Petit monde
Les moralistes, de Montaigne à Nietzsche, font, dans leur oeuvre, une large place à l'aphorisme, au fragment. Dans ce premier chapitre de son livre, Louis Van Delft soutient que la notion de «petit monde» «rend compte dans une large mesure et de 1'essor du fragment». Il ajoute que le «petit monde» des anatomistes servira de modèle aux moralistes qui scrutent «1'intérieur de l'homme»: 1'«anatomie morale»-1'analyse psychologique - sera grandement redevable à cette figure.
Au cinquième soir, l'entretien de Fontenelle et de la marquise de G. roule, entre autres sujets, sur les «petits mondes». Au cours de leur précédente conversation, it était venu à la marquise cette pensée:
II n'y a point pour les hommes de caractère fixe et déterminé ; les uns sont faits comme les habitants de Mercure, les autres comme ceux de Saturne, et nous sommes un mélange de toutes les espèces qui se trouvent dans les autres planètes.
À quoi Fontenelle avait répondu: «A ce compte it est assez commode d'être ici, on y voit tous les autres mondes en abrégé1. De prime abord, les tournures «petits mondes»,, «mondes en abrégé» n'arrêtent aucunement l'attention, tant elles paraissent rebattues. Elles marquent pourtant un changement notable. Nous sommes bien en 1686; nous lisons bien l'oeuvre d'un «Moderne». L'«indicateur sémantique» est tout près de passer inaperçu, mais le simple passage du singulier au pluriel signale une évolution considérable dans l'histoire des idées : non seulement une imago mundi tout autre, mais aussi une tout autre lecture de l'homme. Faut-il le rappeler? Le promoteur de ces «nouveautés», ce n'est pas Fontenelle, qui fait oeuvre, ici, surtout de vulgarisateur. Mais les Entretiens participent bien, suivant les formules de Paul Hazard, «contre les croyances traditionnelles», à un «essai de reconstruction»2.
Aussi bien, en cette fin du siècle, «petit monde», sans être révolu, touche à la fin de sa carrière. Au singulier, l'expression, proche de sortir de l'usage, renvoie en droite ligne en amont, au passé. Mais à un passé prestigieux, à une histoire prodigieuse comme celle des oracles. Très peu de tournures peuvent se prévaloir d'aussi antiques lettres de noblesse. «Petit monde» -microcosmus- fait partie, au même titre que homo viator ou theatrum mundi, du petit nombre de métaphores sur lesquelles porte la culture occidentale. Elle est même plus riche, plus fondamentale que les deux autres. Comme celles-là, elle a partie liée et avec la spiritualité et avec la philosophie morale. La singularise son rapport organique aux sciences, à l'astronomie, à la cosmographie, à la médecine et même à divers savoirs hermétiques. Mieux qu'aucune autre, elle appartient au substratum culturel de 1'àge classique. C'est une pierre angulaire. Pour s'en convaincre, il n'est que de se reporter aux travaux majeurs de Conger ou de Cassirer3.
Un paradoxe se fait jour à ce point. Si, au XVIIe siècle, la notion de «petit monde» n'est pas loin de parvenir au terme de sa glorieuse course, elle n'est pourtant point du tout en passe d'être vidée de sens, ni de survivre seulement à cette Renaissance si proche où elle fut encore tant à l'honneur4. Bien au contraire, elle n'est en rien stérile, improductive. L'époque à laquelle le «monde clos» s'estompe devant 1'«univers infini» (Alexandre Koyré) est aussi celle où l'idée et la métaphore du «petit monde» se révèlent le plus fécondes. Dans l'ordre de l'analyse psychologique et morale, en particulier, elles engendrent une «explication de la nature humaine», dirait SaintÉvremond 5, parmi les plus fines et modernes. À 1'époque même où la notion est en train de se révéler inadéquate, non pertinente, elle jette pour ainsi dire ses derniers feux et, mieux qu'avant, se montre opératoire. Non pas sur le plan scientifique, mais sur le plan «poétique» : dans plus d'un ordre du savoir, c'est un ferment, un catalyseur.
Au vrai, la notion constitue un creuset. En elle viennent se conjoindre, pour donner naissance, par leurs interférences et leur fusion, à une «nouvelle anthropologie» (William G. Moore), des courants, des concepts, des modèles tant anciens que nouveaux, qui appartiennent aux domaines du savoir les plus divers, mais qui, tous, trouvent dans l'image si parlante de «monde» le plus efficace point d'ancrage, le plus commode point de convergence et le lieu le plus stimulant pour l'invention. L'on peut être déconcerté par la sorte de vogue que connaît la tournure «petit monde», précisément au temps où ce qu'elle connotait depuis des millénaires -abrégé, réplique, compendium de l'univers - est en passe de «déraper» complètement d'avec la réalité reconnue par l'observation et 1'expérience. Cela confirme seulement à quel point même la pensée scientifique se nourrit - Bachelard 1'a assez montré- d'images, voire de rêverie. La fortune de la représentation du «petit monde» tout au long de son histoire, et notamment quand le savoir positif lui oppose de flagrants démentis, s'explique assurément aussi par ses vertus toutes «poétiques». «Toutes les sciences sur-humaines s'accoutrent du style poétique», disait déjà Montaigne.
Dans la profuse richesse des occurrences et l'enchevêtrement des savoirs, on croit détecter quelques lignes de force. En tant que représentation centrale dans 1'ordre du savoir cosmographique, la notion de «petit monde» contribue de façon marquée à 1'essor de l'anthropocentrisme. Anthropocentrique par excellence, le «petit monde» des anatomistes servira de modèle aux moralistes qui scrutent «1'intérieur de l'homme»: 1'«anatomie morale»-1'analyse psychologique - sera grandement redevable à cette figure. Dans l'ordre de 1'écriture, enfin, même attraction et même emprise: la notion de «petit monde» rend compte dans une large mesure et de 1'essor du fragment et de la conception de 1'écrit moraliste comme 1'abrégé du théâtre ou du livre du monde.»
1.Bernard Le Bovier de Fontenelle, Entretiens sur la pluralité des mondes [1686], 1984, p. 141, 144, 130.
2. Paul Hazard, La crise de la conscience européenne (1680-1715) [1935], 1968, t. 1, 2e partie, «Contre les croyances traditionnelles, t. 2, 3e partie Essai de reconstruction».
3-George P. Conger, Théories of Macrocosms and Microcosms in the History of Philosophy [1922], 1967; Ernst Cassirer, Individu et cosmos dans la philosophie de la Renaissance [1927], 1983.
4. E. M. W Tillyard, The Elizabethan World Picture, 1956 [1943] ; Leonard Barkan, Nature's Work of Art. The human Body as Image of the World, 1975; Devon L. Hodges, Renaissance Fictions of Anatomy, 1985.
5.D'après la formule de Saint-Évremond, «expliquer la nature humaine» (Défense de quelques pièces de théâtre de Mr. Corneille, Oeuvres en prose, 1962-1969, vol. IV, p. 429).
6. Le Père Binet : «Comme l'homme est un petit abrégé de toutes les créatures, aussi sa voix est un petit monde ramassé de tous les fredons et passages de la nature et de 1'art» (Essai des merveilles de Nature et des plus nobles artifices, 1621, ch. 22, p. 500).