La tentative d'assassinat d'Hitler

Michel Dongois
Ce récit à la fois dense et pudique de Michel Dongois ne peut que nous renvoyer à nous-mêmes: aurions-nous eu le courage, au péril de notre vie, de lutter contre un système dont nous aurions vu, comme Stauffenberg et ses compagnons, toute l'horreur? «On suit sa conscience ou plutôt, c'est elle qui nous pousse» nous dit Anna von Haeften, dans L'héritage d'un passé terrible. Cinquante ans plus tard, le groupe qui aura été exécuté pour avoir suivi sa conscience parle très haut pour tous les Allemands qui ont été forcés de se taire. La vérité est du côté de la mort.
En 1944, des résistants de La Rose Blanche tentèrent d'assassiner Hitler


    BERLIN, 19 JUILLET 1994, SOIRÉE :

    Ouverture tragique, d'Andrzej Panufnik. C'est la pièce que jouent, dans l'immense hall d'honneur de la mairie, les jeunes musiciens du Collegium Musicum. Le compositeur polonais l'a dédiée à son frère Miroslav, tombé en1944 lors de l'insurrection de Varsovie, Elle marque l'ouverture officielle des cérémonies entourant le 50e anniversaire de l'attentat contre Hitler (20 juillet 1944). La salle est comble. Recueillement impressionnant des invités, dont le macaron m'indique des noms souvent mentionnés dans les livres d'histoire consacrés à la résistance allemande au nazisme: von Hofacker, von Quirnheim... Des «von», beaucoup de «von». Les rares survivants et les descendants sont là.

    Au premier rang est assise une vieille dame: la comtesse Nina Schenk von Stauffenberg, l'épouse de l'officier qui posa la bombe contre Hitler et tenta d'organiser l'insurrection contre lui (opération Walkyrie). Près de moi, un vieux couple de Juifs. L'homme porte le matricule d'Auschwitz incrusté sur le bras. À la fin de la pièce, son épouse se tourne vers moi: «Si j'avais 10 ans de moins, je ferais mes valises pour Israël. Ils recommencent à griller des gens». Depuis janvier 1992, la violence néonazie a fait une vingtaine de victimes en Allemagne, plusieurs ayant péri dans un incendie.

    Déjouant la vigilance de la famille Stauffenberg, qui la surveille de près, je risque une question rapide à la vieille dame, entre deux bousculades. Un message pour la jeune génération? «Je n'ai rien à dire. Tout appartient à l'Histoire désormais. Le reste, c'est ma vie privée», me répond-elle d'un air plutôt irrité. Tout, vraiment? Pourquoi alors la récente controverse soulevée dernièrement par son propre fils député, Franz-Ludwig, qui refuse de voir la mémoire de son père associée à celle des communistes, au Mémorial de la résistance allemande? Cinquante ans après, et bien que soit tombé le Mur, il est toujours difficile d'accorder les deux mémoires allemandes.

    «Conscience». Le mot est lâché. Ces gens ont compris, certains plus tôt que d'autres, l'impossible coexistence avec le nazisme, qui veut l'extinction de toute conscience individuelle. «Il n'y a de vie privée que dans le sommeil», avait dit un ponte nazi.


    L'homme nu

    BERLIN, 20 JUILLET 1994, MIDI:

    Hommage aux «hommes du 20 juillet», au Bendlerblock, lieu où fut planifiée l'opération Walkyrie. Il abrite aujourd'hui ledit Mémorial. Soleil de plomb. Il brillait avec la même intensité, parait-il, le 20 juillet 1944. Sobriété des cérémonies. Les têtes dirigeantes de l'Allemagne sont là, entourant la frêle Mme von Stauffenberg. Je retiens la phrase du chancelier Kohl: «L'héritage de la résistance allemande fut décisif pour la démocratie d'aujourd'hui».

    Imperturbable au milieu de la cour d'honneur trône une statue d'homme nu. Nu face à la dictature, avec pour seule ressource, la force de sa pensée, qui lui a permis entre autres de mettre à nu très tôt la dictature. Mais l'homme semble rappeler une nécessité d'airain: les forces de destruction sont à leur maximum dans l'univers quand culmine l'intoxication spirituelle des masses. Exacerbation de la volonté sans passer par la conscience, ce fut aussi cela, le nazisme. Après les discours, l'hymne national allemand. Des officiers russes et alliés au garde-à-vous. Ils quitteront tous Berlin cette année, après 49 ans de présence. Au pied de la statue gisent des couronnes. Des fleurs. Beaucoup de fleurs. S'en détache un ruban rouge vif, tombé sur le sol, que je ramasse à la sauvette. Il porte une citation: «La vérité se pose en des termes tels qu'elle devient politique».

