dans son esprit, l’effet produit par la tragé­die n’avait jamais pour cause l’anxiété épique, l’ attrait de l’incertitude au sujet des péripéties éven­tuelles, mais bien ces grandes scènes, pleines d’un lyrisme rhétorique, où la passion et la dialectique du héros principal s’étalaient et se gonflaient comme la crue puissante d’un large fleuve. Tout devait préparer non pas à l’action, mais au pathétique, et ce qui ne préparait pas au pathétique était à reje­ter. Le plus grand obstacle à un abandon entier, au plaisir sans mélange à de telles scènes, c’est l’absence d’un élément nécessaire au préalable à l’auditeur, une lacune dans la trame des évènements préliminaires. Aussi longtemps que le spectateur est obligé de supputer avec attention l’importance ou la qualité de tel ou tel personnage, les causes de tel ou tel conflit des sentiments ou des volontés, il ne peut pas être absorbé complètement par les actions et les malheurs des héros principaux, et il lui est impossible encore de compatir, haletant, à leurs souffrances et à leurs terreurs. La tragédie d’Eschyle et de Sophocle employait les moyens artistiques les plus ingénieux pour donner à l’au­diteur, dès les premières scènes et comme par hasard, toutes les indications nécessaires à l’intel­ligence de l’intrigue : procédé par lequel s’affirme cette noble maîtrise artistique qui, tout à la fois, masque ce qui est matériellement indispensable et le révèle sous la forme d’incidents inopinés. Cepen­dant Euripide croyait avoir remarqué que, pendant ces premières scènes, le spectateur semblait en proie à une inquiétude particulière, préoccupé qu’il était de résoudre le problème des événements antérieurs, de sorte que les beautés poétiques et le pathétique de l’exposition étaient perdus pour lui. C’est pourquoi, avant l’exposition, il plaça le pro­logue et le fit réciter par un personnage en qui on pouvait avoir confiance : un dieu devait souvent se porter, pour ainsi dire, garant devant le public des événements de la tragédie et lever tous les doutes sur la réalité du mythe ; procédé analogue à celui à l’aide duquel Descartes arrivait à prouver la réalité du monde empirique, en en appelant uni­quement à la véracité de Dieu incapable de mentir. Cette véracité divine, Euripide l’emploie encore une fois à la fin de son drame, pour informer le public, en toute certitude, des destinées futures de ses héros ; ceci est le rôle du fameux deus ex machina. Entre la vision épique du passé et celle de l’avenir se trouve le présent dramatico-lyrique, le véritable « Drame ».
En tant que poète, Euripide est ainsi avant tout l’écho de ses constatations conscientes, et c’est là ce qui lui confère une place mémorable dans l’his­toire de l’art grec. Le caractère critique de son activité productrice devait lui sembler souvent une application au drame de ce début du livre d’Anaxagore : « Au commencement était le chaos; alors la raison vint et créa l’ordre ». Et si Anaxagore, avec son « νοῦς », peut être considéré, parmi les philosophes, comme le premier qui ait conservé sa raison au milieu de l’ivresse générale, il est bien possible qu’Euripide se soit expliqué, par une com­paraison analogue, sa situation vis à-vis des autres poètes tragiques. Tant que l’unique maître et ré­gulateur de l’univers, le « νοῦς », fut tenu à l’écart de l’activité artistique, tout était resté dans un état de désordre chaotique et primordial. Tel devait être le jugement d’Euripide; et en tant que le pre­mier, parmi les tragiques, qui fût resté « con­scient » de ses actes, il lui fallait condamner les poètes « ivres ». Ce que Sophocle a dit d’Eschyle, que « ce que celui-ci faisait était bien fait, bien qu’il le fît inconsciemment, » n’eût certes jamais été approuvé par Euripide qui eût conclu sim­plement que l’activité d’Eschyle, parce que non consciente, ne pouvait être que mauvaise. Le divin Platon lui-même ne parle ordinairement qu’avec ironie de la puissance créatrice du poète, en tant que celle-ci n’est pas l’effet d’une intelligence con­sciente, et il la compare au talent du devin qui interprète les songes, le poète étant incapable de créer avant d’être devenu inconscient et d’avoir abdiqué toute raison. Euripide entreprit, comme le voulut aussi Platon, de montrer au monde le contraire du poète « dénué de raison » ; son principe esthétique : « Tout doit être conscient pour être beau », est, comme je l’ai dit, le paral­lèle de l’axiome socratique : « Tout doit être conscient pour être bien ». Nous avons donc le droit de considérer Euripide comme le poète du socratisme esthétique. Et Socrate fut ce second spectateur, qui ne comprenait pas la tragédie et, à cause de cela, la méprisait; allié à lui, Euripide osa être le héraut d’un art nouveau. Si cet art devint la perte de la tragédie, c’est le socratisme esthétique qui fut le principe meurtrier. Mais, pour autant que la lutte était dirigée contre l’esprit dionysien de l’art anté­rieur, nous reconnaissons en Socrate l’adversaire de Dionysos, le nouvel Orphée qui se lève contre Dio­nysos et, quoique certain d’être déchiré par les Ménades du tribunal athénien, force cependant le dieu tout-puissant à prendre la fuite; et celui-ci, comme au temps qu’il fuyait devant le roi d’Edonide Lycurgue, se réfugia dans les profondeurs de la mer, c’est-à-dire sous les flots mystiques d’un culte secret qui devait peu à peu envahir le monde entier.


