Religion et philosophie

Pierre Pelletier
« Dieu est-il mort?

Je ne tairai pas que Dieu m'intéresse, m'intrigue, me fascine. Depuis longtemps. Et toujours, maintenant.

J'aimerais assez penser que ce que je dis de Lui, il le dit volontiers de moi. A vrai dire, je le pense. Tant il est vrai qu'en ce sujet, comme en amour, il ne se peut rien penser et se dire que de réciproque.

Etudiant en théologie, j'ai connu, il y a une vingtaine d'années, la vogue, que l'on n'aurait pas cru si éphémère, de la « mort de Dieu », plus encore, de la « théologie de la mort de Dieu ».

Nous n'en sommes plus là, et si, de ces « théologiens », il en est un qui survit aux caprices de la mode, c'est bien le seul Nietzsche, allergique à tout conformisme, bien conscient que tout le monde ne peut supporter l'air de l'altitude, où lui, il pensait.

Ce vent des Alpes, porteur de la « mort de Dieu », a atteint la montagne pelée des intellectuels et des théologiens, puis la plaine, banale sans doute, mais seule vraie pour qui vit au ras du sol dont il se nourrit.

Mon voisin maintenant sait que Dieu est mort. Il ne le proclame pas. Il le sait. Moi, je ne le crois pas. Je l'écoute et essaie de comprendre. De comprendre, n'osant encore écrire mes aphorismes. Mon voisin, lui, se prononce en allégro sur des sujets aussi andante que l'existence de Dieu, la vie après la mort. Il nie péremptoirement ce qu'il affirmait si innocemment à l'âge de ses premiers poils.

J'entends, de tous horizons, les explications devenues clés: la « révolution tranquille », la « sortie de l'obscurantisme », le « rejet du joug », et la « révolte contre le père ».

Si je regarde et entends un peu mieux, je discerne quelques constantes chez mes voisins.

J'entends d'abord une critique de l'Eglise et, ayant, par chance, beaucoup voyagé, une critique des églises.

Déjà, Russell, rappelant les guerres de religion et l'inquisition, considérait que les Eglises chrétiennes font partie, dans l'histoire de l'humanité, de ce qu'il a existé de plus dépravé (1). Après Marx et Freud, quoique sans plus de parenté avec eux, Russell estimait également que les Eglises se sont constamment opposées au progrès moral et humain et qu'elles sont les principaux ennemis du bonheur de l'humanité. D'autres penseurs, aussi différents que Roger Garaudy et Albert Camus, se plaignirent, avec une loyauté admirable, du silence et de la « diplomatie » des Eglises.

Mon voisin, lui, sait que l'Eglise est riche, riche au point d'être au bord de la faillite, qu'elle ne rattrape les révolutions qu'après coup, qu'elle a joué un rôle fort ambigu dans le destin des Canadiens français et du Québec...

Nietzsche, à propos des prêtres: « Il faudrait qu'ils me chantassent des chants meilleurs pour que j'apprenne à croire en leur Sauveur; il faudrait que ses disciples aient un air plus délivré (2). »

Avec Jean XXIII, Vatican II et Jean-Paul II, cette image de l'Eglise est apparemment devenue bien désuète. Détrompons-nous. Car si Jean-Paul Il chante des « chants meilleurs » et a un « air plus délivré », s'il mobilise les medias d'information grâce à sa bonne tête et à ses nombreux voyages, il apporte, avec son corps d'athlète et son physique « sexy », une morale que bien peu acceptent d'entendre. Chacun de ses discours soulève des réactions qui sont l'une des composantes de la mort de Dieu: la critique de la morale.

Pour des raisons sur lesquelles je n'ai pas le loisir de m'appesantir ici, il s'avère que la critique de la religion est liée à la critique des Eglises et à la critique de la morale. Pour Nietzsche et Marx, la critique des unes ne va pas sans celle de l'autre. Pour plusieurs d'entre nous, ces critiques marquent une déchirure: nous voudrions bien adhérer à ce Père de la dignité humaine qu'est Jean-Paul II, à l'Eglise dont il est le chef. Mais adhérer à la morale qu'il prône apparaît impossible, et, disons-le, inutile, hors propos, « irrelevant ».

Ayant mis de côté son Eglise et la morale qu'elle préconise, devant quoi se trouve le chrétien d'aujourd'hui? Théoriquement, on pourrait lui suggérer de changer d'Eglise et aussi de morale. Va-t-il, dès lors, se rallier à l'Islam dont le projet de règne de Dieu sur terre semble plus terrifiant que jamais? Au bouddhisme qui reste si étranger à notre mode de vie occidental?

La solution que plusieurs acceptent et favorisent est l'adhésion à Dieu sans « appareils religieux », ceux-ci ayant fait la preuve de leur extrême fragilité et de leur profonde trahison.

Dieu. Seul. Sans « appareil religieux ».

Devant cela, la panique m'envahit et je me retrouve au sein d'un certain nombre de personnes (une communauté?) qui ont fait une option similaire. Il semble bien que Dieu ne se vive pas seul!

Pas seul, et néanmoins, très seul.

Dieu est l'expérience que j'en ai. Il n'est ni le « Premier moteur » d'Aristote, ni rien d'autre de ce que les philosophes ont inventé. Il n'est ni l'Absolu ni la cause première: cela a été réfuté par tant de philosophes...