    BERLIN-PLÖTZENSEE, 20 JUILLET 1994, 16 H:

    La prison où furent exécutés 500 adversaires du nazisme, pour la plupart des conjurés du 20 juillet (199 exécutions). Une urne contient un peu de terre provenant de tous les camps de concentration du Reich. «La terre accuse!»; cette phrase, lue à Auschwitz, me revient soudain à l'esprit. L'orchestre de la Luftwaffe joue le Deutsches Largo, de Haendel. D'autres couronnes, déposées par tous les corps constitués d'Allemagne, viennent fleurir le mémorial de pierre, qui porte pour seule mention: «Aux victimes de la dictature hitlérienne, 1933-1945». À l'arrière se trouve le lieu d'exécution, avec les crocs de boucher, auxquels on suspendait les prisonniers.

    On les étranglait aussi à laide de cordes de piano pour faire durer le spectacle - filmé sur ordre d'Hitler. Écoeurés, les caméramen refuseront tous de poursuivre leur macabre besogne.

    Du 20 juillet 1944, un président de RFA a dit qu'il fut «un cadeau à l'avenir de l'Allemagne». Ce jour-là condense les efforts menés depuis des années pour renverser Hitler. Pas les premiers, mais probablement les derniers. En lien avec la résistance civile, une poignée d'officiers, autour du comte Claus Schenk von Stauffenberg, héritier spirituel de Stefan George, le poète-guide, complotent la mort d'Hitler. Mais l'entreprise échoue. Le lendemain, Winston Churchill indique que le seul intérêt de l'événement pour les Alliés est de voir les dirigeants allemands se crêper le chignon. Mais en 1946, il fait amende honorable: «En Allemagne vivait une opposition, sans cesse affaiblie par son sacrifice et par une politique internationale épuisante, qui appartient au plus noble et au plus grand de ce que l'histoire politique des peuples a jamais donné. Ces hommes luttaient sans aucune aide de l'intérieur ou de l'extérieur, mûs seulement par l'inconfort de leur conscience».


    La foi du petit nombre

    «Conscience». Le mot est lâché. Ces gens ont compris, certains plus tôt que d'autres, l'impossible coexistence avec le nazisme, qui veut l'extinction de toute conscience individuelle. «Il n'y a de vie privée que dans le sommeil», avait dit un ponte nazi. Malgré l'épais brouillard de propagande qui embrumé les esprits, à une époque de folie collective, la résistance s'organise, surtout composée d'élites, mais la masse ne suit pas. Elle reste le fait du petit nombre, qu'on dirait aujourd'hui «statistiquement non significatif». On a parlé de 30 000 résistants actifs. Mais qui le sait vraiment? À titre de comparaison, le Reich de 1933 comptait 66 millions d'habitants.

    Leur constat d'abord: Hitler a «l'enfer dans le coeur et le chaos dans la tête». Aussi est-il en train de créer une «Allemagne, et peut-être une Europe, sans âme, sans culture, dénaturée et brutale» (von Hassell); «l'hitlérisme est un poison pour l'âme allemande. Hitler est décidé à détruire le christianisme» (Goerdeler); «le nazisme est une grave maladie spirituelle» (mouvement de résistance étudiant La Rose blanche); le pasteur Dietrich Bonhoeffer décrit Hitler comme l'Antéchrist, «la Bête de l'Apocalypse», qu'on a le droit et le devoir d'abattre. Le Führer n'a-t-il pas affirmé que, le christianisme étant «une honte culturelle», on ne pouvait à la fois se dire allemand et chrétien? «Le nazisme est une menace pour le monde, le christianisme et la culture [...] Ce n'est que par la défaite que nous expierons les crimes terribles que nous avons commis contre l'Europe et contre le monde» (Bonhoeffer).

    Leur décision ensuite: elle est prise dans une tension indicible, après d'insoutenables conflits de conscience, car il ne va pas de soi de lutter contre les siens et de choisir les bonnes armes.