13

L’étroite affinité de tendance, qui existe entre Socrate et Euripide, n’échappa pas à leurs contem­porains, et le témoignage le plus éloquent de leur clairvoyance est cette légende, répandue dans Athè­nes, qui rapporte que Socrate avait coutume de col­laborer de ses conseils aux œuvres d’Euripide. Dans les doléances des partisans du « bon vieux temps », ces deux noms étaient accolés, lorsqu’il s’agissait de désigner les corrupteurs du peuple, artisans de la déchéance progressive des forces physiques et morales, de la ruine de l’antique et rude vigueur de corps et d’âme des héros de Marathon, sacrifiée de plus en plus à une douteuse intellectualité. C’est sur ce ton mâtiné d’indignation et de mépris que la comédie d’Aristophane traite habituellement ces deux hommes, au grand scandale des jeunes, qui lui eussent, il est vrai, abandonné volontiers Euri­pide, mais ne pouvaient se faire à l’idée que Socrate fût représenté par Aristophane comme le sophiste par excellence, le miroir et la somme de toutes les spéculations sophistiques. Il ne leur restait d’autre ressource que de mettre au pilori Aristophane lui-même, comme un Alcibiade de la poésie menteur et libertin. Sans m’attarder à défendre ici les in­tuitions profondes d’Aristophane, je continuerai à démontrer, par les témoignages du sentiment géné­ral de l’antiquité, la stricte homogénéité d’esprit et d’influence de Socrate et d’Euripide. Il est à remar­quer notamment que Socrate, en sa qualité de con­tempteur de l’art tragique, s’abstenait d’assister aux représentations de la tragédie et ne se mêlait aux spectateurs que lorsqu’il s’agissait d’une nou­velle œuvre d’Euripide. Mais l’exemple le plus cé­lèbre de l’association de ces deux noms nous est fourni par l’oracle de Delphes, qui proclama Socrate le plus sage des hommes, et ajouta en même temps qu’Euripide devait être classé immédiatement après lui.
En troisième ligne était nommé Sophocle, lui qui, comparé à Eschyle, pouvait se vanter de faire bien, parce qu’il savait ce que c’était que bien faire. Il est manifeste que c’est précisément le haut de­gré de lucidité de ce discernement, de cette sagesse consciente, qui distingue ces trois hommes comme les trois génies « conscients » de leur temps.
Cependant, ce fut Socrate qui prononça la parole la plus incisive à l’égard de la nouvelle et extraor­dinaire valeur accordée à la connaissance et au jugement. Il était le seul, en effet, qui s’avouât à lui-même ne rien savoir, tandis que, se promenant à travers Athènes, en observateur critique, visitant les hommes d’État, les orateurs, les poètes et les artistes célèbres, il rencontrait chez tous la prétention à la sagesse. Il reconnut avec stupéfaction que, même au point de vue de leur activité spéciale, toutes ces célébrités ne possédaient aucune connaissance exacte et certaine, et n’agissaient qu’instinc­tivement. « N’agissaient qu’instinctivement : » cette parole nous fait toucher du doigt le cœur et la moelle de la tendance socratique. Par ces mots, le socratisme condamne aussi bien l’art existant alors que l’éthique de son temps : de quelque côté qu’il dirige son regard scrutateur, il constate le manque de jugement et la puissance de l’illusion, et il en conclut à l’absurdité, à la condamnation de ce qui l’entoure. Partant de ce point de vue, Socrate crut devoir réformer l’existence : comme précurseur d’une culture, d’un art et d’une morale tout autres, il s’avança seul, la mine hautaine et dédaigneuse, au milieu d’un monde dont les derniers vestiges sont pour nous l’objet d’une profonde vénération et la source des plus pures jouissances.