Est-il celui qui - parfait - prend la place de l'homme? Celui qui - absolu résume et résout toutes les contradictions? Celui qui - parfait laisse l'homme se vautrer dans son aliénation? Celui qui, par son image, est le Père auquel il faudrait renoncer et qu'il faudrait sainement tuer?

Les fondements philosophiques de la foi se sont écroulés depuis que Kant a mis en cause le principe de causalité, depuis que Hegel a fait de l'Absolu un absolu en devenir, depuis que Freud a découvert le Chef, haï et aimé de la horde primitive, depuis que Nietzsche a opposé la plénitude de l'homme à celle de Dieu, depuis que Marx a posé la non-existence de Dieu comme postulat nécessaire au devenir de l'homme.

Le Dieu des philosophes est mort. Bien mort.
Les Eglises, avec leurs rites et leur morale, sont mortes, et bien mortes. Encore que...
Pour moi et pour bien d'autres, le domaine du possible reste ouvert.
« Mon âme, n'aspire pas à la vie éternelle mais épuise le champ du possible », disait Pindare (3).

Pour moi, l'ouverture à Dieu est l'ouverture au possible. Ce possible qui échappe à la science (elle est du nécessaire) et qui ouvre... au possible.

Dieu est mort. Cela relève du nécessaire, de la nécessité, de la philosophie et de l'idéologie.
Dieu est possible
Cela, c'est la foi
Et ce n'est pas si bête
Si, par-delà un certain « nécessaire », on adhère à un possible encore certain.


Notes sur l'athéisme de Marx

Comme chacun maintenant le sait, Marx voit dans la religion l'opium du peuple, la fine fleur d'une aliénation dialectique dont la base est l'économie, et le sommet, la religion, base et sommet étant en constante interrelation dialectique. Le sommet soutient la base et est soutenu par elle, comme en certains travaux d'architecture contemporaine, qui parfois s'écroulent.

La béance de l'aliénation capitaliste, où l'homme est dépouillé du fruit de son travail, est vite colmatée par l'aliénation sociale (société de classes) laquelle ouvre à son tour une brèche que viendra colmater l'aliénation politique (classe dirigeante-classe dirigée), nouvelle béance que tenteront de combler la culture, (autre aliénation) et finalement la religion. Celle-ci, faisant croire à l'homme aliéné qu'il ne sera pleinement lui-même que dans une vie future et que toute l'aliénation qu'il vit est volonté divine, vient, en quelque sorte, cimenter toute l'édifice économico-socio-politico-culturel de la société aliénante et aliénée.

Sans Dieu, sans vie dans l'au-delà, sans volonté divine, sans ordre naturel créé par Dieu, l'aliénation de l'homme saute aux Yeux et, en conséquence, l'irréductible nécessité de la révolution prolétarienne. Dieu est comme ces vapeurs d'opium qui empêchent l'homme de voir que ce qui est est, et même de voir ce qui est.

La négation de Dieu est aussi logique et nécessaire dans la pensée de Marx que pouvait l'être l'existence du premier Moteur dans le système d'Aristote. C'est, dans les deux cas, logique, nécessaire, irréfutable.

Un siècle de discussions avec les marxistes, de controverses sur le marxisme, nous aura au moins appris cela. Marx, dans sa position de Marx, est irréfutable. Rien, ni personne ne peut l'invalider.

Il faut bien voir cependant qu'à poser une affirmation du genre « la religion est l'opium du peuple », on pose du même coup, quelque part, l'existence de quelque chose qui s'appelle la religion. De la même façon, poser Dieu comme un des lieux de l'aliénation de l'homme, c'est poser du même coup, quelque part, l'existence de « quelque chose » qui s'appelle Dieu. Dans une dialectique différente de celle de Marx, mais non moins rigoureuse, la négation pose quelque part une affirmation pour ensuite la nier, ce qui a pour habituel effet de renforcer l'affirmation de ce qui fut nié. A plus forte raison lorsque la négation devient militante... Cela relève de la logique, sans doute, mais aussi de la plus élémentaire observation du comportement humain.

Poser Dieu comme lieu de l'aliénation de l'homme, c'est dans la logique la plus stricte de la pensée marxiste. Mais, dans cette perspective, poser la non-existence de Dieu, c'est un total manque de logique. Cela reviendrait presque à dire que la société capitaliste n'existe pas parce qu'elle est un lieu d'aliénation. Je serais assez porté à croire que, pour Marx, il faut que Dieu n'existe pas, ce qui, on en conviendra, a fort peu à voir avec le fait qu'il existe ou non. Par contre, s'il est quelque chose ou quelqu'un dont on sait à coup sûr qu'il n'existe pas, c'est l'homme communiste, l'Homme avec un grand H, celui d'après la révolution prolétarienne (4). A vrai dire, cet Homme communiste n'existe pas plus que le Chrétien ressuscité, puisque tous les deux appartiennent au futur, dont une des caractéristiques indiscutables est de ne pas exister actuellement. »


Notes

1. Je ne résiste pas à l'envie, au plaisir de rapporter ce mot qu'on attribue à G. B. Shaw : « Le christianisme est la religion la plus extraordinaire qui ait existé. Dommage qu'on n'ait jamais tenté de la vivre. »
2. Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, N.R.F., p. 99.
3. Pindare, Pythique, III, 61.
4. Je ne fais pas ici la critique des sociétés communistes actuelles qui en sont encore théoriquement à la dictature du prolétariat. Je me situe à l'intérieur de la pensée de Marx, de son matérialisme dialectique et historique.

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