    Plusieurs hésitent à recourir à la violence, même contre un tyran. Une fois parvenu au stade de «l'apaisement intérieur», Claus von Stauffenberg dira: «Nous avons procédé à un examen général devant Dieu et devant notre conscience. Il faut que nous réalisions nos plans, car cet homme [Hitler] est le mal en soi». Il s'envole alors pour «le repaire du loup», le quartier général du Führer à l'Est, à Rastenburg, à 500 km de Berlin. Il y dépose la bombe, qui explose vers 12 h 40, le 20 juillet 1944.

    Arrive la nouvelle de l'échec: Hitler est légèrement blessé, pas mort. «Maintenant tout le monde va nous tomber dessus et nous insulter. Mais je demeure fermement convaincu que nous avons bien agi. Pour moi, Hitler n'est pas seulement l'ennemi juré de l'Allemagne, mais aussi l'ennemi juré du monde. En entrant dans notre groupe, nous avons tous revêtu la tunique de Nessus. La valeur morale d'un homme ne commence que lorsqu'il est prêt à donner sa vie pour ses convictions», écrit dans son testament le conjuré Henning von Tresckow, peu avant de se suicider. Stauffenberg sera fusillé le soir même avec trois autres officiers. La tunique mythologique de Nessus a des propriétés magiques: une fois revêtue, elle consume de brûlures celui qui la porte. De fait, la répression sera bestiale.


    «Continuez à aimer ce peuple ... »

    BERLIN-PLÖTZENSEE, 20 JUILLET 1994, «NUIT DE PLÖTZENSEE»:

    Deux stations: le Carmel Regina Martyrum et la Communauté protestante. Une seule cérémonie, intitulée «voix de la résistance, parole et musique». Musique, avec Ahrens, Alain, Bach, Brahms, Graef, Krol, Messian, Reger. Parole, avec notamment des extraits des feuilles de La Rose blanche: «La honte pèsera toujours sur l'Allemagne si la jeunesse ne s'insurge pas enfin [...] pour bâtir une nouvelle Europe spirituelle [...] Nous nous dressons contre l'asservissement de l'Europe par le national-socialisme, dans une affirmation nouvelle de liberté et d'honneur».

    Extraits aussi des lettres d'adieu des résistants exécutés, pour la plupart sorties de prison dans la clandestinité. Lettres écrites souvent menottes aux mains, dans le froid du cachot. «Tout est bien. Il y avait dans mon être un tel conflit mais les mois derniers m'ont apporté la solution. Maintenant, tout est paix et joie» (Eva-Maria Buch). «Je n'ai pas de haine. Tout cela est loin de moi» (Hans Scholl). «La situation est d'une gravité implacable, même si elle me semble irréelle et m'apparaît comme dans un rêve [...] Continuez à aimer ce peuple, qui est si abandonné, si trahi, si misérable au fond de lui-même, et finalement si perdu et si perplexe malgré toute l'assurance des défilés et des déclamations [...]. Adieu donc, mon crime a été de croire à l'Allemagne, même par-delà une heure de misère et de nuit» (Alfred Delp, jésuite). «Soyez heureux et ne perdez pas courage, vous connaîtrez un avenir meilleur» (Johanna Kirchner).

    Peter Yorck von Wartenburg écrit à sa femme: «J'espère que ma mort sera acceptée [...] comme sacrifice expiatoire pour ce dont nous sommes collectivement responsables[...]. On peut bien nous dépouiller extérieurement, mais on ne peut pas nous enlever l'esprit dans lequel nous avons agi». «Les idées ne se sèment qu'avec du sang» (Harro Schulze-Boysen). «Pour une cause aussi bonne et aussi juste, on peut payer de sa vie» (Julius Leber). «Nous n'avons fait que penser. Nous serons pendus parce que nous avons réfléchi ensemble», écrit Helmuth James von Moltke, fondateur du Cercle de Kreisau, à son épouse Freya. Domiciliée dans le Vermont, Mme von Moltke est présidente d'honneur de la Fondation Kreisau pour la compréhension européenne, fondée en 1990 à Kreisau, aujourd'hui en Pologne, dans la propriété où se réunissaient les conjurés. Un des objectifs est de contribuer, notamment par des échanges, à la réconciliation germano-polonaise.