Aussi, en présence de Socrate, un trouble pro­fond nous envahit et, sans cesse et toujours de nou­veau, nous pousse à pénétrer le sens et la portée de cette énigmatique figure de l’antiquité. Quel est-il, celui qui, à lui seul, ose désavouer l’essence même de l’Hellénisme ; qui, à lui seul, ose se sub­stituer à Homère, à Pindare, à Eschyle, rempla­cer Phidias et Périclès, supplanter la Pythie et Dio­nysos, et qui, comme l’abîme le plus insondable et la cime la plus haute, est certain par avance de notre admiration et de notre culte? Quelle force surnaturelle a le droit d’oser répandre dans la poussière ce breuvage enchanté? Quel est ce demi-dieu, auquel le chœur invisible des plus nobles d’entre les humains doit crier : « Malheur! Malheur! Ce monde de beauté, tu l’as renversé d’un bras puissant; il tombe, il s’écroule! » (Gœthe, Faust, I.)
Un phénomène étrange, qui nous est parvenu sous le nom de « Démon de Socrate », nous permet de voir plus au fond de la nature de cet homme. Dans certaines circonstances, lorsque l’extraordinaire lu­cidité de son intelligence paraissait l’abandonner, une voix divine se faisait entendre, et lui prêtait une assurance nouvelle. Lorsqu’elle parle, toujours cette voix dissuade. Dans cette nature tout anormale, la sagesse instinctive n’intervient que pour en­traver, combattre l’entendement conscient. Tandis que chez tous les hommes, en ce qui concerne la genèse de la productivité, l’instinct est précisément la force positive, créatrice, et la raison consciente une fonction critique, décourageante, chez Socrate, l’instinct se révèle critique, et la raison est créa­trice, — véritable monstruosité per defectum! Et, en effet, nous constatons ici un monstrueux défaut de toute disposition naturelle au mysti­cisme, de sorte que Socrate pourrait être consi­déré comme le non-mystique spécifique, chez lequel, par une particulière superfétation, l’esprit logique eût été développé d’une façon aussi démesurée que l’est, chez le mystique, la sagesse instinctive. Mais, d’autre part, le pouvoir de faire un retour sur soi-même était absolument refusé à cet instinct impulsif de logique, qui apparaît chez Socrate ; ce torrent sans frein est comme une force de la na­ture; il se précipite avec une violence que nous rencontrons seulement, pour notre stupéfaction et notre épouvante, dans les plus irrésistibles im­pulsions de l’instinct. Quiconque, à la lecture des écrits de Platon, a senti passer sur soi le souffle de cette naïveté et de cette sécurité divines de la doctrine socratique de la vie, reconnaît aussi que la formidable roue motrice du socratisme logique tourne, en quelque sorte, derrière Socrate, et que tout ceci doit être considéré au travers de Socrate, comme au travers d’un fantôme. Mais Socrate lui-même avait le pressentiment de cet état de choses, et cela ressort pleinement de la noble gravité avec laquelle il se prévalait partout, et jusque devant ses juges, de sa prédestination divine. Il était tout aussi impossible de le démentir sur ce point que d’ap­prouver son influence dissolvante et destructive des instincts. En présence de cet insoluble dilemme, il ne restait, lorsqu’il fut traduit devant l’Aréopage, qu’une seule peine à lui appliquer, l’exil ; on aurait pu le rejeter au delà des frontières, comme quelque chose d’absolument énigmatique, d’inclassable, d’inexplicable, sans que la postérité se fût trouvée en droit d’accuser les Athéniens d’un acte odieux. Mais que la peine de mort, et non pas seulement l’exil, ait été prononcée contre lui, Socrate lui-même semble l’avoir recherché, avec la pleine con­science de ce qu’il faisait, et sans éprouver devant l’inconnu l’horreur instinctive de la nature : il marcha à la mort avec la même tranquillité qu’il avait, au dire de Platon, lorsque, comme le dernier des débauchés, il quittait le Symposion, aux premières lueurs de l’aurore, pour commencer un nouveau jour ; cependant que, derrière lui, sur les bancs et sur le sol, les compagnons de table endormis rêvent de Socrate, le véritable érotique. Socrate mourant devint l’idéal nouveau, insoup­çonné jusque-là, de la noble jeunesse grecque : avant tous, Platon, le type de l’adolescent hellénique, s’est prosterné devant cette image avec toute la passion de son âme rêveuse.

