À l'école de Descartes

Bernard Saladin D'Anglure

Ce passage est tiré d'un article de “Les Inuit à l’école de Rabelais, de Descartes ou de Lévi-Strauss ? Regard anthropologique sur l’éducation interculturelle.” Un article publié dans l’ouvrage sous la direction de F. Ouellet, Pluralisme et école, pp. 437-464. Québec: Institut québécois de recherche sur la culture, 1988, 617 . L'article a été reproduit dans Les Classiques des sciences sociales.

Intéressant en lui-même, ce qui nous incite à le publier séparément et à le rattacher à notre dossier Descartes, ce passage prend tout son sens quand on le rattache aux autres sections de l'article, lequel constitue ce qu'on pourrait appeler une critique pittoresque du rationalisme.

 

Avec la Contre-Réforme, conduite principalement par les Jésuites, on assista à la mise sur pied du formidable instrument de contrôle et de formation de la pensée, que constituèrent les collèges d'enseignement des Jésuites. Combinant la scolastique, les mathématiques et les auteurs classiques gréco-romains, remis à l'honneur par l'Humanisme, avec une discipline d'inspiration militaire, ces collèges allaient former une grande partie des nouvelles élites européennes, car dans une époque de plus en plus troublée par les antagonismes idéologiques qui créaient des clivages jusqu'à l'intérieur des familles, ils se présentaient comme les nouveaux défenseurs de l'ordre social, auréolés de la séduction du savoir et de la pensée :

Dès les dernières années du XVIe siècle... [ils] avaient perçu l'évolution qui se manifestait autour d'eux dans le domaine du savoir et entrepris de réorganiser le cursus de leurs collèges...Ce projet se concrétisa en 1599 dans un texte important /.../ qui donnait une large place à l'enseignement des disciplines mathématiques... (P. Thuillier, 1988: 89-90).

C'est dans l'un de ces collèges que René Descartes, profitant de la bienveillante protection d'un parent, put épanouir son goût pour les mathématiques et pour la réflexion philosophique, tout en échappant par faveur aux rigueurs de la discipline. Ce cheminement, et la remise en cause de l'enseignement de ses maîtres, devaient le conduire au grand bouleversement de la pensée que constitue son "discours de la Méthode" :

...sitôt que j'ai eu acquis quelques notions générales touchant la Physique, et que commençant à les éprouver en diverses difficultés particulières, j'ai remarqué jusqu'où elles peuvent conduire, et combien elles diffèrent des principes dont on s'est servi jusqu'à présent... elles m'ont fait voir qu'il est possible de parvenir à des connaissances qui soient fort utiles à la vie, et qu'au lieu de cette philosophie spéculative qu'on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique, par laquelle connaissant la force et les actions du feu, de l'air, des astres, des cieux et de tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils sont propres, et ainsi nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature... [4]

Avec Descartes, la pensée devient sérieuse et raisonnable, dans ce XVIIe siècle marqué par la monarchie absolue, l'esthétique du classicisme et la philosophie rationaliste (cf. Bakhtine, 1970: 108) :

Dans cette nouvelle culture officielle, les tendances à la stabilité et au parachèvement des moeurs, au caractère sérieux unilatéral et monocorde des images est prédominant. L'ambivalence du grotesque devient inadmissible.

Et pourtant un regard critique sur la vie de René Descartes fait vite apparaître l'importance de l'imaginaire et de l'irrationnel, de l'émotion et de l'analogique dans l'expression même de son rationalisme. La description qui nous est restée de quelques songes mémorables (notamment ceux du 10 novembre 1619) [5] ne laisse planer aucun doute sur ses états de transe onirique au cours desquels il se crut investi d'une mission unificatrice des savoirs. Karl Stern, à la suite d'autres auteurs, fait par ailleurs ressortir la relation paradoxale qu'entretint Descartes avec les femmes :

«Les célèbres amitiés féminines de Descartes sont élevées intellectuellement et platoniques...la seule femme avec qui nous lui connaissions une liaison... semble avoir été une servante...nous constatons dans la vie de Descartes une séparation apparemment absolue entre l'image charnelle et l'image spirituelle de la femme...ce n'est pas l'aventure sexuelle qui le met en danger, mais bien l'amie platonique...Toutes les amies intellectuelles de Descartes...sont fort ambivalentes dans leurs rapports avec lui. C'est chez mademoiselle de Schurman et chez la reine Christine que cette ambivalence ressort le plus clairement...de fait la reine Christine sera pour Descartes la femme fatale au sens littéral...»(K. Stern, 1969: 82-83).