    «Nous avons le gaz»

    BERLIN-WANNSEE, 21 JUILLET 1994:

    Maison de la «Conférence de Wannsee», «lieu d'apprentissage historique» pour les jeunes générations. Dans cette superbe villa au décor champêtre, devenue «la maison des bourreaux», 14 dignitaires nazis planifièrent, en janvier 1942, la réalisation technique du génocide juif, l'éradication du «fléau tsigane» et la déportation des Slaves vers l'Est. Goethe n'évoquait-il pas, dans son second Faust, ces êtres qui, «en des heures infâmes, méditèrent l'anéantissement de la race humaine»?

    L'exposition, qui présente les faits, est hallucinante. Elle cite notamment le dernier bilan des pertes infligées par l'Allemagne aux Russes: 27 millions de morts. Parmi eux, de cinq à six millions de prisonniers de guerre, morts dans les camps dans des conditions inouïes, surtout durant l'hiver 1941/1942. Le Führer avait dit à ses généraux que la guerre contre l'URSS devait être menée «au mépris de tout sentiment humain». Je retiens une citation, d'Alfred Krupp, le baron de l'acier, accusé d'avoir utilisé des milliers d'esclaves pour faire tourner ses usines: «Nous voulions un système qui fonctionne bien et qui nous donne la possibilité de travailler sans être dérangés. La politique n'est pas de nos affaires».

    «Nous ne capitulerons jamais», avait juré Hitler, qui avait aussi promis au peuple allemand «la victoire ou l'apocalypse». Ce sera l'apocalypse. «Nous avons le gaz. Nous avons le mode d'emploi»: la formule est de Rudolf Hoess, commandant de la première «fabrique de mort organisée par la science», Auschwitz. À l'époque de l'attentat, la machine à tuer est au zénith de son efficacité: jusqu'à 12 000 personnes par jour disparaissent dans les camps sans laisser de traces. «Le christianisme et nous, nazis, n'avons qu'un point en commun et un seul: nous exigeons l'homme tout entier», lance le juge nazi Freisier à von Moltke. Tout entier vraiment, cheveux compris, pour tisser des couvertures, peau pour les abat jour, graisse pour les savons et os pour les engrais!

    Mais déjà, les résistants préparent l'Allemagne d'après-guerre. Ainsi du Cercle de Kreisau, véritable «laboratoire d'idées», composé surtout de gens d'études et de réflexion de tous horizons. Il élabore 12 principes pour la rénovation de l'Allemagne. Ils seront en grande partie intégrés à la constitution de 1949. En Voici quelques-uns: lutte contre réveil futur du nationalisme; idéal d'une réconciliation des nations et d'une fédération européenne; jonction entre les réformes économiques et sociales. Prophétique, le Cercle de Goerdeler souhaite, quant à lui, voir «les Allemands vaccinés contre la peste du temps présent, contre les illusions économiques»!

    BERLIN, 21 JUILLET 1994, MARTIN GROPIUS BAU:

    Le musée abrite une exposition permanente intitulée «Topographie de la terreur». Flic est installée dans le périmètre des anciens sièges sociaux de la Gestapo, de la SS et de la Direction de la Sécurité du Reich, «lieu de l'histoire allemande non assumée» jusqu'en 1987, selon un historien. Il a fallu le prétexte du 750e anniversaire de Berlin, cette même année, pour le sortir de l'oubli. L'exposition montre comment des fonctionnaires, sagement assis dans leur bureau, attendaient les rapports indiquant les «progrès» de la germanisation forcée à l'Est. Comment surtout ils planifiaient la terreur en Europe, la plupart d'entre eux n'ayant jamais mis les pieds sur les lieux des massacres. Dans les dictatures, les mieux cotés ne sont pas les plus compétents, mais ceux qui s'inclinent le plus bas. Suffisamment bas pour tolérer la présence des «interrogatoires renforcés» (la torture), qui se déroulaient aux étages.


    Nuit et brouillard

    L'exposition fait l'autopsie de la violence quotidienne du régime et la genèse de la mystique nazie. Ainsi voit-on des «scientifiques» dans une carrière à la recherche des traces de runes, l'écriture des dieux nordiques. Mais c'est la liturgie du feu qui occupe la place centrale. «Un brasier était allumé, et de sa flamme ardente doit jaillir un jour le glaive qui rendra au Siegfried germanique la liberté, et à la nation allemande, la vie». Inspirée du Crépuscule des dieux de Richard Wagner, la prophétie d'Adolf Hitler s'est réalisée. Le brasier est venu, avec ses rituels «purificateurs». Autodafés de 1933: «Contre la primauté de l'instinct [...] pour les bonnes moeurs de la famille allemande, je livre aux flammes les écrits de Sigmund Freud». Et de 200 autres écrivains et poètes avec autant de bonnes raisons de brûler leurs oeuvres. Avec aussi les cheminées d'Anschwitz, et leurs flammes de deux mètres.