14
Figurons-nous à présent, semblable à l’œil unique et monstrueux d’un cyclope, l’œil de Socrate fixé sur la tragédie, cet œil que n’a jamais enflammé la noble ivresse de l’enthousiasme artistique, — rappelons-nous combien il était refusé à la nature de cet homme de se plaire au spectacle des abîmes dionysiens, — que devait-il apercevoir fatalement dans cet art tragique « sublime et glorieux », selon le mot de Platon? Il y voyait quelque chose de par­faitement déraisonnable, des causes semblant res­ter sans effets, et des effets dont on ne pouvait dis­cerner les causes, et avec cela un ensemble si confus et disparate qu’un esprit réfléchi en devait être cho­qué, et les âmes ardentes et sensibles dangereuse­ment troublées.
Nous savons qu’il n’admettait qu’un seul genre de poésie, la fable d’Ésope, et cela certainement avec la bonhomie un peu narquoise de l’honnête Gellert, chantant les louanges de la poésie dans la fable de l’Abeille et de la Poule :
Par moi, tu vois quel est son but :
Dire la vérité, par une allégorie,
À qui n’a pas beaucoup d’esprit.
Or, il paraissait évident à Socrate que jamais l’art tragique ne « disait la vérité », sans compter aussi qu’il s’adressait « à qui n’a pas beaucoup d’esprit », c’est-à-dire ne parlait pas aux philosophes : double raison pour s’en tenir éloigné. De même que Pla­ton, il le classait parmi les arts complaisants, qui ne peignent que l’agréable et non l’utile ; et il exi­geait que ses disciples s’abstinssent rigoureusement de prendre part à des divertissements aussi étran­gers à la philosophie; il y réussit si bien que le jeune poète tragique Platon, pour devenir élève de Socrate, commença par brûler ses poèmes. Enfin, lorsque la doctrine socratique se trouva en lutte avec des penchants invincibles, sa force, et en même temps l’influence de cette nature monstrueuse, fut encore assez grande pour dicter à la poésie elle-même des conditions nouvelles et jusqu’alors in­connues.
Le même Platon nous en fournit un exemple. Dans la condamnation de la tragédie et de l’art en général, il n’est certes pas resté en arrière du cynisme naïf de son maître, et pourtant, poussé par une impérative et tout artistique nécessité, il lui fallut créer une forme d’art qui a précisément une analogie intime avec les formes qu’il réprou­vait. Il ne fallait pas que l’on pût reprocher à l’œuvre d’art nouvelle le vice fondamental dont Platon faisait grief à l’art précédent, — qu’il était le pastiche d’un simulacre, la copie d’une apparence et, par conséquent, d’un ordre inférieur encore à celui du monde empirique — : aussi voyons-nous Platon s’efforcer d’atteindre au delà de la réalité, et de représenter l’Idée, qui fait le fonds de cette pseudo-réalité. Mais le penseur Platon était arrivé ainsi, par un détour, justement dans un domaine où, en tant que poète, il avait toujours été chez lui, et, dès ce moment, Sophocle et tout l’art ancien purent protester solennellement contre ses critiques. Si la tragédie avait absorbé en soi toutes les formes d’art antérieures, la même chose peut se dire, dans un sens excentrique, du dialogue plato­nicien. Fait d’un mélange de tous les styles et de tous les genres, il flotte entre la narration, le ly­risme, le drame, entre la prose et la poésie, et viole, en outre, la règle antique et rigoureuse de l’unité de forme du langage. Les écrivains cyniques l’ont dépassé dans cette voie par l’incohérence du style, par la succession désordonnée des formes prosaïque et métrique, ils ont réussi à nous donner l’image littéraire du « Socrate furieux » qu’ils se plaisaient à représenter dans la vie. Le dialogue platonicien fut en quelque sorte le radeau qui ser­vit de refuge à la poésie antique avec tous ses en­fants, après le naufrage de son navire : resserrés dans un étroit espace, craintivement soumis au seul pilote Socrate, ils voguent alors à travers un monde nouveau qui jamais ne put se lasser du spectacle fantastique de ce cortège. Platon a réelle­ment donné à la postérité le prototype d’une œu­vre d’art nouvelle, du roman, qui peut être considéré comme la fable d’Ésope infiniment perfection­née, et dans lequel la poésie est subordonnée à la philosophie dialectique de la même manière que, plus tard et pendant de longs siècles, cette philo­sophie fut subordonnée à la théologie : c’est-à-dire comme ancilla. Telle fut la condition nouvelle à laquelle Platon réduisit la poésie, sous l’influence démoniaque de Socrate.