Ci-contre, Élisabeth de Bohême, la princesse Palatine avec laquelle Descartes entretint une correspondance portant les rapports entre l'âme et le corps, question difficile pour lui
, et plus précisément l'âme comme cause des maladies du corps, question difficile pour elle.

On sait que Descartes perdit sa mère à l'âge d'un an et qu'il fut élevé par une nourrice. Cette séparation prématurée peut expliquer, selon Stern, la scission de l'image de la femme en deux images contradictoires. Mais il n'est pas sans intérêt de signaler l'éducation masculine reçue par la reine Christine de Suède, chez qui mourût Descartes. Son père avait tellement souhaité un fils qu'il l'éduqua comme un garçon. Ne sommes-nous pas proche ici du modèle inuit avec son "troisième sexe" ? Si tel était le cas, il faudrait alors se livrer à une réévaluation complète de l'oeuvre de Descartes en y intégrant et ses transes oniriques et son chevauchement de la frontière des sexes, habilement occulté par un rationalisme que seul a retenu l'histoire. Il faudrait voir en lui un médiateur, plus qu'un fondateur, et dans son oeuvre, un repère pour la pensée, plus qu'une nouvelle vérité, à une époque où l'élargissement fantastique du savoir résultant des grandes découvertes, et la dramatique crise religieuse qui mettait à sang l'Europe, sapaient les fondements de l'Ordre établi.

Au lieu de cela, le XVIIIe siècle avec sa philosophie des lumières verra la généralisation du rationalisme et l'adoption du nouveau modèle newtonien d'intelligibilité du monde ; il verra aussi se durcir la discipline dans les écoles, d'où la culture populaire sera progressivement évacuée :

Dans cette nouvelle culture officielle, les tendances à la stabilité et au parachèvement des moeurs, au caractère sérieux unilatéral et monocorde des images est prédominant. L'ambivalence du grotesque devient inadmissible (Bakhtine, 1970: 108).

Edgar Morin (1987), dans son brillant essai sur l'Europe fait lui aussi un jugement sévère sur les excès du rationalisme :


Le rationalisme est assuré que le Monde, obéissant à un Ordre rationnel, est totalement perméable à la Raison : tout ce qui existe est intelligible et a sa raison d'être. Ce rationalisme s'articule sur l'Humanisme, qui justifie la souveraineté rationnelle d'Homo Sapiens et s'appuie sur la Science, qui dévoile les Lois rationnelles de l'Univers. La Raison devient ainsi le guide unificateur du savoir, de l'éthique et de la politique : l'homme peut et doit agir rationnellement ; la société peut et doit être rationnellement organisée et dirigée...En fait, cette Raison était aveugle là où elle croyait élucider. Elle était aveugle en retirant toute substance et consistance aux mythes et à la religion dénoncés comme erreurs, superstitions, supercheries. C'est cet aveuglement à l'égard des mythes extérieurs qui va produire ses mythes intérieurs, dont celui de l'Ordre rationnel ; c'est parce que la Raison se croit Toute-Vérité qu'elle va s'auto-déifier : et c'est en s'auto-déifiant que la Raison va devenir folle (E. Morin, 1987: 98-99).

La suppression de l'Ordre des Jésuites en France (1762) puis à Rome (1773) entraîna certes une remise en cause du principe d'autorité et de la discipline corporelle comme fondement de l'éducation, il n'en reste pas moins que l'accent mis depuis Descartes sur la raison et la pensée au détriment du corps, de la sexualité, du rire et du grotesque, va progressivement isoler l'enfant de la "vie", de la culture populaire et de la réalité sociale. Le libertinage, c'est pour les adultes et pour les riches. On assiste donc, avec le développement de la scolarisation, à un véritable processus d'infantilisation (cf. P. Ariès, 1973) qui, à l'inverse du processus inuit traditionnel, dévalue l'enfant en accentuant ses incapacités et en l'isolant du monde des adultes. Au sein même des écoles, l'apparition des classes et des matières scolaires entraîne un découpage accru selon l'âge et la discipline. La pensée triomphante découpe, divise, analyse et valide sans cesse le mythe sur lequel elle s'appuie, le "développement" illimité de l'emprise technique sur la nature (cette critique rejoint évidemment celle de G. Rist dans ce volume). Cette emprise va s'étendre des villes sur les campagnes, des territoires nationaux sur les colonies et par le jeu du pouvoir renforcé par le savoir acquis grâce à l'école, des classes privilégiées sur les classes pauvres, des ethnies dominantes sur les ethnies dominées.

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