    Et pour rendre le tout acceptable au peuple allemand, au nom de qui l'affaire est menée, un charme lui est jeté. «Nuit et brouillard, plus cette imprécation d'Alberich, le Niebelung revêtant le heaume qui le rend invisible, est extraite de L'Or du Rhin, de Wagner. Elle sert aussi de nom de code à l'entreprise de personne!», la déportation des ennemis du nazisme (Décret Nacht und Nebel, signé par Hitler en décembre 1941). Le charme avait opéré: à la place d'Alberich devenu invisible s'éleva une colonne de brouillard. Nuit et brouillard, où on ne voit ni ciel ni terre: le peuple allemand était devenu «aliéné», étranger à lui-même; la nation des «penseurs et des poètes» était conduite à l'abîme les yeux fermés. Quand elle se réveillera, 12 ans plus tard, à l'effondrement du Reich qui devait durer 1 000 ans, elle aura pour elle la culpabilité et l'opprobre du monde entier.

    Quelques étapes de sa descente aux enfers: le 28 février 1933, un mois après sa victoire électorale, Hitler fait signer au vieux Président du Reich, le maréchal Paul von Hindenburg, une «ordonnance pour la protection du Peuple et de l'État». Elle abroge «jusqu'à nouvel ordre», en fait jusqu'à la capitulation de mai 1945, les droits suivants: liberté individuelle, inviolabilité du domicile, secret de la correspondance, liberté d'expression (liberté de presse comprise) liberté de coalition, protection de la propriété. Les syndicats sont dissous peu après et la Gestapo créée en avril. En juillet, une loi interdit toute nouvelle formation de partis. En six mois, la dictature est scellée. Suivra l'embrigadement des jeunes: 8,7 millions de membres aux Jeunesses Hitlériennes en 1938. «Nous ferons croître une jeunesse devant laquelle le monde tremblera. Une jeunesse violente, impétueuse, intrépide, cruelle. C'est ainsi que je la veux.» (Hitler)

    Il était réservé à l'opération Walkyrie et aux hommes du 20 juillet de lever le charme jeté sur la conscience des Allemands. De les libérer du «lourd couvercle du secret et de la terreur»: l'une des premières mesures du gouvernement provisoire aurait été précisément d'ouvrir les portes des 20 camps de concentration et de leurs 165 dépendances. Tragédie wagnérienne, où prévaudra jusqu'au bout la notion de rachat, qui imbibait l'âme allemande: «La honte où Hitler avait enfoncé l'Allemagne a été effacée du nom allemand par le sacrifice de leur sang», indiqua en 1960 le premier président de RFA, Theodor Heuss, au sujet des résistants qui tentèrent «d'arracher l'État aux démons meurtriers». Un officiel de 1994 confirme: «L'échafaud de Plötzensee nous a redonné notre intégrité».


    Les fleurs de Sion

    BERLIN, 22 JUILLET 1994, REICHSTAG:

    L'ancien parlement du Reich, tombeau de la nation allemande. Il habite pour quelque temps l'exposition de peintures Vision d'enfer, d'Adolf Frankl. «Mes oeuvres résument mes épreuves. Personne ne devrait revivre pareil désastre», explique le peintre juif, rescapé d'Auschwitz-Birkenau, le plus grand cimetière du monde (175 hectares et quatre millions de morts). Encore hanté par la puanteur qui s'exhalait des cheminées, il cherche le rouge qui en décrira le mieux les flammes. Le fantômes de ses co-détenus viennent cogner dans sa tête, dit-il, et leur bruit cesse à mesure qu'il peint, pour les chasser ou leur redonner vie, les scènes quotidienne du camp.