Ici la pensée philosophique recouvre l’art de ses végétations, et le contraint à s’enlacer étroitement au tronc de la dialectique. La tendance apollinienne s’est changée en schématisation logique : nous avons déjà remarqué chez Euripide quelque chose d’analogue, et, en outre, une transposition de l’émotion dionysiaque en sentiments naturistes. Socrate, héros dialectique du drame platonicien, nous rappelle le héros d’Euripide, qui est forcé comme lui de justifier ses actes par des raisons et des arguments, et court si souvent ainsi le risque de per­dre pour nous tout intérêt tragique. Qui pourrait méconnaître en effet la nature optimiste de la dialectique, qui triomphe à chaque conclusion et ne peut vivre que de froide clarté et de certitude, cet élément optimiste qui, dès qu’il a pénétré dans la tragédie, envahit ses régions dionysiennes et la conduit fatalement à sa propre perte — jusqu’au saut fatal (et mortel) dans le drame bourgeois? Que l’on se songe aux conséquences des préceptes socratiques : « La vertu est la sagesse ; on ne pèche que par ignorance ; l’homme vertueux est l’homme heureux ». Ces trois principes de l’opti­misme sont la mort de la tragédie. Car, à présent, le héros vertueux doit être dialecticien; à présent, entre la vertu et la sagesse, entre la foi et la mo­rale, il faut qu’il y ait une liaison visible et néces­saire; désormais, la conception transcendantale eschyléenne de l’équité est ravalée au principe superficiel et impudent de la « justice poétique », avec son habituel deus ex machina.
Dans cet art théâtral nouveau, socratique et op­timiste, quelle est alors la situation du Chœur et en général de toute la substance dionyso-musicale de la tragédie? Tout cela apparaît comme quelque chose de fortuit, comme une réminiscence inutile, voire superflue, des origines de la tragédie; tandis que nous avons reconnu que le chœur ne peut être compris que comme cause première, principe générateur, de la tragédie et du tragique en général. Déjà, chez Sophocle, on constate cet embarras à l’égard du chœur, — indice important qui nous montre que, chez lui, la matière dionysienne de la tragédie commence à se désagréger. Il n’ose plus confier au chœur le rôle émotif principal, et res­treint son action à un tel point, que ce chœur semble à présent assimilé aux acteurs, comme s’il eût été transporté de l’orchestre sur la scène; et, en dépit de l’approbation d’Aristote, son carac­tère est définitivement altéré. Cette perturbation dans le rôle du chœur, mise en pratique par So­phocle, et même, d’après la tradition, recomman­dée par lui dans un de ses écrits, est la pre­mière étape de cet annihilation du chœur, dont les phases se succèdent avec une effrayante rapidité dans Euripide, Agathon et la comédie nouvelle. Armée du fouet de ses syllogismes, la dialectique optimiste chasse la musique de la tragédie : c’est-à-dire détruit l’essence même de la tragédie, essence qui ne peut être interprétée que comme une mani­festation et une objectivation d’états dionysiens, comme une symbolisation visible de la musique, comme le monde de rêve d’une ivresse dionysiaque.
Mais si, même avant Socrate, il nous faut recon­naître déjà les effets d’une tendance antidionysienne qui atteint seulement en lui une extraordinaire et grandiose expression, nous ne devons pas renoncer à approfondir la portée d’un phénomène tel que l’apparition de Socrate, que les dialogues platoni­ciens ne nous permettent pas de considérer unique­ment comme une force négative et dissolvante. Et, si certain qu’il soit que la première conséquence du mouvement socratique fut une adultération de la tragédie dionysienne, un épisode significatif de la vie de Socrate lui-même nous oblige à nous demander s’il y a nécessairement entre le socratisme et l’art une irréductible antinomie, et si l’idée d’un « Socrate artiste » est quelque chose d’absolument contradictoire en soi.
