Les routes de France

Remy de Gourmont
Texte écrit au début du XXe siècle. La route comme facteur et comme signe de civilisation.
Les routes de France sont un peu moins inconnues depuis les automobiles; mais ces monstres ne se risquent pas volontiers le long de ces petits rubans qui vont on ne sait où en tournant sur eux-mêmes. Les routes ne sont plus inconnues; les chemins le sont encore : les chemins de France forment un réseau merveilleux.

Il y a quelques années, des amateurs de cyclisme, à San Francisco, durent, pour se livrer à leur sport, faire construire une route. Voilà la différence entre la barbarie et la civilisation! Cette colossale Amérique en est encore, par bien des côtés, à la période coloniale. Les chemins de fer y ont devancé les chemins de pierre; et comme il n’y a pas de villages, mais seulement des villes et des fermes isolées, les routes ont semblé moins utiles : on les a négligées.

D’ailleurs, un réseau de routes et de chemins comme celui qui couvre la France ne s’improvise pas. Il y faut la collaboration des siècle; mais le dernier siècle, incontestablement, a fait plus de routes en France que tous les autres depuis Jules César.

Louis XIV aimait les routes pavées; il les multiplia autour de Paris. Plusieurs de ces routes ont encore ce nom : le pavé du Roi. Mais déjà tous les grands centres étaient reliés entre eux et avec Paris.

Au dix-huitième siècle, les routes s’allongèrent encore. Négligé par la Révolution, qui ne sut même pas les entretenir, le système des grandes routes royales (aujourd’hui nationales) fut achevé sous la Restauration. L’élan était donné; les tisserands des ponts et chaussées ont ajouté sans cesse des mailles nouvelles au large et majestueux réseau primitif.

Aujourd’hui, le dessin est presque achevé, et la France donne cet aspect : un parc sillonné de nombreuses allées.

Elles sont larges ou étroites, droites ou courbes, blanches, grises ou rouges, les routes de France, selon la pierre dont on les nourrit; mais ce sont bien des allées de jardin.

Cela nous semble tout naturel, et c’est extraordinaire. Aucun autre pays ne possède des chemins aussi nombreux et aussi bien entretenus, sauf l’Angleterre, peut-être, et en quelques régions seulement. Les chemins de France représentent un très grand luxe. Aucun, assurément, n’est inutile, mais beaucoup ne sont pas utiles en proportion de ce qu’ils ont coûté à construire, de ce qu’ils coûtent à entretenir. Il en est beaucoup qui ne reçoivent pas en moyenne une voiture par jour. C’est une œuvre seigneuriale, plus encore qu’une œuvre sociale. Mais ils sont là, ces petits chemins aux harmonieuses courbes, déroulées parmi les champs et les prairies; ils s’offrent à tous, ils représentent la possibilité de sortir de chez soi : ils sont un signe et un instrument de liberté.

L’absence de chemins rend l’homme de la campagne prisonnier d’un coin de terre. Que de générations de paysans ont vécu ainsi, sans sortir, et n’imaginant pas que l’on pût franchir le cercle coutumier de l’horizon! D’aucuns diront que cela faisait des races meilleures, plus solides, plus résistantes, étant plus résignées à un sort monotone. Cela n’est peut-être pas très exact. S’il n’est pas de vie sérieuse sans une certaine routine, ne faut-il cependant que le train quotidien soit brisé de temps en temps? Sortir de chez soi, c’est sortir de soi-même, et on y gagne toujours quelque chose.

Mais quand elles ne serviraient à presque rien, ces allées de jardin qui sillonnent la France, elles seraient encore délicieuses. Elles donnent à qui les suit en rêvant la sensation d’être le maître d’un merveilleux domaine. Les paysages semblent fuir : on finit toujours par les atteindre. Il n’est pas de clocher sur le dos d’une colline, pas de moulin dans le giron d’un vallon que l’on ne finisse par joindre, et la terre de France se trouve ainsi agrandie de toutes sortes de beautés, jadis inaccessibles.

Il est bon, cependant, qu’il reste des coins inaccessibles. Il y en a encore, et il y en aura toujours. Cela est heureux, car le paysage le plus beau est celui qu’on ne verra jamais, et il n’est rien de tel que les rêveries qui demeurent des rêves. La France est si variée que la plus grande partie en sera toujours mystérieuse, même pour le touriste le plus effréné ou le plus patient. Les petits chemins mènent partout; mais ils sont si enchevêtrés, leurs rubans sont si longs, qu’on n’en voit jamais la fin. On n’est jamais arrivé. Quel pays pour le Juif Errant, réduit jadis à traîner sa mélancolie le long de quelques grandes routes trop connues!

Les petits chemins de France sont un des délices de France, et un des plaisirs les plus charmants de l’été est de se promener le long des allées de ce grand parc où les bêtes et les hommes mangent et travaillent fraternellement à la lumière du soleil ou à l’ombre des beaux arbres.

1904

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