    Il revoit les jeunes filles juives, «les fleurs de Sion», décharnées près des barbelés, les yeux vides. Son kapo l'a prévenu : «Tu te souviendras de tout ça pendant trois semaines. Puis tu finiras au crématoire». Température au foyer: 400 degrés. Sous chaque tableau, une légende. «La Bête», Adolf Eichmann, administrateur du génocide... «Parfois, le dernier geste d'une mère fut de protéger son enfant»... «La faim, notre compagne fidèle, nous a transformés en animaux»...«Pour tromper les nouveaux-venus et les accompagner à la chambre à gaz, les tsiganes devaient jouer leurs plus belles mélodies». Mais il parle aussi des médecins sélecteurs et des gibets collectifs, des cellules de suffocation et des enfants sur la table de vivisection, des convois provenant de 24 pays (28 nations) et de l'architecture au service de la mort. Et aussi du vol de l'identité pour un numéro, car il est plus facile de rayer un numéro qu'une personne. «Vous qui entrez, abandonnez toute espérance!»

    BERLIN-DAHLEM, 22 JUILLET 1994:

    Toujours ce soleil de plomb. Dans cette banlieue cossue, j'ai rendez-vous avec le Dr Clarita von Trott, médecin et psychanalyste. Le matin, je l'ai entendue prononcer une conférence sur son mari diplomate, Adam von Trott zu Solz, membre du Cercle de Kreisau, pendu en août 1944. Il a été «exécuté avec ses amis dans le combat contre les corrupteurs de la patrie», dit son épitaphe. Il avait été pressenti comme secrétaire d'État aux affaires étrangères, dans le cabinet-fantôme qui devait succéder à Hitler si le putsch avait réussi.

    Il était dangereux durant l'époque nazie de savoir quelque chose sur ce qui se tramait, dit-elle. «Mais Adam savait tout: les abominations que commettaient les nazis, les exécutions de masse, l'Holocauste. Il en avait honte pour son peuple». Il voyageait beaucoup à l'étranger, poursuit-elle, où il avait d'innombrables contacts. «Il a parlé de tout ce drame avec ses amis et essayé de faire quelque chose. Ils songeaient aussi à la façon de réorganiser l'Allemagne, qu'ils voyaient faire partie d'une fédération européenne».


    Solitude et incompréhension

    Deux sentiments habitent aujourd'hui le Dr von Trott: la solitude et l'incompréhension. Solitude de s'être retrouvée avec ses deux enfants, «veuve entourée d'autres veuves avec leurs enfants». Elle reconnaît avec tristesse que la politique et la famille ne font pas bon ménage. Elle trouve un peu injuste d'être aujourd'hui peu sollicitée pour parler de ces événements terribles, à l'exception de quelques historiens ou de journalistes étrangers notamment. Incompréhension: «Notre peuple ne nous a jamais vraiment compris. Ni pendant la guerre, où l'on passait pour des traîtres aux yeux de ceux qui suivaient sans chercher à comprendre. Ni après la guerre, alors que les Allemands voulaient tout oublier y compris les efforts de leur résistance». Sans compter que «l'autre Allemagne» fut totalement laissée pour compte au Tribunal de Nuremberg, qui jugea ceux qui restaient des criminels nazis; leurs avocats étaient tous allemands, mais leurs juges, tous des Alliés.

    On a tout reproché à la résistance allemande. Tout, et surtout son échec. Mais aussi d'avoir trop tardé. Son improvisation, son inefficacité. Sa difficulté à parler d'une seule voix. Mouvement mort-né, geste de désespoir, qui n'aurait fait que retarder la catastrophe finale. On lui a reproché d'avoir été menée par des militaires, gens peu enclins à la démocratie. On associe dans ce cas attentat à terrorisme, en oubliant que l'époque même était terreur et que seule l'armée pouvait efficacement s'opposer aux nazis. En oubliant la délation, la terreur psychologique constante, l'ombre de la Gestapo. Composé presque exclusivement de civils, le gouvernement provisoire qui devait remplacer Hitler aurait immédiatement décrété un cessez-le-feu unilatéral et retiré les troupes allemandes des pays encore occupés.

    «Pensez à nos frères de l'Est»

    GARE DE BERLIN-ZOO, 26 JUILLET 1994:

    Le train qui me ramène vers Paris. Je regarde défiler les gares de l'ex-RDA. Il y a deux ans à peine, lors de mon dernier passage, beaucoup avaient encore leur aspect de 1945. Mais à présent - efficacité allemande oblige - elles ont une allure moderne. Les voies ont été électrifiées et rénovées pour laisser filer les ICE, les TGV allemands. Cette ancienne partie d'Allemagne m'apparaît comme un gigantesque chantier. Mais en cette année d'élections, des contribuables se plaignent qu'avec leurs impôts, l'Est deviendra bientôt plus moderne que l'Ouest! Révolue vraiment, la sollicitude qui faisait écrire aux Allemands de l'Ouest, au coeur de Brême par exemple, en 1989, l'exhortation suivante: «Pensez à nos frères de l'Est, qui portent le poids de notre séparation».