Cet implacable logicien eut en effet, de temps en temps, à l’endroit de l’art, le sentiment d’une omis­sion, d’une lacune, d’un regret, d’un devoir peut-être inaccompli. Il racontait à ses amis, dans sa prison, que souvent une ombre lui était apparue en rêve, toujours la même, et qui lui répétait toujours les mêmes paroles : « Socrate, exerce-toi à la musique! » Jusqu’à ses derniers jours, il s’était tranquillisé avec la pensée que la philosophie est le plus haut des arts des muses, et il ne pou­vait s’imaginer qu’une divinité fût venue lui rap­peler la « musique commune, populaire ». Enfin, dans sa prison, pour soulager tout à fait sa conscience, il se décide à s’occuper de cette musique qu’il estimait si peu. Et, dans cet état d’esprit, il compose un hymne à Apollon et met en vers quel­ques fables d’Ésope. Ce qui le poussa à ces exer­cices, ce fut quelque chose d’analogue à la voix de son démon familier, ce fut son intuition apollinienne qu’il se trouvait comme un roi barbare ignorant devant une image noble et divine, et qu’il courait le risque d’offenser une divinité — par son ignorance. Ces rêves de Socrate et cette apparition sont le seul indice d’un doute, d’une préoccupation au sujet des limites de la nature logique : peut-être — devait-il se dire à lui-même — ce qui n’est pas compréhensible pour moi n’est-il pas nécessaire­ment l’incompréhensible? Peut-être y a-t-il un domaine de la sagesse, d’où le logicien est banni? Peut-être l’art est-il même un corrélatif, un sup­plément obligatoire de la science?
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Dans l’ordre d’idées évoqué par ces interroga­tions suggestives, il faut exposer maintenant com­ment, jusqu’aujourd’hui et pour toute postérité à venir, l’influence de Socrate s’est étendue sur le monde, comme une ombre qui s’allonge sans cesse sous les rayons du soleil couchant; comment cette influence impose la nécessité d’une perpétuelle ré­novation de l’art — et de l’art dans un sens désormais métaphysique, dans le sens le plus large et le plus profond; — et comment la durée infinie de cette influence nous garantit la durée infinie de l’art.
Avant qu’il fût possible de reconnaître cette vérité, avant qu’il fût péremptoirement établi que tout art est aux Grecs, et aux Grecs depuis Homère jusqu’à Socrate, dans le rapport de la plus intime dépendance, les Grecs devaient nous faire un effet analogue à celui que Socrate produisait sur les Athéniens. À peu près de tout temps, les cultures successives ont essayé avec humeur de secouer le joug des Grecs, parce que toute création personnelle, en apparence absolument originale et très sincèrement admirée, semblait, à côté d’eux, perdre soudain la couleur et la vie et avorter en imitation maladroite, en caricature. Et à chaque instant éclate encore une fois la sourde colère amassée au fond du cœur contre ce petit peuple arrogant qui eut l’audace d’affubler, pour l’éternité, de l’épithète de « barbare » tout ce qui lui est étranger. Quels sont ces gens, se dit-on, qui, sans autre titre qu’un éclat historique éphémère, des institutions ridiculement bornées, une valeur morale douteuse, et dont le nom même est employé à l’égal d’une odieuse in­jure, revendiquent cependant entre les peuples une place à part et le rang qui, parmi la masse, appar­tient au génie? Malheureusement on n’eut pas la chance de découvrir la ciguë qui aurait pu en finir tout uniment avec un pareil phénomène, car ni le poison, ni l’envie, ni la calomnie et la colère déchaînées ne purent réussir à entamer cette insolente sérénité. Aussi, devant les Grecs, on a honte et on a peur. Qu’au moins un homme estime ici la vérité par-dessus tout, et ose proclamer cette vérité, que, pareils au cocher qui conduit un char, les Grecs tiennent dans leurs mains les rênes de notre art, aussi bien d’ailleurs que de tout art, mais que, presque toujours, le char et les chevaux, de qualité trop basse, sont indignes de leurs glorieux conduc­teurs, qui se font alors un jeu de précipiter un tel attelage dans l’abîme qu’eux-mêmes franchissent aisément d’un bond, semblables à Achille aux pieds légers.
Pour montrer qu’un rôle directeur analogue fut également dévolu à Socrate, il suffit de reconnaî­tre en celui-ci le modèle d’un type humain inconnu jusque-là, le type de l’homme théorique, dont nous étudierons dès maintenant la signification et les fins. De même que l’artiste, l’homme théorique trouve, lui aussi, dans ce qui l’entoure une satisfaction infinie, et ce sentiment le protège, comme l’artiste, contre la philosophie pratique du pessimisme et ses yeux de lynx qui ne luisent que dans les ténèbres. Si l’artiste, en effet, à toute manifestation nouvelle de la vérité, se détourne de cette clarté révélatrice, et contemple toujours avec ravissement ce qui, malgré cette clarté, demeure obscur encore, l’homme théorique se rassasie au spectacle de l’obscurité vaincue, et trouve sa joie la plus haute à l’avène­ment d’une vérité nouvelle, sans cesse victorieuse et s’imposant par sa propre force. Il n’y aurait pas de science, si elle n’avait d’autre but que la vérité et ne devait se préoccuper uniquement que de cette déesse toute nue et d’aucune autre chose : ses adeptes se feraient bientôt l’effet de gens qui auraient projeté de creuser dans la terre un trou vertical la traversant de part en part. Le premier s’aperçoit qu’en travaillant pendant sa vie entière avec la plus grande assiduité, il ne pourrait arriver à percer qu’une infime partie de l’énorme profondeur, et que le résultat de son travail serait comblé et anéanti sous ses yeux par le travail de son voisin, de sorte qu’un troisième paraîtrait agir très raisonnable­ment en choisissant à son gré une place nouvelle pour sa propre tentative. Si l’un d’eux réussit alors à démontrer péremptoirement l’impossibilité d’at­teindre par ce moyen l’antipode, qui voudra per­sister encore au forage du puits primitif, s’il n’a pris le parti, entre temps, de s’accommoder d’y dé­couvrir des gemmes ou des lois de la nature? C’est pour cela que Lessing, le plus sincère des hommes théoriques, a osé déclarer qu’il trouvait plus de satisfaction à la recherche de la vérité qu’à la vérité elle-même ; et ainsi fut dévoilé, à la surprise, à la grande colère des savants, le secret fondamental de la science. Cependant, à côté de cet aveu isolé, de cet excès de franchise, sinon d’outrecuidance, on constate aussi une illusion profondément significa­tive, incarnée pour la première fois dans la personne de Socrate : cette inébranlable conviction que la pensée, par le fil d’Ariane de la causalité, puisse pénétrer jusqu’aux plus profonds abîmes de l’Être, et ait le pouvoir non seulement de connaître, mais aussi de réformer l’existence. Cette noble illusion métaphysique est l’instinct propre de la science, qui la conduit et la ramène sans relâche à ses limites naturelles, où il lui faut alors se transformer en art, — but réel vers lequel tend cet instinct.
Considérons maintenant Socrate sous cette clarté nouvelle : il nous apparaît alors comme le premier qui pût non seulement vivre, mais encore — ce qui est beaucoup plus — mourir au nom de cet instinct de la science; et c’est à cause de cela que l’image de Socrate mourant, de l’homme délivré, par le savoir et la raison, de la crainte de la mort, est l’écu armorial suspendu au portail de la science, pour rappeler à chacun que la cause finale de la science est de rendre l’existence concevable, et par cela même de la justifier : ce à quoi, naturellement, au cas que la raison ne suffise point, doit servir en fin de compte aussi le mythe, que je viens de mon­trer comme la conséquence inéluctable, comme le but réel de la science.
Lorsque l’on observe le spectacle offert depuis Socrate, ce mystagogue de la science, par les di­vers systèmes philosophiques qui, semblables aux vagues de la mer, se poursuivent et se succèdent sans trêve; en présence de cette universelle avidité de savoir qui s’est manifestée, avec une puissance que l’on n’eût jamais soupçonnée, dans toutes les sphères du monde civilisé, et qui, s’imposant à tous comme le véritable devoir de l’homme intelligent, a porté la science à la place suprême qu’elle occupe encore, et dont on n’a pu jamais complètement parvenir à la déposséder; devant cet universel désir de connaître, enlaçant tout le globe terrestre d’un réseau de communes pensées et rêvant même de soumettre à ses lois un système solaire tout entier; — et si l’on considère en même temps la co­lossale pyramide de la science moderne, on ne peut se défendre de voir en Socrate l’axe et le pivot de ce qui constitue l’histoire du monde. Qu’on imagine, en effet, la somme incalculable des forces absorbées par cette tendance universelle, consacrée, non pas au service de la connaissance, mais à la réalisation des désirs pratiques, c’est-à-dire égoïstes, des in­dividus et des peuples ; il est probable qu’alors, au milieu des perpétuelles migrations des peuples et des luttes exterminatrices, l’amour instinctif de la vie serait tellement affaibli, et l’habitude du suicide devenue si générale, que l’individu croi­rait, comme l’habitant des îles Fidji, accomplir son devoir suprême de fils en tuant son père, et d’ami en égorgeant son ami : pessimisme pratique qui pourrait même susciter l’épouvantable morale de l’anéantissement de peuples par pitié, — et qui, d’ailleurs, existe et a existé dans le monde, partout où l’art n’est pas apparu sous une forme quelcon­que, particulièrement sous celle de la religion ou de la science, comme remède et protection contre ce souffle empoisonné.