    J'essaie de dresser mentalement un premier bilan des événements berlinois. J'en appelle à Goethe, qui voyait dans le peuple allemand, à l'instar des anciens, «un peuple tragique». Saura-t-il jamais que l'arbre au pied duquel il aimait méditer, en forêt de Weimar, s'est retrouvé au milieu du camp de Buchenwald, à quelques mètres de l'infirmerie où l'on exécutait les prisonniers?

    Nous fêterons sous peu le 50e anniversaire de l'extinction du brasier allumé par Hitler, qui culmina avec le feu du ciel d'Hiroshima. «que celui qui craint la pointe de ma lance ne franchisse jamais le feu! » À l'avertissement de la Walkyrie répond la sérénité du résistant von Wartenburg, juste avant de mourir : «Nous sommes entourés d'une mer de flammes. Nous allons allumer le flambeau de la vie». Je revois les tableaux saisissants du Mémorial consacrés à l'Allemagne de 1945, celle de l'Année zéro, désertée par ses artistes et haïe de l'univers. Celle de 1994 a-t-elle fini par aimer ce que la nécessité lui a imposé?

    Certes, la résistance allemande au nazisme n'a pas influencé extérieurement le cours de l'histoire, mais l'acte compensatoire a été accompli. Elle avait pour elle la lucidité, un des attributs de la lumière, et a su tirer une morale du néant: dès lors, les poètes peuvent revenir. Et avec eux Novalis, le chantre de la nuit, car «l'homme avait embelli le hideux masque de la mort». Le feuillet explicatif des cérémonies du 20 juillet, relatif au compositeur Panufnik et à son Ouverture tragique, se termine par ces mots : «espoir ou résignation?» Espoir sans doute même si Varsovie en flammes a englouti toutes les oeuvres de Panufnik, celui-ci les a ressorties de sa mémoire après la guerre. Il y a toujours un petit quelque chose qui échappe aux dictatures.

    Un philosophe a soutenu qu'Auschwitz devait rester «une plaie ouverte» dans la conscience du XXe siècle. Je songe à la blessure non guérie d'Amfortas, le roi-pécheur, que viendra «rédimer» Parsifal, le chercheur du Graal. Car toute damnation appelle une rédemption. Je pense aussi aux Walkyries: dans leur farouche chevauchée, elles emportaient au Walhalla l'âme des guerriers tombés au champ d'honneur. Ceux du 20 juillet peut-être? Je repense à Wagner, pillé par le nazisme, interdit de musique en Israël jusqu'à tout récemment. Véritable perversion des mythes fondateurs, illustrée par l'utilisation intensive par les nazis du personnage de Lohengrin, le sauveur spontané, devenu libérateur et guide du peuple! Finale tragique, où les dieux sont concernés: «Celui qui doute encore de l'existence réelle des forces démoniaques n'a rien compris aux arrière-plans de cette guerre», avertit La Rose blanche, soucieuse de «renouveler de l'intérieur l'esprit allemand gravement blessé».

    «Le ventre est encore fécond d'où a jailli la bête immonde», affirme Berthold Brecht. Nous savons qu'elle s'active dans toutes les zones que n'éclaire pas la conscience humaine. La résistance tenta en son temps d'assurer la continuité de la conscience allemande durant l'hypnose nazie. Elle choisit le camp de l'Homme contre l'inhumain, de l'Esprit contre la Bête. Dès lors, son témoignage vaut pour aujourd'hui: «Le testament est toujours valable. L'obligation n'est pas levée». (Theodor Heuss). «C'est le temps des semailles, non de la moisson», annonçait un résistant condamné à mort. Reste l'exhortation, gravée dans la pierre de Dachau avec l'alphabet de la souffrance, au pied de la statue de l'homme au triste costume rayé: «En hommage aux morts. En avertissement aux humains».

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Cet article a d'abord paru dans le numéro de janvier 1996 du magazine l'Agora. (Vol 3, No 4)

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