En face de ce pessimisme pratique, Socrate est le premier modèle de l’optimiste théorique, qui attribue à la foi dans la possibilité d’approfondir la nature des choses, au savoir, à la connaissance, la vertu d’une panacée universelle, et tient l’erreur pour le mal en soi. Pénétrer les causes et distinguer de l’apparence et de l’erreur la véritable con­naissance, parut à l’homme socratique la vocation la plus noble, la seule digne de l’humanité ; et, depuis Socrate, ce mécanisme des concepts, juge­ments et déductions fut regardé comme la plus haute faveur, le présent le plus merveilleux de la nature, et estimé au-dessus de toutes les autres facultés. Les plus nobles actions morales elles-mêmes, les impulsions de la pitié, du sacrifice, de l’héroïsme et aussi cet état de l’âme auquel il est si difficile d’atteindre, comparable au calme silencieux de la mer immobile, et que le Grec apollinien nommait Σοφροσὐνη, tout cela, aux yeux de Socrate et de ses successeurs, jusqu’aux plus mo­dernes de ses disciples, est du ressort de la dialectique de la connaissance et, comme tel, peut être enseigné. Pour celui qui a éprouvé personnelle­ment la jouissance que procure la connaissance socratique, et qui sent combien cette connaissance s’efforce d’enserrer de cercles toujours plus vastes le monde des phénomènes, il n’y aura plus désor­mais, pour l’exciter à vivre, d’aiguillon plus puis­sant que l’âpre désir de poursuivre cette conquête et de tresser en mailles indestructibles un infranchissable réseau. Le Socrate de Platon apparaît alors à cet homme comme l’apôtre d’une forme toute nouvelle de la « sérénité grecque » et de la joie à l’existence, qui cherche à se manifester par des actes et y réussit le plus souvent par une influence maïeutique et éducatrice exercée sur de jeunes et nobles esprits, dans le but de susciter en eux le génie.
Et la science, éperonnée par sa puissante illusion, s’élance alors irrésistiblement jusqu’à ses limites, où vient échouer et se briser son optimisme latent inhérent à la nature de la logique. Car la circonfé­rence du cercle de la science est composée d’un nombre infini de points, et cependant qu’il est encore impossible de concevoir comment le cer­cle entier pourrait être jamais mesuré, l’homme supérieur et intelligent atteint fatalement, avant même d’avoir accompli la moitié de sa vie, certains points extrêmes de la circonférence, où il demeure interdit devant l’inexplicable. Lorsque, plein d’épouvante, il voit, à cette limite extrême, la logique s’enrouler sur soi-même comme un serpent et se mordre la queue, — alors surgit devant lui la forme nouvelle de la connaissance, la connaissance tragique, dont il lui est impossible de supporter seulement l’aspect, sans la protection et le secours de l’art.
Si nous tournons nos regards retrempés et ré­confortés par la vision grecque vers les sphères les plus élevées du monde qui nous entoure, nous voyons cet effort de l’insatiable connaissance opti­miste, dont Socrate fut la première incarnation, se transformer brusquement en un besoin de résigna­tion tragique et d’art ; tandis que, chez les esprits inférieurs, cette même tendance doit se manifester par un sentiment d’hostilité à l’art, et abhorrer, par-dessus tout, l’art tragique dionysien, comme nous en avons eu un exemple dans la lutte du socratisme contre la tragédie eschyléenne.
Et ici, l’esprit plein de trouble, nous frappons aux portes du présent et de l’avenir : cette « trans­formation » aboutira-t-elle à de toujours nouvelles métamorphoses du génie, et précisément dans le sens de Socrate s’exerçant à la musique ? Le ré­seau de l’art, que ce soit sous le nom de Religion ou de Science, enveloppera-t-il le monde de mailles toujours plus fortes et plus délicates, ou est-il des­tiné à être déchiré en lambeaux dans le tourbillon de barbarie fiévreuse et qui se qualifie à présent de « modernité » ? — Inquiets, mais non sans espoir, nous demeurons un instant à l’écart, esprits contemplatifs auxquels il est accordé d’être témoins de ces luttes et de ces évolutions inouïes. Hélas! C’est le charme de ces luttes que celui qui les contemple soit contraint aussi d’y prendre part!

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